Aux dépens du Saint-Père (p. 13-25).
Leçon II.  ►
Tome I, Leçon première.

La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre

LEÇON PREMIÈRE


Marthe ne manqua pas d’aller le lendemain donner sa première leçon. En approchant de la maison d’Angélique, elle fut étonnée de la voir à la fenêtre, les jalousies étant ôtées. Angélique descendit vite pour lui ouvrir.

— Venez, ma bonne, lui dit-elle d’un air enjoué, je vous attendais avec la dernière impatience ; j’ai bien des choses à vous dire.

MARTHE

Mademoiselle, la joie qui éclate sur votre visage ranime mes esprits. Mais votre père est-il au logis ?

ANGÉLIQUE

Je l’ignore ; mais qu’il soit sorti ou non, cela ne nous fait rien… entrez… asseyez-vous.

MARTHE

Si votre père nous surprend ensemble, vous croyez donc…

ANGÉLIQUE

Il sait déjà que vous êtes venue ici et il n’en est point fâché… Ah ! vous froncez le sourcil d’étonnement ? Écoutez-moi, s’il vous plaît. Vous ne fûtes pas plutôt sortie de chez moi, qu’adieu le travail ; je pris votre livre, et je le parcourais rapidement. J’étais attachée avec tant d’avidité à la lecture de ce nouveau traité de morale, que je n’entendis point mon père lorsqu’il entra. Il était même dans mon cabinet, à côté de moi, et je continuais à lire sans l’apercevoir…

— Bon ! bon ! s’écria-t-il…

À ces mots, je tressaillis de peur, le livre me tomba des mains, une pâleur mortelle couvrit mes joues, je me jetai à ses pieds toute tremblante, et je m’attendais au moins aux reproches les plus sévères.

— Lève-toi, me dit-il d’une voix tranquille, tu ne connais pas bien mon cœur : j’aime à voir que tu te prêtes enfin à la lecture de cette sorte d’auteurs. Voici les livres qui dégourdissent l’esprit, qui le forment, qui le cultivent, qui le perfectionnent ; tu commenceras, sans doute, à te façonner, à te polir pour le commerce du monde.

— Ah ! mon père, accablez-moi plutôt des reproches les plus durs ; punissez-moi, si je vous déplais ; car vos louanges renferment une ironie trop sanglante.

— Point du tout, ma fille, — et, en disant cela, il me serra dans ses bras avec la plus grande tendresse, — l’exemple que ta mère te donna ne saurait jamais diriger tes pas dans le monde ; toutes ses vues, et tu n’ignores pas que j’en témoigne de temps en temps mon indignation, toutes ses vues, dis-je, ne tendaient qu’à te rendre ennemie de la société, qu’à t’inspirer le désir insensé d’être toute ta vie emprisonnée dans un couvent. Que dirait-elle, si elle vivait encore, en voyant que nous allons abolir ces retraites de la fainéantise et du désespoir ? Elle s’écrierait, sans doute : « Voilà comme l’on défend la religion en France ! » Pour moi, je me réjouis de pouvoir donner une bonne citoyenne à l’État ; il n’y a que ces livres qui puissent dissiper les préjugés impérieux et effacer les dangereuses impressions d’une mauvaise éducation. L’homme est fait pour vivre heureux, la femme est faite pour le rendre tel, voilà l’ordre de la nature : une fausse dévotion nourrie par la lecture des livres qui ne sentent que le monachisme, ne sert, sous le masque de la vertu, qu’à nous rendre bourrus, chagrins, misanthropes, malheureux… Je ne dis pas que tu passes d’une extrémité à l’autre ; tu as assez d’esprit pour éviter les excès et pour ne t’attacher qu’au milieu. Ah ! si j’avais de l’argent, je ne tarderais pas un instant à te procurer un ajustement de goût et avantageux à ta beauté… Oui, tu es assez bien faite, et d’une figure distinguée ; mais on ne regarde aujourd’hui qu’aux habillements. Quoique pauvre de biens, si tu étais parée… quelqu’un pourrait se présenter… tes traits, tes manières pourraient fixer son cœur… il saurait nous tirer de l’état affreux qui nous accable.

Encouragée par ce discours, je m’écriai :

— Ah ! mon père, je vois que la providence qui dirige tous les événements de ce monde, nous a ménagé une ressource et va seconder vos désirs. Hier, pendant que vous étiez dehors, au moment où je venais d’achever une neuvaine que j’avais faite à la Sainte-Vierge, une bonne femme, — et je lui traçai votre portrait — me porta cette bourse, où il y a bien des louis ; mon cœur et ma main refusèrent constamment ce don suspect ; mais elle eut la ruse de la laisser sur la chaise, comme par mégarde, en sortant.

Voilà, ma bonne, le premier mensonge qui a souillé ma bouche ; il était certainement écrit sur mon visage que je sentis tout en feu ; mais mon père n’y fit pas attention, ou fit semblant de ne pas s’en apercevoir.

— Cette bonne vieille, continuai-je, m’assura que c’était un jeune militaire qui, dans une bonne vue, nous faisait ce présent ; que ce jeune homme avait jadis fréquenté notre maison, et que nous ayant connus dans l’opulence, vus ensuite dans la misère, il avait fait vœu, à la dernière guerre, de nous prêter des secours, s’il en revenait victorieux. Elle me laissa enfin ce livre, en disant : « On croit que vous pensez à vous cloîtrer, mais lisez ce livre, et vous changerez d’avis. » Je commençais à le parcourir avec distraction, lorsque vous êtes rentré ; mais si vous jugez sérieusement que la lecture en soit dangereuse, je le rendrai, ou je le jetterai au feu.

Vous voyez, ma bonne, que ce n’est que le premier pas qui coûte, et que la langue une fois déliée pour la fausseté, n’a plus aucune peine à mentir.

Mon père ne fit que parcourir la table du livre, puis il le remit entre mes mains en souriant : il prit d’un air satisfait la bourse et l’argent ; il sortit, et une heure après, il revint avec une marchande de modes et une tailleuse. Ah ! ma bonne, quel plaisir pour moi de pouvoir, après plusieurs années, recommencer ma toilette, paraître dans le monde, voir, être vue, plaire… Dieu ! que mon cœur ne peut contenir la joie dont je me sens transportée !

MARTHE

Je prévoyais bien qu’un heureux succès couronnerait mes soins. Il y a des pères qui prétendent faire aimer la vertu à leurs enfants, quand ils ne la pratiquent pas eux-mêmes ; et l’on sait bien que, si l’exemple que l’on donne est en contradiction avec les préceptes, ceux-ci ne sont jamais sacrés, ni indélébiles. Mais puisque votre père, après sa mauvaise conduite, ouvre votre cœur aux sentiments délicieux de la liberté et de l’amour, cela doit faire taire bien des scrupules…

Voulez-vous donc prendre votre première leçon ?

ANGÉLIQUE

Oui, ma bonne, mais qu’elle ne soit pas longue, parce que j’attends la tailleuse.

MARTHE

Je dépêcherai ; écoutez-moi très attentivement. Je vais donc vous prouver évidemment que vous êtes maîtresse absolue de votre petite affaire, que vous êtes en pleine possession de votre corps, et que vous pouvez, sans scrupule, en faire toujours ce que bon vous semble. Ma proposition vous paraît étrange ; vous direz peut-être qu’elle choque horriblement le bon sens, la bienséance et l’honneur. Mais je saurai bien la confirmer et la mettre en évidence par des exemples, par des autorités, et par la raison même qui, bien éclairée, doit être le guide fidèle de nos actions.

ANGÉLIQUE

Eh ! bon Dieu ! Vous allez me faire un sermon divisé en trois points. N’oubliez pas, je vous prie…

MARTHE

Que vous attendez la tailleuse. Que cela ne vous empêche pas d’avoir attention à ce que je vais vous dire. Je commencerai d’abord à vous prouver ce que j’avance, par des exemples incontestables, et ma première leçon finira quand il vous plaira.

L’homme est né libre, et la nature prévoyante et industrieuse lui a donné un penchant insurmontable au plaisir… Vous savez bien, mademoiselle, que lorsqu’on dit homme, on dit l’un et l’autre sexe.

ANGÉLIQUE

Ah ! ma bonne, cette proposition me fait bien rire. Elle me rappelle une jolie historiette que me fit une de mes amies, quand j’étais pensionnaire dans le couvent, mais que j’ai presque entièrement oubliée… Un certain prêtre… le jour des Cendres… était bien embarrassé, ne sachant ce qu’il devait dire aux femmes… De grâce, si vous savez cela ne me privez pas du plaisir de l’entendre.

MARTHE

Mais, mademoiselle, pourquoi voulez-vous m’interrompre, et m’obliger à sortir du sujet de notre entretien ?

ANGÉLIQUE

Ayez, je vous prie, cette complaisance pour moi, et vous me verrez toujours la plus grande docilité à vos instructions. Vous venez de me dire que l’homme est né libre ; pourquoi ne voulez-vous pas que je sois libre de vous interrompre et de vous faire des questions ? Tout servira à m’instruire, ma bonne.

MARTHE

Je vois bien qu’il n’y a pas moyen de reculer. Il y eut un prêtre, en Italie, qui avait fait si bien ses études, qu’à peine savait-il lire le noir sur le blanc. Il venait d’être consacré, lorsque le mercredi des Cendres, s’étant levé de très bonne heure, il se rendit chez son oncle qui était curé, et lui dit :

« — Je dois, ce matin, pour la première fois donner les cendres ; je sais bien qu’il faut en marquer le front des fidèles en forme de croix, mais on ne m’a appris qu’une formule que je trouve bien imparfaite : « Ô homme, souviens-toi que tu es poudre, et que tu retourneras en poudre ». Cela va bien pour les hommes, mais pour les femmes, que devrai-je leur dire ? »

Le bon curé rit d’abord aux éclats, puis il répondit :

« — Ta tête est celle d’une bête : homme et femme ne doivent faire qu’un. »

Le neveu le remercia et sortit, bien persuadé que les mots que son oncle venait de prononcer étaient la formule dont il devait se servir en donnant les cendres aux femmes. Il écrivit ces paroles sur un morceau de papier, les étudia longtemps pour les apprendre par cœur ; mais sa mémoire était si heureuse, que quand il fut à l’autel, il ne s’en souvenait plus que confusément. On vous dira peut-être qu’il avait mis le morceau de papier dans le gousset de sa culotte ; cela est très vrai.

Pour se tirer d’affaire, que fit-il, que dit-il ? Lorsqu’un homme se présentait, il lui disait bien : « Ô homme, souviens-toi, etc. » ; mais quand une femme se mettait à genoux devant lui, il lui disait : « Mon intention est de vous faire la cérémonie, selon ce que j’ai dans ma culotte.» Certainement, il prononçait ces mots sans malice ; mais une vieille baveuse fut tellement scandalisée de cette cérémonie, qu’en sortant de l’église, elle alla le dénoncer charitablement devant le tribunal de l’odieuse Inquisition ; et le pauvre prêtre tomba bientôt entre les griffes de ce monstre horrible, qui est bien terrassé, frappé, mais qui malheureusement respire encore.

ANGÉLIQUE

En vous remerciant, ma bonne, continuez à présent votre leçon.

MARTHE

L’homme est né libre, et un penchant invincible attire un sexe vers l’autre. La nature qui a donné à presque tous les corps une vertu attractive, n’a pas manqué de la donner surabondamment à son chef-d’œuvre, à l’homme et à la femme. Mais cette qualité, cette vertu qui, dans les autres corps s’appelle attraction, dans l’homme et la femme doit s’appeler plus proprement : con-vit-traction. L’homme et la femme font donc un grand tort à la nature toutes les fois qu’ils ont la témérité ou la folie de contrarier cette liberté, de résister à cette irrésistible convittraction.

Tel a été le sentiment de l’antiquité la plus reculée. Dans ces temps heureux, où il n’y avait pas tant de livres barbouillés par la main des hommes qui se disaient inspirés d’en haut, nos vieux pères n’écoutant d’autre voix que celle de la nature, ne pensaient qu’à se convittriser, qu’à croître, qu’à multiplier. La libre union des deux sexes, loin d’être considérée comme une action criminelle ou blâmable, était au contraire regardée comme un acte solennel d’obéissance à la loi de notre mère commune ; et tous ceux qui se distinguaient le plus dans ce grand œuvre d’humanité, entendaient partout sonner leurs louanges ; ils étaient comblés d’honneurs pendant leur vie, et, après leur mort, ils obtenaient des temples et des autels.

Cela est si vrai que, même après leur apothéose, ces héros déifiés, selon le témoignage de leurs prêtres, quittaient souvent leurs demeures célestes pour venir ici-bas baiser des filles et des femmes.

Vous direz sans doute que le témoignage de ces prêtres est faux ; j’en demeure d’accord : mais croirez-vous mieux au témoignage de nos pontifes et de nos moines, lorsqu’ils ont fabriqué tant de prodiges pour déifier leurs confrères ? Il a toujours fallu des miracles pour le peuple qui n’aime que le merveilleux. Or les faux miracles de l’antiquité servaient au moins à établir des vérités innées et conformes au vœu le plus ardent de la nature ; au contraire, les miracles inventés par nos ecclésiastiques ne servent qu’à établir des dogmes incroyables et des maximes absurdes contre nature. D’où vient que ces prodiges ont cessé ; que nos pontifes mêmes ont supprimé ces impostures dans des temps plus éclairés ? Il n’y a plus que quelques-uns du bas peuple qui se laissent encore éblouir par le récit de nos vieux miracles. Au contraire, la Mythologie grecque, quoique embellie par des faits surnaturels, même inventés, méritera toujours l’admiration de la postérité la plus éloignée. Mais remettons-nous en chemin, et commençons par Jupiter, le premier dieu des payens.

Il fut d’abord épris d’amour pour sa sœur, et comme il aimait souvent à se métamorphoser, il se déguisa en coucou pour s’amuser avec elle. Il vola dans ses mains, puis sur son sein, puis plus bas, et cherchait à donner des coups de bec dans son nid. Junon s’aperçut du stratagème, et consentit bien à prendre l’oiseau dans la cage, mais à condition qu’elle deviendrait sa femme, et cela fut fait.

ANGÉLIQUE

Frère et sœur ? Mon Dieu !… mais pourquoi se métamorphoser en coucou ?

MARTHE

Ah ! mademoiselle, sachez que la Mythologie grecque, outre les vérités naturelles qu’elle renferme, est pleine d’allégories les plus ingénieuses. Jupiter prévoyait bien que sa sœur voudrait devenir son épouse : il se déguisa en coucou, parce que cet oiseau est le symbole du mariage, de même que la colombe est le symbole de la simplicité ; le renard, de la ruse ; le lion, de la valeur ; le chien, de la fidélité, etc… Car qui dit coucou, dit cocu ; et l’on sait bien que cocuage et mariage sont presque synonymes.

Il vit après la belle Europe, fille d’Agénor, roi de Phénicie, et l’enleva sous la figure d’un taureau, la tenant bien serrée avec sa queue.

ANGÉLIQUE

Sous la figure d’un taureau ? Quelle allégorie y trouvez-vous, ma bonne ?

MARTHE

Cela signifie que lorsque les hommes ont tenté inutilement tout autre moyen, ils emploient, pour réussir, la force et la violence, dont le taureau est le symbole. Il aima encore la belle Antiope, et la surprit sous la figure d’un satyre.

ANGÉLIQUE

Donnez-m’en, je vous prie, l’explication allégorique ?

MARTHE

On sait qu’un satyre est moitié homme, moitié bouc ; et comme le bouc a plusieurs chèvres qui lui sont soumises, il se métamorphosa de la sorte, pour faire voir qu’on n’est pas obligé de boire toujours dans le même verre. Il baisa aussi Léda, fille de Pindare, sous la figure d’un cygne ; cet oiseau est le symbole de la poésie : cela signifie donc que composer et chanter des chansons amoureuses à la louange de sa maîtresse, est le moyen le plus propre pour gagner son cœur. Il se glissa dans la tour de Danaé, métamorphosé en pluie d’or ; cela prouve évidemment que pour ouvrir la porte du Paradis, le moyen le plus assuré est d’avoir une clef d’or.

ANGÉLIQUE

Permettez-moi de vous dire ouvertement ce que je pense. Cette métamorphose me plaît beaucoup plus que toutes les autres, et… mais on frappe à la porte… C’est la tailleuse… À demain, ma bonne.