La Reconnaissance de Sakountala (Foucaux)/Acte VI

Traduction par Philippe-Édouard Foucaux.
E. Picard (p. 117-144).

ACTE SIXIÈME


La nymphe Sânoumatî est amenée sur la scène dans un char céleste.


sânoumatî. L’inspection des étangs consacrés des nymphes, que chacune de nous doit faire à son tour, vient d’être faite par moi. Maintenant que c’est l’heure du bain des nymphes, je vais aller voir de mes propres yeux ce que fait le sage roi. Sakountalâ n’est-elle pas, à présent, devenue une part de moi-même, par ma liaison avec Mênakâ[1] ? J’ai d’ailleurs été chargée par celle-ci de cette commission qui regarde sa fille. (Après avoir regardé de tous côtés.) Quoi ! au moment de la fête de la saison, il n’y a nulle apparence de préparatifs dans le palais du roi ? J’ai bien, par ma science divine, le pouvoir de tout connaître, mais il faut respecter les intentions de mon amie. Soit. Cachée sous un voile impénétrable pour ces deux gardiennes du jardin royal, j’apprendrai tout en me tenant à leurs côtés.

(Elle descend du char.)
(Entre une servante, qui se met à examiner les boutons d’un manguier. Une autre servante vient ensuite.)

la première servante. « Rameau de manguier, unissant le rouge au vert pâle, tout plein de la sève de ce mois printanier, je te vois et te prie d’être favorable, ô messager de bon augure de la saison nouvelle ! »

la seconde servante. Parabhritikâ, pourquoi parles-tu toute seule ?

la première servante. Madhoukarikâ, en voyant les boutons du manguier, Parabhritikâ est dans l’ivresse.

la seconde servante, s’approchant vivement, avec joie. Comment, il est arrivé, le mois du printemps ?

la première servante. Oui, Madhoukarikâ, il est venu pour toi, ce temps de l’ivresse, de la folie et des chansons !

{{Personnage|la seconde servante}. Amie, soutiens-moi, afin qu’en me tenant sur la pointe des pieds, je cueille un bouton de manguier pour en faire une offrande à l’Amour.

la première servante. Oui, mais à la condition que j’aurai la moitié des profits de l’offrande.

la seconde servante. Cela va sans dire, puisque notre vie n’en fait qu’une partagée en deux corps. (Appuyée sur son amie, elle cueille un bouton de manguier.) Quoiqu’il ne soit pas encore éclos, ce bouton de manguier a la douce odeur de celui qui a brisé son enveloppe. (Joignant les mains à la manière appelée Kapôtahastaka[2].) « Bouton de manguier, tu es offert par moi au dieu de l’amour qui a saisi son arc. Sois la meilleure de ses cinq flèches, ayant pour but les jeunes femmes dont les amants sont en voyage ! » (En parlant ainsi elle jette le bouton de manguier.)

le chambellan entre, en soulevant la draperie du fond de la scène avec colère. Ne fais donc pas cela, étourdie ! La fête du printemps ayant été défendue par le roi, pourquoi cueilles-tu un rameau de manguier dont la fleur n’est pas éclose ?

toutes deux, effrayées. Que votre seigneurie nous pardonne ; nous ignorions cette défense.

le chambellan. Ne l’aviez-vous pas apprise, quand la volonté du roi est acceptée comme un ordre par les arbres du printemps eux-mêmes, et par les oiseaux qui demeurent dans leur feuillage ?

Voyez :

« Le bouton du manguier, quoique développé depuis longtemps, ne produit pas sa poussière ; le kousavaka, quoique prêt à fleurir, garde ses fleurs en bouton ; quoique le froid soit passé, la voix des kôkilas mâles hésite dans leur gosier ; il semble que l’Amour, incertain lui-même, remet dans le carquois la flèche qu’il en avait tirée à moitié. »

toutes deux. Il n’y a pas à en douter : le sage roi a une grande puissance !

la 1re servante. Seigneur, il y a quelques jours seulement que Mitravâsou, le beau-frère du roi, nous a envoyées toutes les deux aux pieds de Sa Majesté. C’est alors qu’on nous a confié la garde du jardin de plaisance. C’est parce que nous sommes arrivées depuis si peu de temps que nous n’avons pas appris cette circonstance.

le chambellan. Soit ! mais c’est pour cela qu’il ne faut pas continuer.

toutes deux. Seigneur, nous sommes curieuses, et s’il nous est permis de le savoir, veuillez nous dire pour quelle raison la fête du printemps a été défendue par le roi.

la nymphe sânoumatî, invisible pour les autres acteurs. Les hommes aiment beaucoup les fêtes ; il faut donc qu’il y ait une raison grave.

le chambellan. La chose est trop connue pour qu’on n’en parle pas. Est-ce que le bruit du renvoi de Sakountalâ n’est pas parvenu jusqu’à vos oreilles ?

toutes deux. Nous avons appris, de la bouche du beau-frère du roi, ce qui s’est passé jusqu’au moment où le roi a vu l’anneau.

le chambellan. Alors il reste peu de chose à dire. Quand la mémoire lui a été rendue par la vue de l’anneau, le roi a dit : « Il est bien vrai que la vertueuse Sakountalâ a été, autrefois, épousée en secret par moi, et c’est par aveuglement que je l’ai repoussée ! » À partir de ce moment, le roi s’est livré aux regrets, de sorte que

« Il hait les plaisirs ; il n’est plus chaque jour entouré d’hommages par ses courtisans ; il passe des nuits sans sommeil à se retourner sur le bord de son lit ; s’il adresse suivant l’usage des paroles polies à ses femmes, il se trompe de nom et reste longtemps tout confus ! »

la nymphe sânoumatî. Voilà qui me plaît.

le chambellan. La conséquence de ce trouble dans l’esprit de Sa Majesté, c’est que la fête a été contremandée.

les deux servantes. C’est bien juste !

une voix, derrière la scène. Que Votre Majesté s’approche !

le chambellan, prêtant l’oreille. Voici le roi qui vient de ce côté ; allez toutes deux remplir vos fonctions.

les deux servantes. Oui, seigneur. (Elles sortent.)

(Le roi entre, habillé de deuil, et suivi par Mâdhavya et la portière du palais.)

le chambellan, regardant le roi. Ah ! vraiment, dans toutes les situations, les gens distingués conservent la grâce des manières. Ainsi livrée aux regrets, Sa Majesté est encore gracieuse à voir.

« Dénué de tout ornement qui le distingue, portant un seul bracelet d’or attaché au poignet gauche, les lèvres décolorées par les soupirs et les yeux rougis par les ennuis de l’insomnie, il brille rien que par la majesté qu’il porte en lui-même, comme un gros diamant, quand il est frotté par la pierre qui sert à le polir, est heurté sans qu’il y paraisse. »

la nymphe sânoumatî, apercevant le roi. C’est avec raison, en vérité, que Sakountalâ se désole à cause de lui, quoiqu’il l’ait dédaignée et repoussée.

le roi. « Naguère, quand il était endormi, il aurait dû être réveillé par ma bien-aimée aux yeux de gazelle, ce cœur blessé qui veille maintenant pour les souffrances du repentir ! »

la nymphe sânoumatî. Des sentiments pareils sont aussi le partage de la pauvre Sakountalâ.

mâdhavya, à part. Le voilà de nouveau attaqué de la maladie de Sakountalâ. Je ne sais pas comment il pourra en être guéri.

le chambellan, s’approchant. Que Sa Majesté soit toujours victorieuse ! Grand roi. toutes les parties du jardin de plaisance ont été visitées avec soin ; Sa Majesté peut donc y goûter le repos en liberté.

le roi. Vêtravati, dis de ma part à mon honorable ministre Pisouna que, par suite de longues insomnies, il m’est impossible aujourd’hui de prendre la présidence du tribunal. Qu’on inscrive donc sur une feuille les affaires de la ville examinées par Son Excellence, et qu’on me les envoie. Voilà mes ordres.

la portière du palais. Sa Majesté va être obéie.

le roi. Vâtâyana, toi aussi, ne néglige pas tes fonctions.

le chambellan. J’obéis à Votre Majesté.

mâdhavya. Voilà la place purgée des mouches ; et maintenant, dans cette délicieuse partie du parc à l’abri de la chaleur et du froid, vous allez goûter un doux loisir.

le roi. Ami, les malheurs se précipitent par la première ouverture venue, dit-on. Ce proverbe n’est pas faux, car

« À l’instant où mon esprit est délivré des ténèbres qui offusquaient le souvenir de mon amour pour la fille de l’anachorète, une flèche de manguier est posée sur son arc par le dieu de l’Amour, qui s’apprête à la lancer. »

mâdhavya. Attendez un instant ; je vais, avec le bout de mon bâton, casser la flèche de l’Amour ! (En parlant ainsi, il lève son bâton pour faire tomber une branche de manguier.)

le roi, souriant. C’est assez : je viens de voir la puissance d’un Brahmane. Ami, où trouverai-je, pour réjouir ma vue, ces lianes qui ressemblent un peu à ma bien-aimée ?

mâdhavya. Tchatourikâ, la servante attachée à votre personne, n’a-t-elle pas reçu de vous les instructions que voici : « Je passerai une partie du jour dans le bosquet des Mâdhavîs[3]. Apporte-moi, dans cet endroit, l’image de Sakountalâ, tracée de ma propre main sur une tablette à peindre. »

le roi. De cette manière, ce lieu pourra distraire mon cœur. Montre-moi le chemin.

mâdhavya. Par ici, par ici, Seigneur !

(Tous les deux se mettent à marcher ; la nymphe Sânoumatî les suit.)

mâdhavya. Ce bosquet de Mâdhavîs, avec un banc de marbre, qui présente pour offrande une agréable réunion de rieurs, nous invite par une sorte de bienvenue. Que Votre Majesté y entre donc et s’y asseye !

(Ils entrent tous deux et s’asseyent.)

la nymphe sânoumatî. Réfugiée sous cette liane, je verrai de là le portrait de mon amie ; puis je lui ferai connaître l’affection de son époux, à laquelle elle attache tant de prix. (Elle se place comme elle a dit.)

le roi. Ami, je me rappelle à présent tout ce qui s’est passé la première fois que j’ai vu Sakountalâ, ce que, d’ailleurs, je t’ai raconté. Mais tu n’étais pas auprès de moi quand je l’ai repoussée, et même, avant ce moment, son nom n’a jamais été prononcé par toi. Aurais-tu donc tout oublié comme moi ?

mâdhavya. Je n’ai rien oublié ; mais, après m’avoir tout raconté, vous avez dit en finissant : « C’est une plaisanterie ; cela n’est pas dit sérieusement. » Et moi, avec mon esprit borné, je l’ai cru ainsi. Quoi qu’il en soit, la destinée est bien puissante !

la nymphe sânoumatî. Elle l’est en effet !

le roi, après avoir réfléchi. Ami, viens à mon secours !

mâdhavya. Ah ! qu’est-ce que cela ? Voici qui est tout à fait indigne de vous. Les hommes éminents ne sont jamais dominés par le chagrin. Les montagnes ne sont-elles pas inébranlables, même par un grand vent ?

le roi. Ami, en me rappelant l’état de ma bien-aimée cruellement affligée de mon dédain, je suis désolé, car, elle,

« Lorsque, repoussée d’ici, elle a voulu suivre ceux qui l’avaient amenée, en disant à haute voix, à plusieurs reprises, au disciple de son père, comme si c’eût été son père lui-même : « Restez ! » elle a lancé sur moi, cruel, un regard voilé par l’abondance des larmes. C’est là ce qui me brûle comme une flèche empoisonnée. »

la nymphe sânoumatî. Voilà donc jusqu’où peut aller l’aversion pour ce qu’on a fait !

mâdhavya. Pour moi, je soupçonne que la noble femme a été emmenée par un habitant du ciel.

le roi. Quel autre oserait toucher l’idole de son époux ? « C’est Mênakâ qui est la mère de ton amie. » Voilà ce que j’ai entendu dire à l’ermitage. Aussi, quand tu me dis : « Ton amie a été enlevée par les compagnes de Mênakâ », mon cœur est tout prêt à le croire.

la nymphe sânoumatî. Ce qui est étonnant, en vérité, c’est son aveuglement, et non le réveil de son souvenir.

mâdhavya. S’il en est ainsi ? Sakountalâ vous sera rendue avec le temps.

le roi. Mais comment ?

mâdhavya. Parce qu’un père et une mère ne peuvent jamais supporter la vue de leur fille désolée d’être séparée de son mari.

le roi. Ami,

« Était-ce un songe, une illusion, une erreur de mon esprit, ou l’épuisement complet du fruit de mes bonnes œuvres ? Hélas ! c’est pour ne plus revenir qu’il est épuisé (ce fruit) ! Il ne reste que la ruine de mes espérances ! »

mâdhavya. Ne parlez pas ainsi ! L’anneau n’est-il pas la preuve qu’une réunion imprévue doit nécessairement avoir lieu ?

le roi, après avoir regardé l’anneau. Hélas ! il faut le plaindre, quand il est tombé d’une place si difficile à obtenir !

« Ton mérite, ô anneau, est, comme le mien, bien petit, à en juger par le fruit que tu en retires, puisque tu es tombé de la place que tu occupais au milieu de ses jolis doigts aux ongles roses ! »

la nymphe sânoumatî. S’il était tombé en d’autres mains, c’est alors qu’on aurait pu le plaindre justement.

mâdhavya. Mais ce sceau, dans quel but Votre Majesté l’avait-elle remis entre les mains de cette jeune femme ?

la nymphe sânoumatî. Voilà une question qui m’était aussi suggérée par la curiosité.

le roi. Écoute. Lorsque je partis pour revenir à la résidence royale, ma bien-aimée me dit en pleurant : « Dans combien de temps mon noble seigneur me donnera-t-il le rang qui m’appartient ? »

mâdhavya. Et ensuite ?

le roi. Après lui avoir mis ce sceau au doigt, je lui dis :

« Jour par jour, en n’en prenant qu’une à la fois, compte les lettres qui composent mon nom, jusqu’à ce que tu arrives à la fin. Ce jour-là, chère amie, une personne viendra près de toi et te conduira à l’entrée de mes appartements intérieurs. »

Mais, dans mon aveuglement, cela n’a pas été exécuté par moi, qui me fais horreur à moi-même !

la nymphe sânoumatî. C’était indiquer gracieusement le terme de l’absence ; mais le destin est venu à la traverse.

mâdhavya. Comment l’anneau s’est-il trouvé dans le ventre d’un poisson découpé par un pêcheur ?

le roi. Pendant que mon amie offrait ses hommages à l’étang sacré de Satchî[4], il est tombé de sa main dans le courant du Gange.

mâdhavya. Cela se comprend.

la nymphe sânoumatî. Voilà donc d’où est venu le doute du sage roi sur son mariage avec Sakountalâ, la fille de l’ermitage, dans sa crainte de violer la loi ! Un pareil amour mérite un signe de reconnaissance. Quel sera-t-il ?

le roi. Je le maudirai, en attendant, cet anneau !

mâdhavya, à part. Il a pris le chemin des fous !

le roi, s’adressant à l’anneau. « Comment, après avoir abandonné cette main aux doigts polis et effilés, as-tu pu rester caché dans l’eau ? »

C’est que

« Un objet insensible peut bien ne pas apercevoir les qualités ; mais moi, comment ai-je pu méconnaître ma bien-aimée ? »

mâdhavya, à part. Ah ça, est-ce que je suis destiné à mourir de faim ici ?

le roi. Ô toi qui as été abandonnée sans raison, en te montrant de nouveau à un malheureux dont le cœur est brûlé par le repentir, prouve que tu lui pardonnes !

tchatourikâ, soulevant la toile du fond de la scène, entre avec un tableau. Elle le montre au roi en disant : Voici le portrait de la reine.

mâdhavya. Bien, ami. L’imitation de la nature séduit le regard par la grâce des poses. Ma vue se joue dans les creux et les reliefs.

la nymphe sânoumatî. Le sage roi a un vrai talent, je le reconnais. Il semble que son amie est là, devant moi.

le roi. « Tout ce qui manque de gracieux à cette peinture, c’est tout ce qui n’est pas fidèlement copié ; et pourtant ce portrait a emprunté un peu de sa beauté ! »

la nymphe sânoumatî. La modestie du roi repentant égale sa tendresse.

mâdhavya. On voit dans ce tableau trois personnes, toutes les trois charmantes : laquelle est Sakountalâ ?

la nymphe sânoumatî. Ce pauvre homme est donc assez malheureux pour ne pas avoir admiré une aussi belle personne ?

le roi. Voyons, laquelle prends-tu pour Sakountalâ ?

mâdhavya. C’est, je crois, celle qui, avec l’air un peu fatigué, est peinte auprès du manguier dont les branches délicates brillent après avoir été arrosées. C’est celle dont les bras sont étendus d’une façon particulière, et du visage de laquelle s’échappent quelques gouttes de sueur ; celle dont les cheveux laissent tomber les fleurs de leurs bandeaux dénoués. Voilà Sakountalâ ; les deux autres sont ses amies.

le roi. Tu es habile. Il y a ici une marque de mon amour :

« Une tache de mes doigts humides de sueur se voit sur le bord de la peinture ; et une larme tombée de ma joue a laissé sa trace en effaçant la couleur. »

Tchatourikâ, ce paysage n’est peint qu’à demi ; va chercher mes pinceaux et apporte-les-moi.

tchatourikâ. Seigneur Mâdhavya, tenez le tableau jusqu’à ce que je revienne.

le roi. C’est moi qui le tiendrai.

(Il prend le tableau. La servante sort.)

le roi. En vérité

« Après avoir abandonné ma bien-aimée qui était près de moi ; après m’y être repris plusieurs fois pour faire le portrait de celle qui m’est si chère, me voilà, ami, comme celui qui, ayant traversé une rivière aux eaux abondantes, se passionne pour un mirage ! »

mâdhavya, à part. Voilà maintenant Sa Majesté qui, après avoir traversé une rivière, rencontre un mirage ! (Haut.) Que reste-t-il à peindre ici ?

la nymphe sânoumatî. Tout site qui plaît à mon amie, il va vouloir le peindre.

le roi. Écoute :

« Il reste à peindre la rivière Mâlinî, avec un couple de cygnes couché sur le sable du rivage ; puis, aux deux côtés de ses bords, les collines pures, au pied de l’Himalaya, où demeurent les daims. Je veux aussi, sous un arbre, aux branches duquel sont suspendus des vêtements d’écorce, représenter une gazelle fauve qui frotte son œil gauche à la corne d’une gazelle noire. »

mâdhavya, à part. À ce que je vois, il va remplir le tableau d’une foule d’ascètes à barbe pendante !

le roi. Ami, il reste encore à faire un ornement de Sakountalâ qui a été ici oublié par nous.

mâdhavya. Où est-ce donc.

la nymphe sânoumatî. Ce sera quelqu’ornement convenable pour une jeune fille habitante de la forêt.

le roi. « Une fleur d’acacia sur sa tige n’a pas été peinte, attachée à son oreille avec sa touffe pendant sur sa joue ; et un collier de filaments de lotus doux comme les rayons de la lune d’automne n’a pas été peint au milieu de son sein. »

mâdhavya. Mais pourquoi cette jeune femme, qui cache son visage avec ses doigts polis comme la tige d’un lotus rouge, semble-t-elle toute tremblante ? (Après avoir regardé avec attention.)

Ah ! c’est que voilà une insolente abeille mâle, un de ces voleurs du suc des fleurs, qui se jette sur le visage de la jeune femme.

le roi. Eh bien ! qu’on arrête cet insolent !

mâdhavya. C’est à Votre Majesté, qui réprime l’indocilité des gens, qu’il convient de l’arrêter.

le roi. C’est vrai. Hôte favori des lianes en fleur, pourquoi te fatigues-tu à voler ici tout autour ?

« Posée sur une fleur, et remplie d’amour pour toi, cette jeune abeille, quoique tourmentée par la soif, attend, et sans toi ne boit pas le nectar. »

la nymphe sânoumatî. Voilà un importun poliment éconduit.

mâdhavya. Quoiqu’on la chasse, cette espèce est obstinée.

le roi. Ainsi donc, tu n’obéis pas à mon commandement ? Eh bien, écoute maintenant :

« Mouche à miel, si tu touches à la lèvre de mon amie, rouge comme le fruit du bimba, cette lèvre séduisante comme le bouton intact d’un jeune arbrisseau, dont j’ai goûté la douceur avec ivresse dans les fêtes de l’amour, je ferai de toi une prisonnière dans le calice d’un lotus ! »

mâdhavya. Comment n’aurait-elle pas peur d’un châtiment aussi sévère ! (En riant à part.) En vérité, il est fou ! Et moi-même je le suis devenu, en restant ici avec lui. (Haut.) Mais ceci n’est qu’une peinture !

le roi. Comment, une peinture ?

la nymphe sânoumatî. Moi-même, tout à l’heure, je ne m’en apercevais plus ; comment donc se serait-il souvenu que ce n’est qu’une peinture ?

le roi. Pourquoi me rappeler méchamment à la réalité ?

« Tandis qu’avec mon cœur, qui est tout à elle, je goûtais le bonheur de la voir comme si elle eût été là devant moi, ma bien-aimée vient d’être de nouveau changée en peinture par toi qui m’as rendu le souvenir. »

(Il verse des larmes.)

la nymphe sânoumatî. On n’a jamais vu, pendant l’absence, une image se substituer aussi nettement à la réalité.

le roi. Ami, vois quelle infortune me poursuit sans relâche.

« Par l’insomnie, la réunion en songe avec elle est rendue impossible ; et mes larmes ne me laissent pas même la voir en peinture ! »

la nymphe sânoumatî. Voilà qui expie complètement le mal que tu as fait à Sakountalâ en la repoussant.

tchatourikâ, entrant. Que le roi soit toujours victorieux ! J’avais pris la boîte aux couleurs et je venais de ce côté…

le roi. Eh bien ?

tchatourikâ. Elle m’a été en route enlevée violemment par la reine Vasoumatî, accompagnée de Târalikâ, en disant : Je la porterai moi-même à mon noble seigneur.

mâdhavya. Heureusement tu t’es échappée.

tchatourikâ. Pendant que Târalikâ dégageait le haut du vêtement de la reine accroché à un arbre, je me suis sauvée.

le roi. Ami, voici la reine qui s’approche, fière des attentions que j’ai eues pour elle. Charge-toi de garder ce portrait.

mâdhavya. De me garder moi-même, vous voulez dire. (Prenant le portrait en se levant.) Quand Votre Majesté sera délivrée de cette épine de l’appartement des femmes, envoyez-moi chercher dans le palais nommé Mêghapratitchanda. (Il sort en courant.)

vêtravati, entrant avec une lettre à la main. Victoire au roi !

le roi. Vêtravati, n’as-tu pas vu la reine près d’ici ?

vêtravati. Oui, Sire, mais en me voyant une lettre à la main, elle s’est éloignée.

le roi. La reine, qui connaît les convenances, évite de me troubler dans mes affaires.

vêtravati. Sire, voici ce que le ministre vous fait dire : « À cause de la vérification d’un grand nombre de comptes de finances, une seule affaire, regardant les habitants de la ville, a été examinée. Que le roi jette les yeux sur cette feuille où le rapport en est écrit. »

le roi. Approche et me montre la feuille.

(vêtravati s’approche.)

le roi, après avoir lu. Comment ! le capitaine de vaisseau nommé Dhanamitra a péri dans un naufrage ! Ce brave homme ne laisse pas d’enfants, et c’est au roi que revient toute cette fortune amassée, écrit le ministre. Il est triste en vérité d’être sans enfants ! À cause de sa grande fortune, il devait avoir plusieurs femmes ; il faut donc rechercher si, parmi ces femmes, il n’y en a pas une qui ait l’espoir d’être mère.

vêtravati. Sire, on vient de dire, à l’instant même, que la fille d’un chef des marchands de la ville de Sakêta[5], femme du capitaine, vient d’achever la cérémonie pour hâter la naissance d’un enfant.

le roi. Eh bien ! l’enfant dans le sein de sa mère a droit à la fortune paternelle ; va dire cela au ministre.

vêtravati. Le roi va être obéi. (Elle s’apprête à sortir.)

le roi. Reviens un moment.

vêtravati. Me voici.

le roi. Qu’importe qu’il y ait ou non de lui une postérité.

« Quel que soit le parent affectueux, à moins qu’il n’ait été un malfaiteur, dont l’un de ses sujets sera privé, Douchmanta le remplacera. Qu’on le dise partout ! »

vêtravati. Cela va être publié à l’instant même. (Elle sort, et rentre bientôt après.) Comme la pluie qui tombe à propos ont été accueillies les paroles du roi.

le roi, poussant un long soupir. Ainsi, hélas ! les biens des familles privées de soutien par l’absence de descendants passent à un étranger à la mort du chef de la famille. Après moi, aussi, la splendeur de la race de Pourou sera comme une terre ensemencée hors de saison !

vêtravati. Puisse cette triste prévision ne pas s’accomplir !

le roi. Malheur à moi, qui ai repoussé le bonheur quand il était près de moi !

la nymphe sânoumatî. S’il porte ainsi mon amie dans son cœur, combien il doit se mépriser lui-même !

le roi. « Quand un autre moi-même était déjà dans son sein, ma légitime épouse, l’honneur de la famille, a été abandonnée par moi, comme une terre ensemencée au temps favorable et prête à donner des fruits excellents ! »

la nymphe sânoumatî. Ta postérité, ô roi, ne sera pas interrompue.

tchatourikâ. Ah ! vraiment cette histoire du capitaine de vaisseau a jeté le roi dans un profond abattement. Pour le distraire, va chercher l’honorable Mâdhavya au palais de Mêghapratitchanda, et ramène-le ici.

vêtravati. Tu as raison. (Elle sort.)

le roi. Hélas ! Les ancêtres de Douchmanta sont livrés à l’incertitude ;

« Après lui, dans notre famille, qui donc fera les sacrifices aux mânes, suivant les préceptes de l’Écriture[6] ? Voilà ce que mes ancêtres défunts se demandent.

« Et l’eau abondante de mes larmes, à moi qui suis privé de descendants, voilà ce qu’ils ont pour boire ! » (Il tombe dans un abattement profond.)

tchatourikâ, le regardant avec inquiétude. Que Votre Majesté reprenne courage ! Qu’elle reprenne courage !

la nymphe sânoumatî. Ah ! quel malheur ! Quand il y a une lampe toute prête, il faut que, par l’effet malencontreux d’un voile, il subisse l’horreur des ténèbres ! Je vais le rendre heureux à l’instant même… Mais, n’ai-je pas entendu dire par la mère du grand Indra, qui consolait Sakountalâ : « Les dieux eux-mêmes, impatients d’avoir leur part du sacrifice, feront en sorte que, bientôt, le roi rendra le bonheur à son épouse légitime ? » Il convient donc d’attendre cet instant. Pour le moment, je vais, avec ces nouvelles, rendre le courage à notre chère amie. (Elle s’élève dans les airs.)

une voix, derrière le théâtre. Au secours, au secours !

le roi, revenu à lui et prêtant l’oreille. Vraiment, cela ressemble à un cri de détresse de Mâdhavya. Holà, quelqu’un ! vite quelqu’un !

vêtravati entre. Que le roi protège son ami en danger.

le roi. Par qui le pauvre homme est-il persécuté ?

vêtravati. Un être invisible qui s’est emparé de lui l’a enlevé au sommet du palais de Mêghapratitchanda.

le roi, se levant. Il n’en peut être ainsi. Comment ! mes palais sont envahis par des esprits ? Il est vrai que

« S’il est impossible de connaître tous les faux pas que l’on fait soi-même chaque jour par inadvertance, il est encore moins possible de savoir quelle est la route où s’engage chacun de mes sujets. »

derrière la scène. Ô mon ami, au secours, au secours !

le roi, marchant à la hâte. Ami, ne crains rien, ne crains rien !

derrière la scène. Comment n’aurais-je pas peur, quand un être inconnu me tient le cou penché en arrière, et le tient serré à le briser comme une canne à sucre !

le roi, jetant les yeux dans l’espace. Mon arc à l’instant !

une femme yavani, entrant avec l’arc. Sire, voici votre arc.

(Le roi met une flèche sur l’arc.)

dans la coulisse. « Moi qui suis altéré du sang frais de ton cou, je vais te tuer malgré ta résistance, comme un tigre tue un animal. Que Douchmanta, qui prend son arc pour rassurer les opprimés, vienne maintenant à ton secours. »

le roi, avec colère. Comment, c’est moi-même qu’il ose nommer ! Attends ! misérable vampire ; dans un moment tu auras cessé de vivre ! (Tendant son arc.) Vêtravati, montre-moi le chemin de l’escalier.

vêtravati. Sire, par ici, par ici.

(Tous suivent le roi en courant.)

le roi, regardant de tous côtés. Il n’y a personne, en vérité.

derrière la scène. Au secours, au secours ! Je vois Votre Majesté, mais elle ne me voit pas. Comme une souris prise par un chat, j’ai perdu l’espoir de conserver ma vie.

le roi. Holà ! toi qui es fier de te dérober à ma vue, ma flèche te verra bien, et la voici posée sur la corde : « Celle qui te tuera, toi qui mérites la mort, elle sauvera ce brahmane qu’il faut sauver, comme le cygne prend le lait et laisse l’eau qui s’y mêle[7]. »

( En parlant ainsi, il met la flèche sur la corde.)
(Entre Mâtali, qui a lâché Mâdhavya.)
mâtali. « Les Asouras sont désignés par

Indra comme but de tes flèches ; tends cet arc contre eux. Quant aux amis des gens de bien, ce sont des coups d’œil bienveillants qui tombent sur eux, et non des flèches redoutables ! »

le roi, retirant sa flèche. Eh quoi ! c’est Mâtali ! Soyez le bienvenu, cocher du grand Indra !

mâdhavya, qui entre. Voilà à présent qu’on salue de la bienvenue celui par les mains duquel j’ai failli être étouffé comme une bête.

mâtali, souriant. Seigneur, apprenez pour quelle raison je suis envoyé près de vous par Indra.

le roi. Je suis attentif.

mâtali. Il existe une troupe de Dânavâs[8], surnommée « la difficile à vaincre, » dont le père fut Kâlanêmi.

le roi. Cela m’a été raconté précédemment par Nârada.

mâtali. « Cette troupe ne peut être vaincue par ton ami Indra, et c’est à toi, dit-on, qu’il est réservé de les détruire, dans une bataille où tu commanderas. Les ténèbres de la nuit, qu’il n’est pas donné au soleil de dissiper, la lune[9] les éloigne. »

Que Votre Seigneurie, prenant ses armes aujourd’hui même, et montant dans le char d’Indra, se mette en route et se prépare à la victoire !

le roi. Je suis favorisé par cet honneur que me fait le grand Indra. Mais pourquoi as-tu agi ainsi à l’égard de Mâdhavya ?

mâtali. En voici l’explication. Quand j’ai vu que votre seigneurie avait l’esprit tourmenté et abattu par je ne sais quelle cause, je me suis mis à exciter votre colère, parce que

« Le feu dont on agite les matériaux flamboie ; le serpent qu’on tourmente développe sa crête ; parce qu’un homme retrouve ordinairement tout son courage par une secousse. »

le roi, à part à Mâdhavya. Ami, l’ordre d’Indra ne peut être négligé. C’est pourquoi, toi qui as été informé ici de l’affaire, va de ma part dire ceci au ministre Pisouna : « C’est à toi seul maintenant qu’est confiée la protection de mes sujets, car cet arc tendu est en ce moment préparé dans une autre intention. »

mâdhavya. J’obéis à Sa Majesté. (Il sort.)

mâtali. Que Votre Seigneurie monte dans le char.

(Le roi monte dans le char. Tous sortent.)
FIN DU SIXIÈME ACTE.
  1. On a vu, p. 22, que Mênakâ est la mère de Sakountalâ.
  2. Le mot kapôta signifiant pigeon, cette manière de joindre les mains doit imiter à peu près la forme de cet oiseau.
  3. Grande espèce de liane, gœrtnera racemosa.
  4. V. p. 104.
  5. Aujourd’hui Aoude.
  6. Comp. dans le Mahâbhârata, Vanaparva, slokas 8553 et suiv. (Trad. de M. Fauche, t. III, p. 444.
  7. V. dans le Mahâbhârata, Adiparva, sloka 3078, trad. de M. Fauche, t. I, p. 326. Il est souvent question, dans la poésie hindoue, de cette prétendue faculté qu’ont les cygnes de séparer le lait de l’eau à laquelle il a été mêlé, pour ne boire que le premier. Le roi veut donc dire ici que sa flèche tuera le vampire sans blesser Mâdhavya.
  8. Géants, ennemis des dieux.
  9. Allusion à l’origine du roi, qui était regardé comme un descendant du dieu de la Lune.