Aux dépens du Saint-Père (p. 50-66).
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Tome II, Leçon XII.

La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre

LEÇON XII


ANGÉLIQUE

Ah ! ma chère Marguerite, viens que je t’embrasse de tout mon cœur ; tu m’as rendu un grand service ; quelle reconnaissance pourra jamais m’acquitter envers toi ? Je conserverai, toute ma vie, le souvenir d’un bienfait si signalé. Je n’ai point un cœur ingrat, je sens l’étendue de ta complaisance, et je ne souhaite d’être riche et heureuse, que pour avoir le moyen et la joie de pouvoir satisfaire aux obligations que je t’ai.

MARGUERITE

Que de compliments avec votre très humble servante ! Lorsque je ne fais que mon devoir, quels droits puis-je avoir à votre reconnaissance ?

ANGÉLIQUE

Tu n’as fait que ton devoir ! Mais qui aurait pu exiger de toi de coucher à ma place, avec un vieillard dégoûtant ? Qui pouvait t’obliger à me céder ton cher cousin, pour que je goûtasse avec lui des plaisirs inexprimables ?

MARGUERITE

Votre mérite, mademoiselle, mon attachement pour vous, mon état de domestique, tout m’obligeait à cela.

ANGÉLIQUE

Ah ! ah ! tu ne sais pas mal tourner la flatterie ; je te passe celle-ci ; mais souviens-toi que je hais les éloges et que je m’en défie.

MARGUERITE

Eh bien ! permettez-moi donc de chercher toujours à vous plaire, mais jamais aux dépens de la vérité.

ANGÉLIQUE

C’est ce que je veux de toi ; j’exige que tu te gardes bien de me corrompre par des louanges exagérées et ridicules, mais que plutôt tu désapprouves librement en moi tout ce que tu y trouveras de blâmable.

MARGUERITE

Cela ne sied pas mal à une femme de chambre.

ANGÉLIQUE

Cela ne sied pas mal à une compagne chérie… Sais-tu bien que plus j’y réfléchis, plus je me persuade que tu n’es pas née pour servir ; que ton cousin n’est pas tel qu’il cherche à paraître ; que votre caractère, vos manières, votre langage même cachent quelque mystère ?

MARGUERITE

Cela pourrait être, mademoiselle, on sait que la nature est parfois fort capricieuse dans ses ouvrages. Il est des gens qui pourraient bien se passer de se rendre sujets des autres, mais qui se plaisent à préférer une douce servitude à une liberté brillante, mais ruineuse. D’autant plus que lorsqu’on est avec une maîtresse aussi digne, aussi aimable que vous… Vous direz que je vous flatte, et je ne veux pas vous déplaire.

ANGÉLIQUE

Mais dis-moi sincèrement, petite rusée, es-tu bien persuadée qu’il n’y a point de crime à faire de ces choses avec les hommes ?

MARGUERITE

Quelles choses ? Avez-vous peur de dire à foutre ? S’il y a crime ? Vous me faites rire ; est-ce là le fruit de vos leçons ?

ANGÉLIQUE

Il me semble que ton aveu simple et sans art aura plus de force sur mon esprit et sur mon âme que toutes les leçons de madame Marthe.

MARGUERITE

Me croyez-vous capable de faire une chose, quand je serais persuadée de commettre un crime en la faisant ? Croyez-moi, mademoiselle, quelques leçons de pratique persuadent beaucoup plus que plusieurs leçons de théorie.

ANGÉLIQUE

Je n’ai donc point fait de péché.

MARGUERITE

Votre discours me rappelle une question que fit un Juif à un Chrétien.

Ce Juif venait de manger du saucisson dans une auberge où il s’était arrêté pour se rafraîchir. Après qu’il l’eut mangé, il demanda au Chrétien qui était son compagnon de voyage :

« — Croyez-vous, mon ami, que j’aie commis un péché en mangeant du saucisson avec vous ? »

La première réponse du Chrétien fut un grand éclat de rire, ensuite il lui dit :

« — Ai-je fait un péché, moi ?

« — Non, mon ami, parce que votre loi vous le permet.

« — Et pourquoi votre loi vous le défend-elle ?

« — Je ne sais ; mais elle me le défend.

« — Votre loi est bien vieille !

« — Elle vient toujours de Dieu.

« — Et la mienne aussi. Or, y a-t-il de la contradiction en Dieu ?

« — Cela ne peut être.

« — Pourquoi donc permettra-t-il aux uns ce qu’il défend aux autres ? Quand vous avez mangé avez-vous cru faire un péché ?

« — Non, parce que j’ai un peu raisonné, et je me suis dit à moi-même : « Les pontifes romains parlent aux chrétiens de la part de Dieu, et ils leur permettent de manger du saucisson ; nos rabbins nous parlent de la part de Dieu, et ils nous le défendent ; ce n’est donc pas Dieu qui a parlé ; ce ne sont que les hommes. Pourquoi ferais-je un péché en mangeant du saucisson ? Tant de braves en mangent bien, et l’idée que nous avons d’un Dieu infiniment bon, comme il l’est en effet, car sans cela il ne serait point Dieu, est absolument impossible, avec l’idée d’un feu éternel prêt à dévorer un pauvre malheureux pour avoir avalé un morceau de saucisson… qui est si bon ! »

« — Vous êtes le meilleur philosophe du monde. »

Faites-en l’application, mademoiselle, et dites souvent en vous-même : « Peut-il y avoir du péché à manger du saucisson, qui est si bon ? »

ANGÉLIQUE

Cela est charmant ! Mais c’est moi qui en ai mangé du bon cette nuit ; quant à toi ma pauvre Marguerite, je crois bien que tu t’es levée avec la faim.

MARGUERITE

Pas tout à fait, mademoiselle. Ne savez-vous pas que, quelquefois, le plaisir de donner du plaisir est un grand plaisir ? Que dites-vous, mademoiselle, de ce joli jeu de mots ?

ANGÉLIQUE

Je comprends qu’il y a de la noblesse dans tes sentiments.

MARGUERITE

J’ai eu grand pitié de ce vieil invalide. C’est bien lui qui peut dire avec raison, que l’esprit est prompt, mais que la chair est faible.

À peine fut-il entré dans la chambre que je saisis une de ses mains, sur laquelle j’imprimai avec tendresse quelques baisers : mais je fis semblant d’être tout à coup agitée d’un tremblement universel et presque convulsif ; je poussai avec art un soupir affecté, et je jouai le rôle d’une personne dont le cœur est tout ému, et dont les pleurs sont prêts à couler. Nous n’avions point de lumière, mais la lune donnait en ce moment sur la fenêtre, et éclairait la chambre de manière qu’il pouvait voir ma taille, ma figure, mais non pas en distinguer les traits. En approchant du lit, je me laissai tomber sur une chaise ; il crut que j’allais perdre toute connaissance ; il approcha son visage du mien, et me dit tendrement :

— Rassure-toi, ma petite poule.

— Hélas ! dis-je en moi-même, hélas ! à bonne poule mauvais coq !

— On voit bien, ajouta-t-il, que tu es une terre neuve ?

— Qu’entendez-vous, monsieur, répondis-je d’une voix basse et plaintive, qu’entendez-vous par terre neuve ?

Une terre qui n’a point encore été défrichée.

— Je ne comprends pas ce mot défrichée.

— Tant mieux, ma chère.

— Parlez doucement, monsieur, je vous en prie, car mon père dort ici à côté, et nos chambres ne sont séparées que par une cloison de bois.

— Mets-toi au lit, mon amie.

— J’en ai bien besoin.

— Et moi aussi.

— Mais voudriez-vous coucher avec moi ?

— Et pourquoi non ? Je pourrais être ton grand papa.

— Oh ! pour cela oui ; cependant je n’ai jamais couché avec mon père.

— Mais je suis venu pour cela ; auras-tu le courage de me refuser ?

— Vous tiendrez-vous tranquille ? Votre âge m’en assure presque ; mais l’occasion fait souvent le larron, monsieur… Je vous assure qu’au premier attentat je pousse un cri et j’appelle mon père.

— Mais pourquoi m’as-tu permis d’entrer et à cette heure ?

— Madame Marthe m’a dit que vous vouliez m’entretenir, à l’insu de mon père, sur le dessein que vous avez formé de faire mon bonheur, et elle ne m’a rien dit davantage.

— Eh bien ! c’est tout dire, mon amie ; oui, je ferai ton bonheur, pourvu que tu fasses le mien.

— Dites ce que je dois faire pour vous rendre heureux, et s’il dépend de moi, je le ferai avec plaisir.

— Tu te contredis ouvertement, mon petit bijou ; tu aimes à me rendre heureux, et tu ne veux pas me donner ton pucelage ?

— Et il vous faut cela pour votre bonheur ? Mais si je perds ma vertu, je serai malheureuse toute ma vie ; que mes soupirs et mes larmes vous touchent, mon bon papa !

— Tu fais bien de m’appeler ton papa ; car tu seras ma fille ; je le jure, par tout ce qu’il y a de plus sacré sur la terre et dans les cieux !

Enfin, je me laissai gagner ; nous nous déshabillâmes, nous nous mîmes au lit. Je me prêtai d’abord fort nonchalamment à ses désirs ; je poussai ensuite quelques petits cris ; à la fin, comme par obéissance, je me soumis avec adresse à ses volontés.

Après un voyage court et pénible, il se coucha de tout son long, essoufflé, épuisé, presque mourant.

— Qu’avez-vous, cher papa, lui dis-je d’un ton doucereux, en essuyant son front trempé d’une sueur froide, vous trouvez-vous mal ?

— Non, ma chère, me répondit-il, d’une voix presque éteinte ; mais j’ai eu trop de peine à m’ouvrir le chemin du bonheur.

— Vous m’avez bien fait souffrir aussi ; répliquai-je ; je me sens toute inondée de sang ; vous m’avez blessée à mort, et vous dites que vous m’aimez !

— Oui, je t’aime, ajouta-t-il ; ne crains rien : ta blessure se guérira à force de la rouvrir.

Feignant d’avoir l’âme pénétrée de son état de langueur, je lui fis prendre quelques diablotins, de ceux faits avec art, où l’on mêle des mouches qu’on appelle cantharides ; j’en ai toujours une bonne provision pour m’amuser dans le besoin.

Il les avala avec avidité ; il crut se trouver mieux, peu de temps après, se sentant tout en feu.

— Oh ! ma chère, me dit-il, ta chaleur virginale m’enflamme, me donne de nouvelles forces, me rajeunit.

Il saute en selle, et fait un second voyage un peu plus agréable. Il se repose, il promène ses mains défaillantes, et manie tous mes membres ; il s’endort.

Moi, je ne ferme point l’œil : à peine l’aurore blanchit l’horizon, que je le réveille et je le prie de me quitter. Il veut tenter une troisième course, mais la source de sa passion est tarie ; il s’arrête en disant qu’il a pitié de moi et ne veut pas m’épuiser. Il renouvelle ses protestations, ses serments ; il se lève, s’habille ; j’ai le courage d’imprimer plusieurs baisers sur son visage décrépit ; je l’accompagne en chemise jusqu’à la porte de la chambre ; nous nous jetons au cou l’un de l’autre…

— Adieu, mon bon papa !

— Adieu, ma très chère fille !…

ANGÉLIQUE

Que tu as su bien jouer ton rôle ! Mais qu’est-ce que ces diablotins ?

MARGUERITE

Je vous en ferai voir. Ce sont de petites pâtes de chocolat, couvertes de petites dragées de non-pareille, où l’on mêle des cantharides : ces pâtes allument le feu dans le corps le plus glacé, et mettent la vieille rosse au trot, tête levée.

ANGÉLIQUE

Mais, es-tu bien sûre, ma chère Marguerite, qu’il ne te reconnaîtra pas en te revoyant, et qu’il ne s’apercevra point de sa méprise ?

MARGUERITE

Ne vous permettez aucun doute là-dessus. Vous devez vous parer tout de suite de ce joli bijou, le porter continuellement à votre cou, et il sera persuadé que c’est avec vous qu’il a eu affaire, comme c’est à vous qu’il a prétendu en faire présent.

ANGÉLIQUE

Dieu ! qu’il est beau ! C’est son portrait, sans doute, garni de diamants. Mais s’il est ressemblant, sais-tu que ce n’est pas une figure désagréable.

MARGUERITE

Les peintres ont assez la coutume de flatter leurs modèles ; mais cela ne fait rien… Mais ce portrait n’est pas le tout. En faisant le lit, j’ai trouvé, sous le chevet, cette tabatière en or qui renfermait ce portrait, et cent louis avec que j’ai eu la curiosité de compter. Prenez, mademoiselle, tout cela vous appartient.

ANGÉLIQUE

Mais comment veux-tu, ma chère, que j’aie le courage d’accepter et de retenir ce que personne n’a mérité que toi ? Pour le portrait, je ne m’y oppose pas, puisque c’est moi qui dois le porter ; pour la tabatière, à la bonne heure, puisqu’il pourrait me demander quelques prises de tabac, et je dois lui témoigner que ses présents me sont agréables : mais pour l’argent, je veux absolument que tu le gardes pour toi.

MARGUERITE

Non, mademoiselle, le plaisir de vous obliger me tient lieu de toute récompense.

ANGÉLIQUE

Et tu veux me couvrir de honte par ta générosité ? Si tu n’acceptes au moins la moitié de cet argent, en vérité, tu me mettras de mauvaise humeur.

MARGUERITE

Eh bien ! pour vous faire voir que je ne suis point opiniâtre, je l’accepte, et je vais tout de suite le partager avec mon cousin… Lui dirai-je que vous êtes contente de lui et de son saucisson ?

ANGÉLIQUE

Dis-lui que je l’aime, que vous m’êtes chers, et que je me trouve heureuse avec vous.

MARGUERITE

Voici madame Marthe qui va entrer, je vous laisse avec elle ; mais permettez-moi de vous prier d’être prudente, et de ne pas tout lui redire ; on ne doit jamais mépriser les bons conseils, par quelque bouche qu’ils puissent passer.

MARTHE

Bonjour, mademoiselle. Je viens vous apporter une nouvelle qui doit certainement vous combler de joie. Notre vieux fermier est tout à vous ; il vous affectionne, il vous aime éperdument ; vous avez su gagner son cœur et son bien.

ANGÉLIQUE

Hélas ! ce n’est pas moi, c’est la Marguerite ; c’est elle à qui j’aurai tant d’obligations.

MARTHE

Cela ne fait rien ; c’est vous qui êtes l’objet de ses vœux et de son amour. Dans la journée un notaire doit se rendre chez vous pour vous instituer son unique héritière ; il vient de me le dire. Il va bientôt vous envoyer deux de ses domestiques qui dépendront de vos ordres : un en qualité de cuisinier, et l’autre en qualité de valet de chambre. Celui-ci sera en même temps votre gardien, mais n’importe ; vous en êtes déjà prévenue ; un peu de patience, et votre fortune est faite. Vous voyez bien que mes prophéties commencent à se vérifier.

ANGÉLIQUE

Mais, ma chère Marguerite et son cousin ?

MARTHE

Ne soyez point en peine, je lui en ai parlé : il est très content que Marguerite soit votre femme de chambre, et que son cousin soit au service de votre père… Oserai-je vous demander des nouvelles de votre jeune marchand ?

ANGÉLIQUE

Il entra hier au soir, les larmes aux yeux ; il me dit que son père s’étant aperçu de son échappée, l’avait menacé de le faire enfermer dans un château, s’il découchait encore une fois. Moi-même j’eus la prudence de lui conseiller de se rendre de bonne heure au logis ; je lui parlai de mon oncle et de mon prétendu voyage ; il parut s’intéresser à mon sort ; nous fûmes heureux quelques instants, et nous nous quittâmes dans l’espérance de nous revoir à meilleure occasion.

MARTHE

Vous avez donc été veuve cette nuit ?

ANGÉLIQUE

Oh ! non, en vérité. Le petit cousin sut me faire des agaceries si piquantes, si gracieuses, si délicates, que je ne pus lui refuser de partager mon lit avec lui… Dieu ! quelle nuit délicieuse !

Tout ce que vous m’avez dit des domestiques me revenait à l’esprit, et j’avoue que, par moments, je sentais quelque répugnance à me livrer à ses embrassements ; mais il était si propre, si mignon, si jeune, si attrayant !

MARTHE

Ah ! mademoiselle, ma leçon sur les domestiques ne regarde que ceux d’autrui. Vous ne devez regarder ni Marguerite, ni son cousin comme des domestiques, ils n’en ont que l’apparence ; il y a là un mystère que vous découvrirez avec le temps. Mais dites-moi sans détour, n’est-il pas vrai que l’on trouve bien de l’agrément à changer d’objets et de plaisirs ?

ANGÉLIQUE

Je ne puis pas le nier, et ce qui me surprend le plus, c’est que je me sens un cœur capable de les aimer également l’un et l’autre.

MARTHE

Il vous arrivera, sans doute, que plusieurs objets vous seront également chers ; vous sentirez au fond de votre cœur une ardeur égale pour chacun d’eux ; cependant vous devez par prudence, persuader chacun d’eux en particulier, que vous n’aimez que lui seul. Car, pour ce qui regarde le petit cousin, c’est un original unique au monde ; plus il verra qu’on vous aime, et plus il vous croira aimable… Plus il verra d’adorateurs à vos pieds, et plus il se dira à lui-même : « Ma chère Angélique est vraiment adorable. »

Mais pour les autres hommes, ils sont en général trop jaloux, ils ont trop d’amour-propre ; ils ne souffrent point d’avoir des rivaux, avec qui disputer la possession d’un objet qu’ils aiment. Vous devez dire à chacun :

— Je vous jure que de tous les hommes je n’en puis pas aimer un plus tendrement que vous ; vous m’êtes uniquement cher, et c’est de vous seul que j’attends mon plaisir et ma félicité.

La Rhétorique des putains, figures
La Rhétorique des putains, figures

Écoutez cette historiette.

Une femme qui ne se contentait pas de son mari, jouissait en particulier de trois beaux moines : d’un jacobin, d’un bénédictin et d’un cordelier. Ces trois cénobites, par un étrange phénomène, étaient liés entre eux d’une amitié intime ; tous les trois, sans le savoir, buvaient à la même source de volupté.

« — Ah ! si vous saviez, disait le jacobin, quelle maîtresse j’ai le bonheur de posséder ! Elle m’aime plus que son mari, et, son mari excepté, elle n’aime personne que moi…

« — Oh ! pour la mienne, répliquait le bénédictin, je jure sur mon habit sacré, qu’elle n’a un cœur que pour moi, et qu’elle se souvient à peine d’avoir un mari…

« — Je jouis du même bonheur que vous, ajouta le cordelier.

« — Eh bien ! dit alors le jacobin, faites-moi le plaisir de venir demain matin, à neuf heures, prendre une tasse de chocolat avec moi. Vous aurez occasion de voir dans ma chambre ma belle conquête. Elle s’y rendra en habit de jeune voyageur, comme si elle venait m’apporter des nouvelles de mes parents. C’est un pari que j’ai fait avec un de mes confrères et je suis sûr de le gagner.

« Pour l’engager à venir me voir, je lui ai fait un petit conte ; je lui ai dit que notre prieur, ayant soupçonné ma conduite, m’a condamné à garder ma chambre, comme un prisonnier. Elle a pleuré et m’a protesté qu’elle ne pourra jamais rester un seul jour sans me voir. Je vous attends donc pour partager ma joie, mais non pas mon butin. »

Le lendemain, ils ne manquèrent pas d’aller prendre le chocolat ; mais quelle fut leur surprise, quel fut leur étonnement, de trouver dans le jeune voyageur, la même femme, la même monture dont ils se servaient dans leurs voyages apostoliques !

Cette femme adroite prit sur-le-champ son parti, sans se déconcerter, elle les embrassa tendrement tous les trois, l’un après l’autre, et dit :

« — Mes révérends pères, vous savez que la Sainte Écriture soutient ouvertement que la vulve ne dit jamais : C’est assez. Vous devez donc me tenir pour une femme bien vertueuse si, après mon mari qui me fait souvent jeûner, je me contente de vous trois. Oui, je vous aime de tout mon cœur tous trois, et chacun de vous en particulier ; et j’espère que vous continuerez, tous trois, à me donner des marques sensibles et réitérées de votre amour. Souhaitez-vous que je vous explique mes intrigues à votre égard ? Mon mari est presque toujours dehors, et je vous faisais accroire qu’il était presque toujours au logis. Chacun de vous avait ordre de ne point entrer chez moi, avant de voir un signal sur ma fenêtre. Ce signal était un vase de fleurs ; mais chacun de vous avait sa fleur, différente de celle des autres… »

Elle voulait continuer, mais les saints frères l’interrompirent par des éclats de rire immodérés… Ils déjeunèrent en paix, et toujours en riant de cette étrange aventure ; après quoi, pour resserrer les nœuds de leur amitié, ils versèrent et burent tour à tour d’une même liqueur dans le même verre.


La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre
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