La Reconnaissance de Sakountala (Foucaux)/Acte VII

Traduction par Philippe-Édouard Foucaux.
E. Picard (p. 145-170).

ACTE SEPTIÈME


Le roi, monté dans le char d’Indra avec Mâtali, descend du haut des airs sur la scène.


le roi. Mâtali, quoique j’aie exécuté les ordres d’Indra, je crois que je n’étais pas digne de la réception qu’il m’a faite.

mâtali, souriant. Seigneur, je crois que vous vous imaginez tous les deux n’avoir pas fait assez.

« Votre Seigneurie regarde comme léger le service rendu précédemment à Indra, à cause de l’accueil bienveillant qu’elle a reçu de ce dieu ; et Indra, de son côté, ravi de votre héroïsme, compte pour rien la valeur de ses bienfaits. »

le roi. Non, non, Mâtali ; l’honneur qu’il m’a fait au moment où nous nous sommes séparés était bien au delà de tous mes désirs, car, lorsque je partageais, à la vue des dieux, la moitié de son trône,

« Une guirlande de fleurs de mandâra portant des marques du sandal jaune, qui couvre sa poitrine, a été placée à mon cou par Indra, qui souriait en regardant Djayanta son fils, debout près de lui, et un peu jaloux au fond du cœur. »

mâtali. Que dites-vous ? Votre Seigneurie n’est-elle pas l’égale des premiers des immortels ?

Voyez :

« Le paradis d’Indra l’ami des dieux a été par deux fois délivré du fléau des géants : aujourd’hui par tes flèches aux tiges polies, autrefois par les ongles de l’homme-lion[1]. »

le roi. En vérité, il faut en cela louer la grandeur d’Indra.

« Si les serviteurs réussissent même dans les grandes actions, sache que le pouvoir de bien faire vient de leurs maîtres ;

« Le dieu de l’aurore parviendrait-il à dissiper les ténèbres, si le soleil aux mille rayons ne l’avait lui-même placé sur le devant de son char ? »

mâtali. Cette comparaison est juste. (S’avançant un peu.) Seigneur, de ce côté. Voyez, l’éclat de votre renommée va jusqu’à la voûte des cieux !

« Avec le reste des couleurs qui servent à la toilette de leurs belles épouses, les dieux, sur des tissus légers faits avec l’arbre kalpa, écrivent votre histoire après avoir rêvé à des vers faits pour être chantés. »

le roi. Mâtali, hier, dans mon empressement à combattre les géants, je n’ai pas, en m’élevant dans les deux, remarqué le chemin du paradis d’Indra ; dans quelle région des vents nous trouvons-nous ?

mâtali. « Cette région est celle qui porte la rivière du Gange céleste aux trois courants, et fait faire leur révolution aux astres, dont les rayons y sont bien partagés ; on l’appelle la région du vent Parivaha, bien purifiée par la seconde incarnation de Vichnou. »

le roi. Mâtali, de là vient, sans doute, que j’éprouve en moi-même et dans tous mes sens un bien-être intérieur et extérieur. (Regardant tout autour du char.) Nous voici tous les deux descendus dans la région des nuages.

mâtali. Comment le savez-vous ?

le roi. « Par les tchatakas[2] qui volent à travers les roues ; par les chevaux sur lesquels brille la lueur rapide des éclairs, ce char que tu guides, tout humide de gouttes d’eau, trahit sa marche au-dessus des nuages dont les flancs sont chargés de pluie. »

mâtali. Dans un instant, Votre Seigneurie se trouvera sur la terre qu’elle gouverne.

le roi, regardant en bas. Par la rapidité de la descente, le monde des hommes est merveilleux à voir.

« La terre semble descendre du sommet des montagnes qui s’élèvent ; les arbres, dont la tige se dégage, cessent d’avoir leurs branches enveloppées de leur feuillage ;

« Les rivières dont les eaux étaient invisibles par leur exiguïté se montrent dans toute leur étendue ;

« Regarde, il semble que quelqu’un ramène tout près de moi la terre lancée dans l’espace. »

mâtali. C’est bien observé. (Regardant avec beaucoup de respect.) Que la Terre est majestueuse et belle !

le roi. Mâtali, quelle est cette montagne, baignée par les mers de l’orient et du couchant, d’où descend un fleuve d’or, pareil aux nuages du crépuscule derrière le plateau d’une montagne.

mâtali. Seigneur, c’est le mont des musiciens du ciel, appelé Hêmakouta (sommet d’or), le champ de perfection des ascètes. Voyez :

« Ce Pradjâpati[3], issu de Maritchi, fils de l’être existant par lui-même, le père des dieux et des géants, est là qui fait pénitence avec son épouse. »

le roi. S’il en est ainsi, il ne faut pas négliger l’occasion d’être bénis. Je veux passer en faisant un salut respectueux au bienheureux[4].

mâtali. Excellente pensée !

le roi, avec étonnement. « Les cercles qui forment les roues ne font pas de bruit ; on ne voit s’élever aucune poussière ; et parce que le char ne touche pas la terre, quoique arrêté, il semble ne pas l’être. »

mâtali. C’est la différence qu’il y a entre le char d’Indra et celui de Votre Seigneurie.

le roi. Mâtali, en quel endroit se trouve l’ermitage du fils de Maritchi ?

mâtali, montrant avec la main. « Le corps à moitié recouvert par un monticule formé par des fourmis ; la poitrine serrée par une peau de serpent ; le cou étroitement pressé par les replis de son collier de lianes desséchées ;

« Portant un cercle de cheveux nattés qui entoure ses épaules et qui est rempli de nids, d’oiseaux, à la place où il est, immobile comme un tronc d’arbre, ce solitaire se tient tourné vers le disque du soleil. »

le roi. Salut à toi qui pratiques des austérités terribles !

mâtali, retenant les rênes du char. Grand roi, nous voici entrés dans l’ermitage du grand saint, planté d’arbres célestes cultivés par son épouse Aditi.

le roi. C’est un séjour de félicité supérieur au ciel d’Indra. Je suis comme plongé dans un lac de nectar.

mâtali, arrêtant le char. Que Votre Seigneurie descende du char.

le roi, après être descendu. Le seigneur Mâtali ne va-t-il pas descendre à présent ?

mâtali. Le char est arrêté par moi ; descendons. (Ils descendent.) Par ici, Seigneur. (Ils font quelques pas.) Regardez les sites du bois de l’ermitage des vénérables solitaires.

le roi. C’est avec admiration que je les regarde.

« Ce séjour, où l’air suffit pour soutenir le souffle vital au milieu d’un bois planté d’arbres célestes ; où l’œuvre des purifications imposées par la loi se fait dans l’eau jaunie par le pollen des lotus d’or ; où l’on se livre à la contemplation assis sur des pierres précieuses ; où l’on reste chaste au milieu des femmes des dieux ; ce séjour que d’autres solitaires aspirent à atteindre par leurs austérités, voilà les solitaires qui s’y livrent à la pénitence ! »

mâtali. En vérité, l’ambition des grands hommes tend à un but toujours de plus en plus élevé. (Parlant à quelqu’un qu’on ne voit pas.) Holà ! Vriddhasâkalya ! À quoi est occupé le bienheureux fils de Maritchi ?

voix derrière la scène. Interrogé par son épouse Aditi sur les devoirs d’une femme dévouée à son époux, il les lui explique, ainsi qu’aux épouses des grands saints qui demeurent avec lui.

le roi, qui a prêté l’oreille. Les solitaires méritent qu’on attende leur loisir.

mâtali||regardant le roi}}. Sous l’ombrage de cet asôka, que Votre Seigneurie s’asseye en attendant que je trouve le moment favorable pour vous annoncer au père d’Indra.

le roi. Je fais ce que désire le seigneur Mâtali.

mâtali. Sire, je vais m’occuper de ce que j’ai dit. (Il sort.)

le roi fait un mouvement, indiquant qu’un présage se manifeste. « Je n’ai pas l’espérance d’obtenir ce que je désire ; pourquoi donc, ô mon bras, tressailles-tu ainsi en vain, quand le bonheur que j’ai repoussé s’est changé en chagrin ? »

voix derrière la scène. Ne fais donc pas d’étourderies ! Allons ! Voilà son caractère qui reprend le dessus !

le roi, prêtant l’oreille. Ce lieu ne convient guère aux étourderies. Quel est donc celui qu’on réprimande ? (Regardant du côté de la voix et souriant.) Ah ! quel est cet enfant qui n’a pas les manières d’un enfant ordinaire, et qui est surveillé de près par deux femmes des anachorètes ?

« II entraîne de force un jeune lion qui n’a sucé qu’à moitié le lait des mamelles de sa mère, et dont la crinière est mêlée sous l’étreinte de ses doigts. »

(L’enfant entre, avec les femmes des anachorètes.)

l’enfant. Ouvre la gueule, lion ; je vais compter tes dents !

première anachorète. Étourdi ! pourquoi tourmentes-tu les êtres qui sont pour nous comme nos propres enfants ? En vérité, ton audace n’a pas de bornes ; c’est avec raison que tous les anachorètes t’appellent ici Sarvadamana[5].

le roi. Ne voilà-t-il pas mon cœur qui s’attache à cet enfant comme s’il était mon propre fils ! Ah ! sans doute c’est l’absence de descendants qui m’inspire cette affection.

seconde anachorète. La lionne va sauter sur toi si tu ne lâches pas son petit.

l’enfant, souriant. Ah oui, j’en ai bien peur ! (En parlant ainsi, il avance ironiquement la lèvre inférieure.)

le roi. « Cet enfant me montre le germe d’un grand courage, comme le feu sous la forme d’une étincelle qui n’attend que les combustibles. »

1re anachorète. Cher enfant, lâche ce lionceau, et je te donnerai un autre jouet.

l’enfant. Quel jouet ? donne-le-moi. (Il avance la main.)

le roi. Quoi ! cet enfant porte le signe d’un monarque universel ? mais oui !

« Tendue pour saisir un objet désiré, sa main se montre avec des doigts réunis[6], comme une fleur de lotus, des feuilles de laquelle la séparation ne se voit pas quand elle s’entr’ouvre aux premières lueurs de l’aurore nouvelle. »

2e anachorète. Souvratâ, il est impossible de l’arrêter par des paroles seules. Va donc à ma chaumière. Tu y trouveras le paon d’argile aux belles couleurs, du fils du sage Mârkandêya ; apporte-le à cet enfant.

1re anachorète. J’y vais. (Elle sort.)

l’enfant. En attendant, je vais jouer avec le lionceau. (Il rit en regardant la femme anachorète.)

le roi. En vérité, je me sens attiré vers ce petit espiègle.

« Heureux les parents qui portent dans leurs bras leurs jeunes fils empressés d’y chercher un refuge ! heureux ces parents, tachés par la poussière qui s’est attachée au corps de ces petits enfants, dont le sourire laisse voir les dents qui commencent à percer, et dont le ravissant langage est formé de mots à peine articulés ! »

la femme anachorète. L’espiègle ne fait nulle attention à moi. (Regardant de côté.) De quel sage est fils le jeune homme qui vient ici ? (Au roi.) Noble seigneur, venez, délivrer ce lionceau, tourmenté par ce jeune étourdi auquel il est difficile de faire lâcher prise.

le roi, s’approchant en souriant. Holà ! fils d’un grand sage,

« Par une conduite opposée à celle de l’ermitage, pourquoi la douceur de ton père, qui aime à bien accueillir les êtres, est-elle si mal imitée par toi, comme le sandal est gâté par le petit d’un serpent noir ? »

la femme anachorète. Noble seigneur, ce n’est pas le fils d’un saint personnage.

le roi. Sa conduite, conforme à sa mine, le dit assez clairement ; mais à cause du lieu où nous sommes, nous avions eu cette pensée. (En dégageant le lionceau et en touchant l’enfant.)

« Si tel est le plaisir que j’éprouve au contact du rejeton d’une famille inconnue, quel bonheur doit-il produire dans le cœur de l’être fortuné dont il est le fils ! »

la femme anachorète, les examinant tous les deux. C’est étonnant ! c’est étonnant, en vérité !

le roi. Sainte femme, qu’y a-t-il ?

la femme anachorète. La ressemblance parlante de cet enfant et de vous-même, voilà ce dont je suis tout étonnée. Puis, quoique vous lui soyez inconnu, il ne témoigne aucun éloignement pour vous !

le roi, jouant avec l’enfant. S’il n’est pas le fils d’un sage, quel est alors son nom ?

la femme anachorète. Pourouvansa.

le roi, à part. Comment ! il est de la même race que moi ! C’est pour cela, sans doute, que cette respectable dame remarque que cet enfant me ressemble. La coutume des descendants de Pourou est de se retirer dans un ermitage à la fin de leur vie.

« Ceux qui d’abord choisissent, afin de protéger la terre, le séjour des palais où tout est réuni pour le plaisir des sens, ont ensuite pour demeure le pied des arbres, où il ne leur reste plus qu’à garder les vœux d’un ascète. »

(Haut.) Mais cette région n’est pas de celles où les hommes peuvent arriver par eux-mêmes.

la femme anachorète. Comme le dit bien Votre Seigneurie, la mère de cet enfant, à cause de sa parenté avec une nymphe, l’a mis au monde ici, dans le bois de l’ermitage de Kâcyapa, le précepteur des dieux.

le roi, à part. En vérité, voici une seconde raison d’espérer. (Haut.) Mais quel est le nom du grand roi dont cette personne est l’épouse ?

la femme anachorète. Qui donc songerait à prononcer le nom de celui qui a abandonné une épouse légitime ?

le roi, à part. Sans nul doute ce discours fait allusion à moi. Si pourtant je demandais le nom de la mère de cet enfant ? (Réfléchissant.) Mais faire des questions sur la femme d’un autre, c’est blesser les convenances.

l’autre femme anachorète, entrant avec le paon d’argile à la main. Sarvadamana, regarde la beauté de l’oiseau[7].

l’enfant, regardant de tous côtés. Où est-elle, maman ?

les deux femmes. L’enfant, qui chérit sa mère, est trompé par une ressemblance de mots.

seconde anachorète. « Regarde la beauté de ce paon d’argile : » voilà ce qu’on t’a dit.

le roi, à part. Quoi ! Sakountalâ est le nom de sa mère ? Mais il y a des noms pareils, et celui-ci, comme un mirage, ne semble s’être présenté que pour me tromper.

l’enfant. Bonne mère, il me plaît, ce beau paon ! (Il le prend pour jouer.)

la 1re anachorète, après avoir regardé l’enfant avec inquiétude. Mais on ne voit plus à son bras le talisman protecteur !

le roi. Soyez sans inquiétude. N’est-ce pas lui que voici ? Il s’est détaché dans sa lutte avec le jeune lion. (Il veut ramasser le talisman.)

les deux femmes. Arrêtez ! arrêtez ! Eh quoi ! ce talisman a été saisi par lui sans difficulté !

(En parlant ainsi, toutes les deux, dans leur étonnement, les mains posées sur leur poitrine, se regardent l’une l’autre.)

le roi. Pourquoi vouloir m’arrêter ?

la 1re femme. Que le grand roi écoute ! Cette plante, nommée l’invincible, a été donnée à cet enfant à l’occasion de la cérémonie de sa naissance. Et cette plante, tombée à terre, excepté son père et sa mère et lui-même, nul autre ne peut la prendre.

le roi. Et si un autre la prenait ?

la 1re femme. Elle serait changée en un serpent qui le mordrait.

le roi. Et vous avez été quelquefois témoins de cette métamorphose ?

toutes deux. Plusieurs fois.

le roi, avec joie, à part. Quand tous mes vœux sont accomplis, pourquoi ne me réjouirais-je pas ? (Il embrasse l’enfant.)

la 2e femme. Souvratâ, viens ! Allons annoncer cette nouvelle à Sakountalâ, occupée à des austérités. (Toutes deux sortent.)

l’enfant. Lâche-moi, pour que j’aille auprès de ma mère.

le roi. Mon fils, tu réjouiras ta mère avec moi.

l’enfant. C’est Douchmanta qui est mon père, ce n’est pas toi !

le roi, souriant. Voilà justement un démenti qui me fait croire que c’est bien moi.

(Entre Sakountalâ. Ses cheveux sont tressés en une seule natte, à la manière des veuves.)

sakountalâ. En apprenant que dans une circonstance où elle aurait dû se métamorphoser, l’herbe de Sarvadamana a gardé sa forme naturelle, je cesse d’avoir confiance en mes destinées. Et pourtant, cela se rapporte à ce qui a été dit par la nymphe Sânoumatî.

le roi, regardant Sakountalâ. Ah ! voici la vertueuse Sakountalâ. Elle qui

« Portant deux vêtements d’un gris sombre, le visage amaigri par les mortifications, n’ayant qu’une seule natte de cheveux, conservant un extérieur modeste, accomplit le vœu qu’elle a fait à cause d’une longue séparation d’avec moi, qui fus sans pitié pour elle ! »

sakountalâ, apercevant le roi, dont le visage est altéré par les regrets. Ce n’est pas là mon époux ; mais quel est cet homme qui, malgré la protection du talisman, souille mon fils par le contact de son corps ?

l’enfant, s’approchant de sa mère. Mère, qu’est-ce que cet homme qui m’embrasse en m’appelant son fils ?

le roi. Chère épouse ! quoique je me sois montré bien cruel envers toi, voici le moment du bonheur arrivé, puisque je me vois, aujourd’hui, reconnu par toi pour époux.

sakountalâ, à part. Ô mon cœur, calme-toi ! calme-toi ! Cessant enfin de me porter envie, le destin a pitié de moi ; cet homme est vraiment mon époux.

le roi. « Chère épouse au doux visage, te voilà devant moi, dont l’aveuglement est heureusement détruit par la mémoire qui m’est revenue, comme la nymphe Rôhinî[8] revient s’unir au dieu de la lune, à la fin d’une éclipse. »

sakountalâ. Victoire, victoire au roi ! (Elle prononce ces mots d’une voix étouffée par les larmes.)

le roi. Vertueuse amie !

« Quoique le mot victoire ait été arrêté par tes larmes, je n’en suis pas moins victorieux, puisque j’ai vu ton visage privé d’ornements et tes lèvres pâlies. »

l’enfant. Mère, quel est cet homme ?

le roi, tombant aux pieds de Sakountalâ.

« Belle amie, que le chagrin que je t’ai causé s’efface de ton cœur. N’y avait-il pas alors en moi un aveuglement irrésistible ? La conduite de ceux qui sont fortement aveuglés est ainsi, le plus souvent, en des circonstances qui devraient être heureuses. La guirlande elle-même posée sur sa tête, l’aveugle la jette de côté, dans la crainte que ce ne soit un serpent ! »

sakountalâ. Relevez-vous, Seigneur ! Sans doute qu’un obstacle a empêché le fruit des bonnes œuvres de mes existences antérieures de produire leur effet. C’est cet obstacle qui, autrefois, s’opposa à une issue favorable, puisque mon époux plein de bonté devint cruel pour moi. (Le roi se relève.)

Mais comment l’infortunée vouée au chagrin est-elle revenue à la mémoire du noble seigneur ?

le roi. Ayant la flèche de la souffrance retirée de mon cœur, je dirai :

« L’eau de tes larmes qui brûlait tes lèvres et qu’autrefois mon aveuglement m’avait empêché de voir, aujourd’hui qu’elle est encore attachée à tes longs cils, quand je l’aurai essuyée, je serai délivré de mon repentir. »

sakountalâ, voyant l’anneau qui porte le nom du roi. Seigneur, c’est donc là l’anneau ?

le roi. C’est en retrouvant cet anneau que la mémoire m’est revenue.

sakountalâ. Il causa un fâcheux contretemps quand il fut impossible de le trouver, alors qu’il fallait inspirer de la confiance à mon époux.

le roi. En signe de réunion avec la belle saison, que la liane produise donc sa fleur !

sakountalâ. Je ne me fie plus à cet anneau ; que mon noble seigneur le garde !

mâtali entre. Heureux événement ! Sa Majesté se réjouit d’être réunie à son épouse légitime et de voir le visage de son fils.

le roi. Mon cœur a obtenu ce qu’il pouvait désirer de plus doux. Cette nouvelle, Mâtali, n’est-elle pas encore connue d’Indra ?

mâtali, souriant. Y a-t-il quelque chose de caché pour les dieux ? Que votre seigneurie aille vers le bienheureux Kâcyapa, qui désire vous voir.

le roi. Sakountalâ, prends ton fils ; je veux, en me faisant précéder de toi, voir le bienheureux.

sakountalâ. Je suis honteuse d’aller avec mon époux en présence du vénérable Kâcyapa.

le roi. Il faut bien suivre l’usage des temps de fête. Viens, viens !

(Tous se mettent en mouvement.
On voit Kâcyapa assis sur son trône. Aditi, son épouse, est près de lui.)

kâcyapa, s’adressant à Aditi en regardant le roi. Fille de Dakcha,

« Voici celui qui marche à la tête des armées de ton fils ; celui qu’on appelle Douchmanta, le protecteur de la terre. Aidée de son arc, la foudre d’Indra, armée d’une pointe, cessant de fonctionner, est devenue un simple ornement. »

aditi. Sa bonne mine annonce sa valeur.

mâtali. Sire, les deux parents des dieux sont là qui regardent Votre Majesté avec des yeux brillants d’une affection paternelle. Approchez-vous d’eux.

le roi. Mâtali,

« Ces deux personnes forment donc le couple né de Dakcha et de Marîtchi, émanation du créateur (Brahmâ), et que les sages ont déclaré être la cause de la lumière qui a douze demeures (les mois) ; c’est là ce couple qui engendra le seigneur des trois mondes, le maître des parts du sacrifice ; ce couple que Vichnou, supérieur même à l’Être existant par lui-même, a choisi pour s’y incarner. »

mâtali. Quel autre couple pourrait-ce être ?

le roi, se prosternant. Le serviteur d’Indra, Douchmanta, vous salue humblement tous les deux.

kâcyapa. Cher fils ! puisses-tu vivre longtemps en protégeant la terre !

aditi. Cher fils, sois un héros invincible !

sakountalâ. Accompagnée de mon fils, je m’incline à vos pieds.

kâcyapa. Chère fille,

« Ton époux est l’égal d’Indra, et ton fils est semblable à Djayanta (fils d’Indra) ; il n’y a plus qu’à te bénir en te souhaitant d’être semblable à Paulômî (l’épouse d’Indra) ! »

aditi. Ma fille, que l’estime de ton mari pour toi soit grande ! et que cet enfant, doué d’une longue vie, soit toujours la joie de vos deux familles !

(Tous les deux s’asseyent.
Les autres personnages s’asseyent aussi, tournés vers Kâcyapa.)

kâcyapa, les montrant l’un après l’autre. « Grâce au ciel, la vertueuse Sakountalâ, ce noble rejeton, et toi, Douchmanta, c’est la piété, la fortune et la sagesse réunies en trois personnes ! »

le roi. Bienheureux ! D’abord est venu l’accomplissement de mes désirs ; puis je vous ai vu. Votre bienveillance seule n’a pas eu de précédent, car

« La fleur paraît la première, puis le fruit ; les nuages commencent par s’assembler, la pluie vient ensuite ; telle est la marche ordinaire de la cause et de l’effet ; mais le succès de mes vœux a précédé ta faveur. »

mâtali. C’est ainsi que les créateurs de toutes choses accordent leurs faveurs.

le roi. Bienheureux ! j’avais, à la manière des Gandharvas, épousé votre servante ; quelque temps après, quand elle me fut amenée par ses parents, j’offensai, en la repoussant par un défaut de mémoire, le vénérable Kanva, qui appartient à votre famille. Ensuite, à la vue de l’anneau, je me suis rappelé que j’avais épousé cette jeune fille. Tout cela me semble une illusion.

« Comme quelqu’un qui, après s’être dit : « Ce n’est pas un éléphant, » douterait quand il vient d’en passer un sous ses yeux, puis verrait ses doutes faire place à la certitude en apercevant la trace de ses pas, telle a été la fluctuation de mon esprit. »

kâcyapa. Mon fils, c’est assez regretter d’avoir commis une faute ; l’aveuglement s’était emparé de toi. Écoute.

le roi. Je suis attentif.

kâcyapa. Lorsque, après être descendue à l’étang des nymphes, Mênakâ, conduisant Sakountalâ, est venue auprès d’Aditi, j’ai compris, à l’instant même, à l’aide de ma seconde vue, que, par la malédiction de Dourvâsas, cette jeune ascète attachée à ses devoirs avait été repoussée par toi, et qu’il n’y avait pas à cela d’autre cause, et que cette malédiction cesserait à la vue de l’anneau.

le roi, avec satisfaction. Je suis par ces paroles délivré d’un grand poids.

sakountalâ, à part. Quel bonheur ! Ce n’était pas sans raison que mon époux me repoussait. Je ne me rappelle plus, en vérité, d’avoir été maudite. Cette malédiction ayant été encourue, par moi quand mon cœur était comme vide par l’effet de la séparation, voilà pourquoi je ne m’en suis pas aperçue. C’est pour cela que mes amies m’ont avertie en médisant : Aie bien soin de montrer l’anneau à ton époux !

kâcyapa. Ma fille, tu as atteint ton but ; tu ne dois pas avoir de ressentiment contre celui qui a été fidèle à son devoir. Vois

« Par l’effet d’une malédiction tu as été repoussée par ton époux, qu’une défaillance de mémoire rendait cruel ; mais, une fois l’obscurité dissipée, ton influence est revenue toute entière. L’image ne se réfléchit pas sur la surface ternie d’un miroir ; mais si on lui rend sa pureté, elle s’y réfléchit aisément. »

le roi. Bienheureux, c’est sur Sakountalâ que repose la splendeur de ma race. (En parlant ainsi, il prend l’enfant par la main).

kâcyapa. Sache donc qu’il sera un monarque universel ; vois :

« Héros invincible, traversant l’Océan avec un char dont le mouvement n’est pas saccadé par les inégalités de la voie, il conquiert d’abord la terre, composée de sept îles ; ici on l’appelle Sarvadamana, parce qu’il dompte les animaux par la force ; plus tard on lui donnera le nom de Bharata, parce qu’il soutiendra le monde. »

le roi. Nous mettons toutes nos espérances en celui sur lequel les rites sacramentels ont été accomplis par vous.

aditi. Bienheureux, que Kanva soit, par sa fille qui a vu ses vœux accomplis, instruit de tout en détail. La mère de Sakountalâ, Mênakâ, pleine de tendresse pour sa fille, est venue ici même me saluer.

sakountalâ, à part. C’est bien mon désir qu’a exprimé la vénérable Aditi.

kâcyapa. Par la puissance de ses austérités, le sage Kanva aura dû tout voir.

le roi. Pourvu que ce sage solitaire ne soit pas irrité à l’excès contre moi ?

kâcyapa. C’est pour cela qu’il faut l’entretenir de cet heureux événement. Holà, quelqu’un !

un disciple, entrant. Bienheureux, me voici.

kâcyapa. Gâlava, à l’instant même, va, à travers les cieux, annoncer au vénérable Kanva comment Sakountalâ, avec son fils, a été reçue par Douchmanta, qui a recouvré la mémoire, au terme de la malédiction de Dourvâsas.

le disciple. Comme l’ordonne Votre Sainteté. (Il sort.)

kâcyapa. Cher fils, toi aussi, accompagné de ton fils et de ton épouse, monte dans le char d’Indra et retourne dans ta capitale.

le roi. J’obéis aux ordres de Sa Sainteté.

kâcyapa. De plus

« Qu’Indra verse des pluies abondantes pour tes sujets ; et toi-même, multiplie les sacrifices pour rassasier les habitants du ciel. Passez ainsi, tous les deux, au milieu des révolutions de cent âges, à l’aide de bienfaits réciproques[9] dignes d’être célébrés à cause des faveurs répandues sur les deux mondes (de la terre et du ciel) ! »

le roi. Bienheureux, je ferai pour cela tous mes efforts.

kâcyapa. Cher fils, que puis-je faire encore pour toi ?

le roi. Y a-t-il une faveur qui surpasse celle-ci ? Si Votre Sainteté veut en faire encore une, c’est que cette parole de Bharata s’accomplisse :

« Que le roi se conduise de manière à faire le bonheur de ses peuples ; que Sarasvati[10] soit honorée par ceux qui connaissent le mieux l’Écriture ; qu’enfin Civa, existant par lui-même, et dont l’énergie est répandue partout, mette fin pour moi à la nécessité de renaître de nouveau ! »

(Tous sortent.)

FIN DU SEPTIÈME ACTE
ET DU DRAME DE SAKOUNTALÂ.
  1. La 5e des incarnations de Vichnou, qui le représente sous la figure d’un homme avec la tête et les ongles d’un lion.
  2. Espèce de coucou (cuculus melanoleucus). Les poètes hindous supposent que cet oiseau ne boit que l’eau de la pluie.
  3. Les Pradjâpatis (maîtres des créatures) sont des saints éminents (maharchis) créés par l’Être existant par lui-même (Brahma) pour donner naissance aux dieux, aux hommes et aux créatures inférieures. On en compte dix (Lois de Manou, I, 35). Le fils de Maritchi dont il est question ici est Kacyapa, père de Kanva, le père adoptif de Sakountalâ.
  4. Le texte dit : en faisant un pradakchina, c’est-à-dire en tournant autour de lui en présentant le côté droit. La même coutume se trouve mentionnée au chap. xxiv de Waverley : « Après avoir fait trois fois le tour de sa couche en se dirigeant de l’est à l’ouest, suivant le cours du soleil. » Et dans une note de W. Scott : « Les plus vieux d’entre les montagnards tournent encore ainsi autour de ceux à qui ils veulent du bien. Faire le tour d’une personne en sens opposé passe pour une espèce de maléfice. »
  5. Qui dompte tout.
  6. Les Hindous comptent trente-deux signes qui, lorsqu’ils se trouvent réunis sur le corps d’un jeune homme, annoncent sa grandeur future.

    La liste complète de ces signes, que les Bouddhistes ont eu soin aussi d’attribuer au Bouddha, se trouve dans les notes du Lotus de la bonne loi, traduit par Eugène Burnouf, p. 616.

    Le signe singulier dont il s’agit ici est, d’après les commentateurs indiens, d’avoir les doigts réunis par une sorte de membrane, comme les oiseaux aquatiques.

  7. Il y a ici un jeu de mots qu’il faut expliquer. La femme ascète dit dans le texte : Sakountalâvanyam (la beauté de l’oiseau), et prononce ainsi involontairement le nom de Sakountalâ, que l’enfant applique à sa mère.
  8. Cette nymphe est la personnification d’un astérisme, et l’une des femmes du dieu Lunus.
  9. C’est-à-dire les sacrifices que le roi et Sakountalâ devront faire aux dieux, qui, en retour, leur assureront le cours régulier des saisons, afin d’obtenir des récoltes abondantes.
  10. Épouse de Brahmâ, déesse de l’éloquence.