La Rhétorique des putains/I/Intro
INTRODUCTION
l est vrai que la pauvreté peut s’allier
avec toutes les vertus ; mais il est vrai
aussi que l’homme pressé par l’aiguillon
de l’indigence, ose souvent immoler la
vertu à ses besoins les plus pressants. Dans
une ville de la France, vivait une fille[1]…
Vivait ! Qu’ai-je dit ? Elle y végétait, elle y
était ensevelie presque vivante, puisque, à
l’âge de seize ans, elle n’avait pas encore
goûté le plaisir d’entrer dans le monde, et
passait ses jours malheureux renfermée
toujours dans la maison lugubre de son père.
Encore si le goût d’une vie tranquille et
innocente l’eût retenue dans ce lieu ! Mais une
nécessité affreuse l’y contraignait. Cependant
elle était née dans un rang distingué, et sa plus
tendre enfance s’était écoulée dans la joie et
dans le bonheur. Mais son père… Dieu !
quel père !… après la mort de sa femme, qui
était la sagesse même, se plongea dans la
débauche, et la débauche épuisa bientôt toutes
ses richesses. Sourd à la voix de la nature et
du sang, il ne pensait plus qu’il avait trois fils,
qu’il avait une fille ; il dissipa tout son bien,
et précipita avec lui ses enfants dans le gouffre
de la misère : tel est l’aveuglement dont nous
frappent nos passions qui nous font négliger,
oublier même nos devoirs les plus sacrés.
La nécessité la plus pressante poussa bientôt les trois garçons à chercher ailleurs leur subsistance par leur travail et leur industrie ; mais la pauvre fille, abandonnée presque entièrement de son père, se levait, se couchait avec la faim, et le peu de pain qu’elle mangeait n’était assaisonné que de ses larmes ; elle travaillait, à la vérité, sans se rebuter ; mais l’ouvrage de ses mains suffisait à peine à gagner de quoi couvrir sa nudité. C’est pourquoi, non seulement elle n’osait pas sortir, mais elle ne pouvait non plus se mettre aux fenêtres, parce que son père, dans le dessein de cacher sa honte, les avait fait fermer par des treillis de bois, au travers desquels elle pouvait bien voir les passants, mais sans être vue.
Il arriva un jour que, par une occasion extraordinaire, il se faisait dans la ville une réjouissance publique et solennelle. Elle était toute seule à la maison, et pour tout soulagement, elle regardait au travers de la jalousie le monde qui passait. Mais était-ce un vrai soulagement pour elle ? Non ; c’était le plus cruel tourment. Voir toute la ville dans la joie ; voir les gens, même les plus abjects, bien parés, très contents, et elle prisonnière, affamée, elle presque nue… au beau printemps de son âge… Dieu ! dans un état si affreux, qu’il est difficile de ne pas renoncer à la vertu !
Elle distingue parmi la foule une vieille, couverte de haillons, qui marche les yeux baissés, un chapelet à la main, un crucifix devant sa poitrine, et qui à chaque pas soupire vers le ciel ; elle voit que cette femme s’arrête devant sa porte, frappe, et d’une voix plaintive demande un verre d’eau au nom du Sauveur.
Angélique — c’est le nom de cette fille — émue de pitié, descend, lui ouvre et veut partager avec elle le seul morceau de pain qu’elle gardait pour son souper.
Marthe — c’est le nom de la vieille — l’en remercie vivement, ferme la porte, l’embrasse avec la plus grande tendresse, l’arrose de larmes qui ne lui coûtent rien, et la prie de la manière la plus affectueuse de vouloir l’écouter.
Angélique, douce et sensible, l’introduit dans sa chambre et voici leur entretien :
Oh ! ma chère Angélique, que votre état est cruel ! que je vous plains de tout mon cœur ; et mes soupirs et mes larmes vous témoignent assez combien je suis touchée de la peine où je vous vois.
La pitié que vous avez de moi pénètre mon âme ; mais comment me connaissez-vous ma bonne ?
Ah ! mademoiselle, je vous connais plus que vous ne croyez ; je prends à votre affliction plus d’intérêt que vous ne pensez. Il y a quelques années que je rendis à votre maman trois ou quatre visites ; vous me vîtes bien, mais vous ne vous en souvenez pas, vous ne me reconnaissez pas peut-être. Ah ! la bonne dame. Si elle eût voulu m’entendre, elle ne serait pas au tombeau.
J’en ai quelques idées ; mais que votre discours me surprend ! que voulez-vous dire avec cela ?
Je dis et je soutiens que si votre maman avait voulu suivre mes conseils, elle vivrait encore, et vous ne gémiriez pas dans un état si pitoyable. Elle était trop sage, et quand on l’est trop, on ne l’est point. Elle savait bien que votre père aimait ailleurs, et elle faisait semblant de ne pas s’en apercevoir. Un jeune militaire qui fréquentait votre maison, avait su trouver le chemin de son cœur ; elle ne put pas s’empêcher de l’aimer, il en était digne ; mais des scrupules peu de saison l’agitaient sans cesse ; elle ne voulut jamais m’écouter, elle voulut étouffer dans son sein sa passion inquiète et violente ; et c’est cette passion, beaucoup plus que les chagrins que votre père lui causait, qui a avancé son âge, qui a miné son corps, qui l’a plongée dans le tombeau.
Tout ce que vous me dites là, ma bonne, me met hors de moi-même. Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est que, lorsque je m’attendais à avoir avec vous un entretien spirituel, je vois que vous n’êtes, à dire le vrai, qu’une entremetteuse, c’est-à-dire que vous vous mêlez de commerces illicites.
Bon Dieu ! que vous êtes innocente, mademoiselle. Je me plais bien à m’entremettre de beaucoup de choses, mais jamais de choses illicites. Qu’est-ce que vous appelez illicite ?
Tout ce qui est défendu par les lois divines et humaines.
Très bien, mademoiselle. Mais je ne suis point capable de vous proposer une chose défendue par les lois ; je ne veux vous parler que des choses que la nature conseille, même qu’elle ordonne. Sachez d’abord que ce que vous appelez lois ne sont que des préjugés funestes et injustes qui ne font que répandre l’amertume sur nos jours malheureux… Si je vous donnais le conseil de vous rendre religieuse, de devenir l’épouse du Très-Haut, trouveriez-vous mon conseil excellent ? auriez-vous alors bonne opinion de moi ?
Que voulez-vous que je vous dise, ma bonne ? Il faudrait deux choses pour exécuter votre conseil : de la vocation et de l’argent. Aucune voix ne m’y appelle, je ne ferais que changer de prison ; je sens bien que le cloître serait pour moi une prison plus commode, mais un repentir forcé pourrait m’y attendre. Et puis quand je pense que l’avidité ecclésiastique fait acheter si cher une longue captivité, j’en frémis d’horreur.
Dieu soit loué ! Votre discours est plein de raison. Par bonheur, si l’on doit se régler sur la rumeur publique, on va bientôt démolir ces prisons infernales. Mais si, pour vous tirer de la misère qui vous accable, je vous proposais d’ouvrir votre cœur à de tendres sentiments, d’écouter la voix de la nature, de mettre au jour vos charmes invincibles, d’étaler vos appas, de rendre heureux quelques jeunes amants, en vous rendant vous-même et riche et heureuse, qu’en diriez-vous ?
Oh ! vous allez bon train, ma bonne. Vous ne me parlez point de mariage, je vous le pardonne, puisque je suis pauvre et que je sais bien qu’il n’y a point de maris où il n’y a point d’argent ; mais vous me parlez d’amants !… je sais un peu de grammaire ; je sais distinguer le singulier d’avec le pluriel. Si vous me disiez de rendre heureux un jeune amant, cette proposition blesserait ma pudeur, mais elle ne me révolterait pas tout à fait. Je me connais un peu, j’ai un cœur sensible ; je ne me crois pas indigne ni incapable d’inspirer de l’amour ; le désir ardent de m’arracher à la misère pourrait… Dieu ! je m’égare… je me rendrai criminelle !
Quel gros mot vous venez de prononcer ! Vous criminelle ? Il est vrai que mon idée n’est pas de vous parler de mariage, sachant, même par mon expérience, que le mariage est une chaîne accablante, et le tombeau de l’amour. Mon idée n’est pas non plus de faire une coquette révoltante qui agace tout le monde et qui cherche à faire un grand nombre de captifs à la fois. Que la raison ne vous abandonne pas, mademoiselle, et vous verrez que c’est plutôt un crime que de vous refuser aux vœux de la nature. Ce jeune chevalier qui aimait tant votre mère a tourné tous ses désirs vers vous ; il vous mettra dans l’aisance, vous le rendrez heureux. S’il est inconstant, — car les hommes ne le sont que trop, — vous n’en mourrez pas pour cela : après lui un autre, et votre vie s’écoulera dans les plaisirs, dans le bonheur. Dites ce que vous voulez, vous êtes livrée aux horreurs de la misère et vous ne trouverez pas d’autre moyen d’en sortir.
Mais ne serait-ce pas vivre dans le crime ?
Dans le crime ! Voilà ce préjugé trompeur, dont tant de filles se laissent malheureusement gouverner… Voyez-vous ce livre ?
C’est un livre de prières, je crois.
Il en a au moins toute l’apparence ; mais c’est un recueil de maximes morales qu’un abbé, mon confesseur, me donna dans ma jeunesse ; et je vous assure qu’en le lisant, les préjugés dont on avait nourri mon enfance, disparurent bientôt.
Mais pourra-t-il me persuader que ce n’est pas un crime de se prostituer ?
Se prostituer ? Quel terme barbare ! Lisez seulement, et vous aurez le pouvoir de mépriser l’injustice de l’opinion.
Je veux vous croire ; mais il me reste une difficulté. Vous avez, sans doute, goûté les plaisirs ; mais avez-vous été heureuse ? Vous me dites que ce chemin est celui des richesses et du bonheur, et vous voilà aussi pauvre que moi.
Ah ! mademoiselle, c’est ma faute ; c’est précisément de mon état que vous devez tirer l’argument le plus fort, le plus puissant, pour vous convaincre de la vérité de mon discours. Mes jours s’écoulaient dans les plaisirs et dans la prospérité, j’étais la maîtresse d’un bien considérable. Me voyant dans la maturité de l’âge, voyant que mes adorateurs s’éloignaient peu à peu, je fis la sottise de m’attacher à un seul homme qui me parla de mariage ; il se lia à mon sort beaucoup plus qu’à moi-même ; en peu de temps il dissipa tout mon bien et mourut, après m’avoir précipitée du sein de l’opulence dans une affreuse misère. Apprenez de cela, mademoiselle, à ne jamais penser à l’hymen, ou à y penser fort tard ; ou à ne vous lier à aucun homme sans assurer le bien que vous pourrez posséder.
Eh bien ! ma bonne, ce livre me tiendra compagnie ; c’est dommage qu’il faille que je travaille… je n’aurai pas tout le temps que je voudrais…
Vous pourrez le lire tout à votre aise… Vous me pardonnerez bien une grande bêtise que j’allais faire ; j’oubliais de vous laisser une bourse, où il y a quelques louis que ce jeune militaire m’a chargée de vous remettre.
Dieu ! la honte me couvre le front.
C’est une honte bien déplacée. Refuser de l’argent dans la plus grande nécessité ! Cette vertu ne se trouve plus que dans les romans.
Vos manières sont bien obligeantes ; je l’accepte, puisque vous le voulez bien.
Êtes-vous donc disposée à apprendre ma rhétorique ?
Rhétorique ? je ne comprends rien à ce mot.
À prêter l’oreille à mes leçons pour vous rendre savante et vertueuse.
Vertueuse ? Vous me faites rire, ma bonne.
Je ne badine point. Vous devez savoir, sans doute, que la vertu se trouve dans le milieu ; donc…
Ah ! ah ! je vous comprends à présent. Eh bien ! revenez demain, et je prendrai avec plaisir ma première leçon.