Aux dépens du Saint-Père (p. 26-38).
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Tome I, Leçon II.

La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre

LEÇON II


ANGÉLIQUE

Venez, venez, ma bonne. Ah ! si vous saviez quel songe j’ai eu cette nuit ! Je vous attendais avec la dernière impatience pour vous en parler. Vous en rirez peut-être, et j’en ai ri moi-même, étant éveillée. Par malheur, les songes ne sont que mensonges.

MARTHE

Ne dites pas cela, mademoiselle. Cela est vrai quelquefois, mais pas toujours ; autrement nous devrions regarder avec mépris tant de mystères incompréhensibles qu’on nous propose à croire, qui cependant ne sont fondés que sur des songes. Qu’avez-vous rêvé, mademoiselle ?

ANGÉLIQUE

Mon Dieu ! j’ai rêvé que j’étais métamorphosée en serrure ; qu’un petit dieu s’est présenté pour m’ouvrir, et qu’il m’a ouverte avec la plus grande facilité, parce qu’il avait empoigné une grosse clef qui me paraissait d’or massif… le trou petit, la clef grosse, mais d’or… j’y vois du mystère ; mais, hélas ! on m’a dit mille fois que c’est en sens contraire qu’un songe s’interprète.

MARTHE

Pas toujours, mademoiselle. En général les songes sont le tableau de notre vie. Il est très naturel que nos idées, particulièrement lorsqu’elles deviennent familières et vives, se retracent pendant le sommeil. Ce songe doit donc vous rappeler notre entretien : hier nous avons parlé de Jupiter, de la tour de Danaé, de la pluie d’or ; vous avez fait tout de suite une bonne réflexion, et vous avez dit que vous trouviez cette métamorphose beaucoup plus agréable que toutes les autres. Je veux croire que vous languissez d’être pleinement convaincue que l’on peut, sans scrupule, et ouvrir et se laisser ouvrir ; peut-être que dans cette douce idée vous vous êtes endormie ; y a-t-il rien de plus naturel que d’avoir songé à la petite serrure et à la grosse clef ? Cette clef était d’or ; vous devez donc en tirer d’heureux présages, et prévoir le sort agréable qui vous attend.

ANGÉLIQUE

Dieu veuille que ces pressentiments ne me trompent point. Mais, continuez, s’il vous plaît, à m’instruire.

MARTHE

Je ne vous entretiendrai plus sur les artifices et les déguisements dont Jupiter se servait pour s’unir aux belles mortelles. Il suffit de vous dire que, malgré toutes ces convittractions, que nos dévots appelleraient des énormités, les sages payens en firent leur premier dieu, lui donnèrent un trône éclatant et plus élevé que celui des autres immortels, et lui attribuèrent ces sublimes prérogatives qui ne conviennent qu’au maître absolu de la nature.

ANGÉLIQUE

Parlez-moi donc des autres dieux. J’imagine bien que si le premier dieu était si vaillant, les autres n’auront pas prêché le célibat, ni la chasteté.

MARTHE

Il n’était réservé qu’à nos vieux pontifes de prêcher une doctrine si dénaturée.

Apollon aima à monter à cheval aussi bien que Jupiter, son père.

Neptune épousa bien Amphitrite, mais la belle Scylla lui fit changer de monture.

Le dieu Pan savait parfaitement bien jouer de la flûte, et les Nymphes qui fuyaient ses poursuites étaient sur-le-champ métamorphosées en roseaux, en pierres, etc. Vous voyez que la pruderie ne plaît point aux dieux.

Encore deux mots sur Priape, qu’on peut, avec justice, appeler le dieu de la convittraction. Comme dans nos temples on voit suspendre des yeux, des oreilles, des bras et des jambes, en témoignage de guérisons qu’on croit opérées par les prières de nos saints, de même on voyait les temples de Priape couverts partout de Cons et de Vits, en témoignage des courses victorieuses qu’on avait faites dans les Pays-Bas.

ANGÉLIQUE

Mais vous ne m’avez parlé que des dieux. Je m’étonne que vous ne me disiez rien des déesses, et de Vénus en particulier.

MARTHE

Cette déesse est si connue de tout le monde, que je croyais inutile de vous en parler. Y a-t-il quelqu’un qui ignore ses galanteries ? On sait que son plaisir était de couronner hautement le pauvre Vulcain, son époux, et qu’elle s’attachait tour à tour à Mercure, à Mars, à Bacchus, à Anchise, à Adonis. Enfin, pour conclure, je vous dirai qu’il n’y avait point de pays, où quelque dieu ne descendît de temps en temps du ciel pour coucher avec des femmes. Parlons, maintenant, des exemples que…

ANGÉLIQUE

Ma bonne, je veux vous faire auparavant, si vous me le permettez bien, une petite objection. On me parlait, dans le couvent, de deux déesses, Diane et Faune. Pour m’engager au célibat, on me disait que, parmi les payens, on respectait Diane, parce qu’elle avait gardé une virginité perpétuelle, et qu’elle voulait que ses nymphes fissent avec elle ce vœu singulier ; qu’elle chassa de sa compagnie la nymphe Calisto, parce qu’elle s’était laissé surprendre par Jupiter ; et qu’elle changea en cerf le pauvre Actéon, et le fit dévorer par ses propres chiens, parce qu’il avait eu la curiosité de la regarder dans le bain.

En cas de mariage, on me proposait l’exemple de Faune, en me disant que cette femme fut mise au nombre des immortelles, parce qu’elle se contenta toujours d’un seul homme ; et qu’aussitôt que son mari fut mort, elle lui garda une fidélité si exacte, qu’elle ne sortit pas de sa chambre le reste de sa vie, et qu’elle ne parla depuis à aucun homme. Qu’avez-vous à répondre à tout cela, ma bonne ?

MARTHE

Ah ! ah ! mon rire est ma première réponse. Ne savez-vous pas, mademoiselle, que Diane est le vrai modèle de nos dévotes hypocrites ? On appelle Diane la déesse triforme, parce que, ayant à faire trois fonctions différentes, elle avait aussi trois noms, et soutenait trois caractères bien différents. Dans le ciel, on l’appelait la Lune, et alors elle était changeante, capricieuse, et se plaisait fort bien à faire les cornes. Dans les enfers, on la nommait Hécate, et elle était alors cruelle et impitoyable. Ce n’était que sur la terre et dans les forêts qu’elle était, ou paraissait au moins, chaste et d’une délicatesse extrême sur l’honneur. Peut-on être chaste et aimer excessivement les sociétés et les festins ? Diane les aimait tellement que le roi de Calydon ayant régalé tous les dieux, à la réserve de Diane, parce qu’il croyait offenser sa pudeur en l’y invitant, cette déesse irritée s’en vengea en envoyant sur les terres de ce prince un énorme sanglier qui y fit d’affreux ravages.

Enfin, on sut bien découvrir ses amours avec Endymion, berger de la Carie. Voilà votre Diane, et son beau vœu de virginité perpétuelle. Vous pouvez voir si j’ai eu raison de vous dire que cette déesse est le plus parfait modèle de nos dévotes hypocrites, ou pour mieux dire de nos dévotes triformes : car dans les rues et dans les églises elles sont des anges ; dans leur maison elles sont des diables ; mais dans certaines sociétés, pendant certains tête-à-tête, elles savent bien s’amuser avec leurs Endymions.

L’exemple de Faune me fait bien rire davantage. Une femme qui perd son mari lorsqu’elle a passé l’âge mûr, qui décline à la vieillesse, dont le visage est décrépi, et le sein tombe en ruine, fait prudemment, si elle méprise le monde qui la fuit déjà, puisque l’on n’allume plus de chandelles devant les vieux saints. De même qu’une vieille marchande de modes qui, n’ayant plus chez elle que de vieux chiffons, et se voyant par malheur dans l’impossibilité de rajeunir son étoffe, se met à prêcher contre le luxe, et ferme sa boutique, en disant qu’elle déteste un si vilain métier.

ANGÉLIQUE

Je vois bien, ma bonne, que vous voulez avoir toujours raison.

MARTHE

Parlons maintenant des exemples que nous donnent les différents peuples qui fourmillent sur cette petite boule qui roule sous nos pieds, et vous verrez que leurs usages établis, consacrés même par leur religion, confirment de plus en plus ma proposition, c’est-à-dire que nous sommes en pleine possession de notre corps, et que nous pouvons, sans scrupule, en faire toujours ce que bon nous semble.

Voyons d’abord ce que pensent bien des peuples sur cette œuvre d’humanité qu’on appelle chez nous le péché de fornication.

Tout le monde sait que l’empereur de la Chine, le roi de Pégu, le Grand Turc, et tant d’autres monarques, ont des couvents, c’est-à-dire des sérails, où ils gardent plusieurs milliers de filles pour leurs menus plaisirs, et leur religion se garde bien de les condamner pour

cela.
La Rhétorique des putains, figures
La Rhétorique des putains, figures
ANGÉLIQUE

N’est-ce pas à ces filles que nous donnons le nom odieux de con…cu…bines ?

MARTHE

Précisément.

ANGÉLIQUE

Savez-vous, ma bonne, que, ayant entendu plusieurs fois parler de David et de Salomon, je disais en moi-même : « Si ces hommes faits selon le cœur de Dieu avaient tant de filles soumises à leur sceptre et à leurs volontés, comment se peut-il que la fornication soit un péché ? »

MARTHE

Savez-vous, mademoiselle, que vous raisonnez fort bien. Il est vrai que ces œuvres d’humanité, selon nos préjugés, ne devraient pas, à la rigueur, porter le nom de fornication, mais plutôt celui d’adultère ; car ces monarques dont je vous ai parlé, sont mariés, comme l’étaient les deux rois que vous venez de nommer. Mais comme il s’agit de convittraction entre hommes et filles, le nom de fornication n’y sied pas mal. Continuons.

Dans le royaume de Pégu, les pères et les mères louent aisément leurs filles. Les étrangers peuvent s’en servir autant qu’ils le veulent ; et après leur départ, les filles rentrent dans la famille et sont les bienvenues.

Les Siamois, lorsqu’ils portent en procession leurs idoles, c’est-à-dire leurs saints, dansent autour de leurs statues avec des filles ; cela est un acte de religion pour eux, et ces danses sont si légères, si voluptueuses, si pleines de grâces et d’expression, qu’enfin, à force de sauter, ils tombent les uns sur les autres, et font publiquement la danse de la laitière.

Dans le Mogol, à l’occasion que les bramines — les prêtres — doivent porter leur dieu en procession, il leur faut choisir une jeune et belle fille indienne pour être l’épouse du dieu. Vous voyez bien qu’il leur est nécessaire d’en sonder plusieurs avant que d’en trouver une qui mérite de plaire à la divinité. Heureuse la choisie ! Elle est menée en triomphe et en procession à côté du dieu, et elle passe la nuit dans le temple entre les bras de ce dieu, qui change de figure autant de fois qu’il y a de prêtres.

ANGÉLIQUE

Mais est-ce que cette fille croit vraiment jouir de son dieu ?

MARTHE

Les prêtres ont toujours eu, et auront toujours, si on les laisse faire, le pouvoir magique de faire croire ce qu’ils veulent aux peuples crédules, puisqu’ils sont parvenus à nous faire croire que nous avons le bonheur de manger notre Dieu. N’est-il pas vrai que nos moines et nos prêtres ont dernièrement fait croire au peuple brabançon, que les Saints et la Vierge Marie ont quitté le ciel pour venir combattre avec lui, et favoriser la rébellion ? Mais cette fille dont nous parlons, pouvait bien faire la simple, et sachant que son dieu n’était qu’une statue, s’accommoder de bonne grâce avec ses ministres, et s’en trouver mieux.

Dans le royaume de Golconde, les filles qui ouvrent boutique à tout acheteur, forment la cinquième tribu ; car on en compte quelquefois plus de vingt mille. Mais cette profession n’a rien de déshonorant pour elles.

Dans la Guinée, aussi bien que dans le Pégu et dans le Brésil, les pères et les mères offrent de bon cœur leurs filles et sœurs aux étrangers, et ils regarderaient comme une insulte marquée, si on les refusait.

ANGÉLIQUE

Je pense qu’elles essuyeront rarement un refus.

MARTHE

Elles ne l’essuyeraient jamais si elles étaient aussi jeunes et aussi belles que vous l’êtes.

ANGÉLIQUE

Flattez-moi moins, et instruisez-moi mieux.

MARTHE

Parmi les nègres de la Côte d’Or, on ne reproche jamais aux filles les effets ou les suites du commerce naturel ; même on les estime davantage pour leur qualité de se rendre communicables ou communicatives.

Dans le royaume de Kakongo et d’Angoy, lorsque quelqu’un meurt, leur religion leur impose de sacrifier quelques poules, pour marquer, sans doute, que le mort avait été un bon coq. On se met à table ; après le repas il y a un grand bal dans l’obscurité de la nuit. On y invite tout le monde au son du tambour, pour marquer qu’on va battre la caisse. En effet, les garçons et les filles, les hommes et les femmes se mêlent, et dansent jusqu’à ce qu’ils se trouvent tous trempés de sueur et hors d’haleine. La veuve même ne peut pas refuser ses faveurs à quiconque les lui demande, sous la condition de ne point parler pendant que l’on est en fonction avec elle. Vous savez bien, mademoiselle, qu’il est toujours pénible à une fille et à une femme de ne point parler ; mais dans certaines occasions, quand une bouche travaille, l’autre peut bien se taire.

ANGÉLIQUE

En vérité, je crois que cet usage était aussi établi parmi les Juifs ; car je me souviens, quoique confusément, d’avoir lu qu’un sage de cette nation disait que c’était une bonne chose que d’aller dans une maison de deuil.

MARTHE

Ah ! que cette réflexion est charmante ! Je ne désespère point de faire de vous une bonne élève.

Dans l’île de Madère, on voit des mariages avantageux refusés par les parents de la fille, parce qu’ils ont appris que le prétendu n’a jamais fréquenté les filles publiques et n’a gagné aucune maladie convitterienne. « Un jeune homme si retenu, disent-ils, doit être d’une condition bien faible, et ne convient pas du tout à notre fille. »

Enfin, parmi nous, chrétiens, plusieurs savants, et particulièrement les Basiliens et les Carpocratiens ont soutenu que nous naissons dans l’état de nature innocente, et que nous devrions, par conséquent, imiter Adam dans sa nudité. Pour cela ils entraient tout nus dans leurs assemblées, où chaque fille ou femme était commune, persuadés de ne commettre ni fornication, ni adultère, fondés sur ce précepte respectable de l’Écriture : Croissez et multipliez. Tauchelin renouvela cette doctrine dans le xiie siècle, prêchant ouvertement que la fornication et l’adultère étaient des actions méritoires ; et les plus fameux de ces sectaires étaient appelés Turlupins en Savoie.

Ces exemples m’amènent, comme vous le voyez bien, à parler de l’adultère, et vous verrez quelle idée s’en forment plusieurs nations…

ANGÉLIQUE

Ma bonne, on frappe… Je crois bien que c’est assez pour aujourd’hui… C’est la marchande de modes.

MARTHE

Mais, mademoiselle ! voilà la seconde fois que vous me coupez la parole au plus beau de la leçon… Mes instructions, peut-être…

ANGÉLIQUE

Que voulez-vous dire, ma bonne ? Vos instructions me charment ; mais voici la marchande. À un autre jour.


La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre
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