Librairie socialiste internationale (p. 10-13).
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III

Dans l’état actuel de la science, le machinisme est déjà suffisamment développé pour suffire aux besoins de tous les hommes.

Sans l’affreux gaspillage des forces humaines qui caractérise l’industrie aux mains des capitalistes, il est démontré que tout être valide de dix-huit à quarante ans pourrait ne travailler que trois heures par jour et à peine quatre jours par semaine.

Ce court laps de temps passé au labeur intellectuel ou manuel suffirait à toutes les nécessités de bien-être et de luxe de l’humanité entière.

Que sera-ce donc au lendemain de la Révolution sociale, lorsque les inventeurs pourront donner libre carrière à leur génie ?

La mère de famille, qui a assez à faire d’élever ses enfants et de prendre soin de son ménage, ne serait plus alors contrainte d’aller s’atrophier et se pervertir, pour un salaire dérisoire, dans quelque bagne industriel[1].

Mais essayez de convertir certains travailleurs, atteints de cette maladie plus désastreuse que le choléra asiatique même, et qui se nomme la travaillomanie !

Comme des perroquets d’Arcadie, écrit Lafargue dans le Droit à la paresse, ils répètent la leçon des économistes : « Travaillons, travaillons, pour accroître la richesse nationale. » Ô idiots ! c’est parce que vous travaillez trop que l’outillage industriel se développe lentement.

Cessez de braire et écoutez un économiste ; il n’est pas un aigle : ce n’est que M. L. Reybaud, que nous avons eu le bonheur de perdre il y a quelques années :

« C’est en général sur les conditions de la main-d’œuvre que se règle la révolution dans les méthodes du travail. Tant que la main-d’œuvre fournit ses services à bas prix, on la prodigue ; on cherche à l’épargner quand ses services deviennent plus coûteux. »

Pour forcer les capitalistes à perfectionner leurs machines de bois et de fer, il faut hausser les salaires et diminuer les heures de travail des machines de chair et d’os.

Les preuves à l’appui ? c’est par centaines que l’on peut les fournir.

Dans la filature, le métier renvideur (self acting mule) fut inventé et appliqué à Manchester, parce que les fileurs se refusaient à travailler aussi longtemps qu’auparavant.

En Amérique, la machine envahit toutes les branches de la production agricole, depuis la fabrication du beurre jusqu’au sarclage des blés : pourquoi ? Parce que l’Américain, libre et paresseux, aimerait mieux mille morts que la vie bovine du paysan français.

Le labourage, si pénible en notre glorieuse France, si riche en courbatures, est, dans l’Ouest américain, un agréable passe-temps au grand air que l’on prend assis, enfumant sa pipe.

Autre passage de ce livre intéressant :

La grande expérience anglaise est là, l’expérience de quelques capitalistes intelligents est là : elles démontrent irréfutablement que, pour puissancier la productivité humaine, il faut réduire les heures de travail et multiplier les jours de paye et de fêtes…

Que les prolétaires d’aujourd’hui, exténués par un travail de huit, dix, douze heures, aient sans cesse peur d’en manquer et en demandent toujours davantage, voilà ce que la postérité ne comprendra pas.

Alors que des fortunes colossales se réalisent en quelques années, ceux-là même qui les ont produites vont finir lamentablement dans quelque hôpital.

Ne vaudrait-il pas mieux que les prolétaires anglais et français refusassent obstinément le travail, comme ceux d’Espagne, qui, en somme, trouvent à vivre, que de se condamner aux travaux forcés pour en arriver à mourir de faim ?

Pour réagir contre une surproduction sans mesure, entraînant les chômages qui, de plus en plus, fauchent les malheureux par milliers, il faut en arriver à couper la journée ordinaire en deux.

Comme le dit encore Lafargue :

… Pour avoir du travail pour tous, il faut le rationner comme l’eau sur un navire en détresse.

Les ouvriers des différentes nations doivent exiger législativement, sinon révolutionnairement, de la part des aimables détrousseurs qu’ils ont encore la naïveté d’envoyer aux Chambres au lieu de les mettre au mur, une loi internationale fixant la journée de travail à cinq heures — autrement dit trente heures par semaine — avec une base de salaire suffisamment rémunératrice.

Dans le même ordre d’idées, qu’ils n’oublient pas de réagir encore contre le marchandage, le travail aux pièces et surtout le cumul, ces abus, qui ne profitent qu’en apparence à quelques-uns, augmentant en réalité la détresse du plus grand nombre.

Ils ont pour conséquence de créer dans les corporations une aristocratie ouvrière, plus intolérable que l’aristocratie patronale.

Chez les correcteurs notamment, ne voit-on pas des égoïstes tenir deux et trois places, chacune amplement rétribuée, lorsque tant de pauvres bougres n’en ont pas même une ?

Mais soyons juste : sur vingt et un jours de travail par semaine, ces bons apôtres daignent parfois, quand ils tombent de fatigue, faire l’effort de vous en accorder un.

Comme on donne un sou à un mendiant !

Oh ! ceux-là n’aiment guère le socialisme, quoiqu’ils bénéficient souvent des journaux de cette nuance.

En compensation, les véritables communistes sont soigneusement jetés des journaux réactionnaires.

D’aucuns de ces vampires, souteneurs intéressés de la politique waldeckienne, dont les errements leur permettent de s’enivrer à la coupe du privilège, couvent même l’espoir de décrocher une timbale.

Heureusement que pour l’ensemble humain, les harangues de ces orateurs brillants produisent autant de tapage qu’une pomme dans un bonnet.

Il est encore, dans l’art de Gutenberg, une confrérie qu’estiment à sa valeur les gens de lettres éclairés : c’est celle des metteurs en pages aux pièces — vulgairement marchandeurs.

Nombre de ces industriels, ne songeant qu’à entasser des espèces prélevées sur leurs nègres blancs, n’ont pas la conscience élémentaire de faire exécuter convenablement le travail qui leur est confié, soit comme épreuves, soit comme corrections[2].

Conséquence : la pensée humaine odieusement travestie.

Conclusion : au même tonneau tous les happe-chair, piéçards incapables, marchandeurs sans scrupule, cumulards insatiables et autres assoiffés d’heures supplémentaires.

Pas d’effet sans cause !

Donc, pour être équitable, tête première dans la tinette certains directeurs de journaux, gueux enrichis singeant la noblesse et dont l’exigence n’a d’égale que la mesquinerie.

Par leur propagande, les chambres syndicales libres — celles qui rejettent de leur sein les marchandeurs et pieuvres quelconques — peuvent contribuer à ce résultat : permettre à l’homme de s’arracher aux brutales nécessités du labeur manuel et d’avoir le temps nécessaire à la culture de son intelligence.

Le point de départ est la commandite, en limitant la production et le temps de travail.

Cette réforme sociale est un des embryons du communisme futur.

Elle ne pourrait être en tout cas qu’un faible acompte sur ce que nous exigerons des négriers du patronat au jour de la liquidation définitive.


  1. Nos modernes « défenseurs de la famille » arrachent la femme et la jeune fille à leur foyer pour les traîner dans leurs usines, où la pudeur de l’une, la virginité de l’autre, ont bientôt disparu, pendant que les petits sont à la salle d’asile et les derniers-nés à la crèche.

    À la tête de ces charlatans de la morale, on est toujours sûr de rencontrer quelque philanthrope en train de réaliser une grosse fortune.

  2. Quelques artistes, ayant l’amour-propre professionnel, échappent à cette règle.