La Reconnaissance de Sakountala (Foucaux)/Acte IV

Traduction par Philippe-Édouard Foucaux.
E. Picard (p. 68-90).

ACTE QUATRIÈME


AVANT-SCÈNE
Entrent les deux amies apportant une gerbe de fleurs.


anasoûyâ. Chère Priyamvadâ, quoique Sakountalâ, par un mariage à la manière des Gandharvas, soit devenue complètement heureuse en s’unissant à un époux digne d’elle, et quoique mon cœur se réjouisse à cette pensée, cela ne me donne pas moins à réfléchir.

priyamvadâ. Pourquoi ?

anasoûyâ. Aujourd’hui le sage roi, congédié par les ermites, après avoir achevé le sacrifice, est rentré dans sa capitale ; de retour dans les appartements de ses femmes, et loin d’ici, se rappellera-t-il ou non ce qui s’y est passé ?

priyamvadâ. Sois sans inquiétude ; les personnes aussi distinguées par leur caractère ne sont pas ennemies de la vertu. Mais maintenant, que dira le père, quand il apprendra ce qui s’est passé ? Je n’en sais rien.

anasoûyâ. D’après ce que je vois, son consentement est bien probable.

priyamvadâ. Comment cela ?

anasoûyâ. Son premier désir doit être que Sakountalâ soit donnée pour épouse à un homme doué de qualités ; et si le destin lui-même accomplit ce désir, le vénérable père n’est-il pas arrivé à son but avec peu de peine ?

priyamvadâ, après avoir regardé la corbeille de fleurs. Amie, les fleurs sont prêtes pour la cérémonie du sacrifice.

anasoûyâ. Ne faut-il pas offrir un hommage à la divinité qui veille au bonheur de notre chère Sakountalâ ?

priyamvadâ. Oui, ce sera bien.

(En parlant ainsi, elle commence le rite.)

derrière la scène. Holà ! me voici, c’est moi !

anasoûyâ, prêtant l’oreille. Amie, c’est ainsi que s’annonce un hôte.

priyamvadâ. Sakountalâ n’est-elle pas à la chaumière ? (À part.) quoique absente de cœur en ce moment !

anasoûyâ. Bien. Alors c’est assez de ces fleurs. (Elles sortent.)

dans la coulisse. Ah ! dédaigneuse pour un hôte !

« Celui auquel tu penses sans cesse, et qui, tenant ton esprit éloigné de tout autre, t’empêche de m’apercevoir, moi, riche en austérités, ici présent, eh bien, il ne se souviendra pas de toi, même quand on te rappellera à lui, comme un homme ivre oublie les paroles qu’il a prononcées naguère. »

priyamvadâ. Ah ! malheur ! ah ! malheur ! Une chose fâcheuse est arrivée. Sakountalâ, dont la pensée n’est plus à elle, a commis une offense envers un personnage digne de respect. (Regardant du côté de la voix.) Ce n’est pas envers le premier venu ; c’est Dourvâsas, le grand ermite, si facile à irriter ! Après avoir prononcé son imprécation, il s’est éloigné d’un pas rapide, tremblant et saccadé, qu’il serait difficile d’arrêter. Quel autre, si ce n’est le feu, pourrait brûler autant que lui !

anasoûyâ. Va donc, et, te jetant à ses pieds, ramène-le pour que je puisse lui offrir de l’eau et l’Arghya[1].

priyamvadâ. J’y cours. (Elle sort.)

anasoûyâ, feignant de trébucher en marchant. Ah ! dans ma marche troublée par la précipitation, la corbeille de fleurs m’est échappée. (Elle ramasse les fleurs.)

priyamvadâ, revenant. De qui cette nature bourrue accepterait-elle une excuse ? Il s’est pourtant un peu radouci.

anasoûyâ, souriant. C’est encore beaucoup pour lui. Mais parle.

priyamvadâ. Comme il ne voulait pas revenir, je lui ai fait cette prière : Vénérable, en considérant que c’est la première fois, et que la jeune personne ignore le pouvoir des mortifications, une offense unique doit être pardonnée par votre sainteté.

anasoûyâ. Après ? après ?

priyamvadâ. Après il a dit : « Ma parole ne saurait être vaine ; mais, à la vue d’un ornement qui la fera reconnaître, la malédiction cessera ! » En disant ces mots, il a disparu.

anasoûyâ. Il est donc permis maintenant de se rassurer, puisque le sage roi, en partant, a mis lui-même un anneau portant son nom au doigt de Sakountalâ, en disant : « Ce sera un souvenir. » Sakountalâ aura, dans cet anneau, un moyen sûr à sa disposition.

priyamvadâ. Amie, viens ! accomplissons nos devoirs religieux. (Elles font quelques pas sur la scène.)

priyamvadâ, après avoir regardé. Anasoûyâ, regarde donc : le visage appuyé sur sa main gauche, notre chère amie est immobile comme une peinture. La pensée tout entière à son époux, elle s’oublie elle-même ; à plus forte raison oublie-t-elle un hôte !

anasoûyâ. Priyamvadâ, que cette affaire reste entre nous deux seulement, car il faut ménager la nature délicate de notre chère amie.

priyamvadâ. Qui donc arroserait avec de l’eau brûlante la jeune fleur du jasmin ?

(Elles sortent.)


FIN DE L’AVANT-SCÈNE.

Un disciple qui vient de s’éveiller entre sur la scène.


le disciple. Je suis envoyé par le vénérable Kanva, revenu de son pèlerinage, afin d’examiner les signes du temps. Sorti en plein air, je vais examiner ce qu’il reste encore de nuit. (Il fait quelques pas et regarde.)

Vraiment, voici l’aurore, car

« D’un côté le dieu de la lune s’avance vers le sommet du mont derrière lequel il se couche ; et, de l’autre côté, le soleil, précédé par Arouna (l’aurore).

« Par le coucher et le lever simultanés des deux astres qui donnent la lumière, le monde est conduit, pour ainsi dire, dans ses diverses conditions.

« La lune étant couchée, la fleur même du lotus ne réjouit plus ma vue, car sa beauté n’est plus qu’un souvenir[2].

« Les chagrins d’une jeune fille, produits par l’absence de l’objet aimé, sont au-dessus de ce qu’elle peut supporter ! »

anasoûyâ entre, en écartant à la hâte le rideau qui forme le fond de la scène. Quelqu’étranger qu’on soit aux affaires du monde, on voit bien que le roi s’est conduit d’une manière indigne à l’égard de Sakountalâ.

le disciple. Je vais annoncer au vénérable maître que l’heure est venue de faire l’offrande au feu. (Il sort.)

anasoûyâ. Quoique bien éveillée, je me demande : Que faire ? Mes mains et mes pieds ne s’acquittent pas même de leurs fonctions indispensables. Que l’Amour soit donc satisfait maintenant, lui par qui notre amie au cœur innocent a été induite à donner sa confiance à un homme perfide ! ou plutôt, c’est la malédiction de Dourvâsas qui gâte tout. Autrement, comment le sage roi, après des paroles comme celles qu’il a prononcées, n’envoie-t-il pas même une lettre, après un temps si long ?

C’est pourquoi il faut lui envoyer d’ici l’anneau qui doit servir à faire reconnaître Sakountalâ.

Mais, de cette réunion d’anachorètes habitués aux austérités, qui envoyer ? Quoique persuadée qu’une faute a été commise par notre amie, vais-je aller apprendre à notre père Kanva que Sakountalâ est mariée à Douchmanta, et qu’elle sera bientôt mère ? Et pourtant, puisque cela est, que faut-il faire ?

priyamvadâ entre toute joyeuse. Chère amie, vite, vite, viens célébrer la fête du départ de Sakountalâ.

anasoûyâ. Chère amie, comment cela ?

priyamvadâ. Écoute : Je suis allée aujourd’hui auprès de Sakountalâ, pour lui demander si elle avait eu un sommeil calme.

anasoûyâ. Après ? après ?

priyamvadâ. Pendant qu’elle baissait la tête, toute confuse, notre père Kanva l’a consolée en lui disant, après l’avoir embrassée : « Par bonheur, quoique le sacrificateur eût la vue obscurcie par la fumée, l’offrande n’en est pas moins tombée au milieu du feu. Chère fille, comme la science communiquée à un bon disciple, ce qui s’est passé ne doit pas être une cause de chagrin. Aujourd’hui même, sous la protection de plusieurs ermites, je t’envoie auprès de ton époux. »

anasoûyâ. Mais par qui notre père Kanva a-t-il été instruit de cette affaire ?

priyamvadâ. Par une voix sans corps qui lui a parlé en vers quand il entrait dans le sanctuaire du feu.

anasoûyâ, souriant. Continue.

priyamvadâ, se servant de la langue sanscrite[3]. « Sache, ô brahmane, que la jeune fille porte un gage de l’amour de Douchmanta, de même que le bois de Sami recèle un germe de feu. »

anasoûyâ, embrassant Priyamvadâ. Chère amie, je suis heureuse, heureuse ! mais en pensant qu’aujourd’hui même on emmène Sakountalâ, j’éprouve un plaisir mêlé de peine.

priyamvadâ. Nous nous consolerons de notre chagrin, pourvu que notre pauvre amie soit heureuse !

anasoûyâ. C’est pour cela que j’ai déposé dans cette boîte de noix de coco, suspendue à une branche de manguier, une guirlande de fleurs de kêsaramâlikâ, capable de faire supporter la longueur des heures. Fais-la donc remettre entre ses mains, tandis que je vais, pour elle, préparer des onguents bienfaisants, tels que le mrigarôtchana, l’argile des étangs consacrés et les tiges de l’herbe sacrée.

priyamvadâ. C’est bien là ce qu’il faut faire.

(Anasouya s’éloigne. Priyamvada cueille des fleurs.)

une voix derrière la scène. Gâutamî, qu’on prévienne Sârngarava et Saradvata, afin qu’ils conduisent Sakountalâ.

priyamvadâ, prêtant l’oreille. Anasoûyâ, hâte-toi, hâte-toi ! voilà qu’on appelle les ermites qui vont à la ville d’Hastinapoura.

anasoûyâ entre, avec des ornements dans les mains. Amie, viens ; allons toutes les deux. (Elles font quelques pas.)

priyamvadâ, après avoir regardé. Voilà Sakountalâ, dont les cheveux sont peignés et lavés, que félicitent les femmes ermites, qui tiennent à la main du riz consacré et prononcent des paroles de bénédiction. Allons auprès d’elle.

(Elles s’approchent de Sakountalâ, qui entre sur la scène, entourée comme il vient d’être dit.)

l’une des anachorètes, s’adressant à Sakountalâ, qui vient de s’asseoir. Ma fille, prends le titre de grande reine, pour marquer la grande estime que t’accorde ton époux.

une seconde anachorète. Sois la mère d’un héros !

une troisième anachorète. Sois toujours très estimée de ton époux !

(Après avoir ainsi donné des bénédictions elles sortent, excepté Gâutamî.)

priyamvadâ et anasoûyâ, s’étant approchées. Amie, puisse l’ablution te porter bonheur !

sakountalâ. Vous êtes les bien venues, mes amies ; asseyez-vous là toutes deux.

les deux amies, après avoir pris les vases propitiatoires et s’être assises. Allons ! apprête-toi, tandis que nous allons préparer les onguents qui portent bonheur.

sakountalâ. Voilà un service inappréciable, car, désormais, il me sera difficile d’être parée par mes amies !

(Tandis qu’elle parle ainsi, une larme tombe de ses yeux.)

les deux amies. Chère amie, il ne faut pas que tu pleures, au moment de la propitiation.

(Elles essuient ses larmes et lui font sa toilette.)

priyamvadâ. Sa beauté, digne des ornements les plus précieux, est affaiblie par ces parures qu’on trouve aisément dans un ermitage !

deux jeunes ermites, entrant avec des présents. Voici des ornements dont il faut vous parer, Madame !

(Toutes sourient à la vue des parures.)

gâutamî. Nârada, mon fils, d’où vient ceci ?

1er disciple. De la puissance de notre père Kanva.

gâutamî. Eh quoi ! cela s’est produit par sa volonté ?

2e disciple. Non, vraiment ; écoutez : Nous avons été appelés tous les deux par le vénérable père, qui a dit : « Cueillez pour Sakountalâ des fleurs aux arbres de la forêt. » Et, à l’instant même,

« Un arbre a produit un vêtement de lin, blanc comme la lune, emblème d’une heureuse destinée ; un autre a distillé du suc de laque bon pour la toilette des pieds ; d’autres parures ont été données par les mains de divinités visibles jusqu’aux poignets, et rivalisant avec les jeunes bourgeons de ces arbres. »

priyamvadâ, regardant Sakountalâ. Chère amie, cette faveur te présage une fortune royale dans la maison de ton époux !

(Sakountalâ conserve un maintien modeste.)

le 1er disciple. Gâutamî, viens donc ! Allons raconter à Kanva, qui sort du bain, l’hommage des arbres de la forêt.

le 2e disciple. Allons ! (Ils sortent tous les deux.)

priyamvadâ et anasoûyâ. Ces personnes n’entendent rien à la toilette. Mais, à l’aide de nos connaissances en peinture, nous saurons arranger ces ornements sur ta personne.

sakountalâ. Je connais votre adresse.

(Toutes deux se mettent à parer Sakountalâ. Entre Kanva, qui revient du bain.)

kanva. « Sakountalâ partira aujourd’hui. À cette pensée mon cœur est rempli de chagrin, et ma voix est altérée parce que je retiens mes larmes, et ma vue se trouble à cette idée. Si, par affection, j’éprouve une agitation pareille, moi, l’habitant de la forêt, quel doit être le tourment des pères de famille nouvellement séparés de leurs filles ? »

les deux amies. Chère Sakountalâ, te voilà complètement parée ; couvre-toi maintenant de ces vêtements de lin.

(Sakountalâ se lève et s’enveloppe de ces vêtements.)

gâutamî. Ma fille, ton père spirituel est là, t’embrassant, pour ainsi dire, avec ses yeux remplis de larmes de joie. Fais-lui donc le salut d’usage.

sakountalâ, d’un air modeste. Père, je vous salue !

kanva. Sois très-honorée par ton époux, comme Sarmichthâ le fut par Yayâti[4], et sois mère d’un fils, monarque universel, comme celui qu’elle eut en Pourou.

gâutamî. Vénérable Kanva, ceci est un don ; ce n’est pas une bénédiction.

kanva. Ma fille, fais ici même le tour du feu consacré. (Tous s’avancent.)

kanva prononce la bénédiction, dans le mètre des Vêdas.

« Que ces feux du sacrifice, ayant leurs places marquées autour de l’autel, alimentés de combustible, entourés d’une litière d’herbe sacrée et effaçant les péchés par le parfum des offrandes, te purifient ! »

Pars maintenant, ma fille. (Regardant autour de lui.) Où sont Sârngarava et les autres ?

un disciple, entrant. Maître, nous voici.

kanva. Montre la route à ta sœur.

sârngarava. Par ici, par ici, Madame !

(Tous se mettent en marche.)

kanva. Arbres voisins de l’ermitage,

« Celle qui ne voulait pas boire de l’eau quand vous n’aviez pas bu ; celle qui, bien qu’aimant les parures, par amour de vous, ne cueillait pas une de vos branches ; celle pour qui la plus grande fête était le premier moment où vous produisiez des fleurs, Sakountalâ s’en va à la maison de son époux. Tous, faites-lui vos adieux ! »

(Signalant le chant du kôkila.)

« Sakountalâ, reçois de ces arbres aimés des habitants de la forêt la permission de partir, puisque la voix lointaine du kôkila semble répondre pour eux !

« Que son voyage soit égayé, le long de la route, par des étangs couverts de lotus verdoyants ; que l’ardeur des rayons du soleil y soit modérée par des arbres aux ombrages épais ; que, pour elle, la poussière y soit douce comme le pollen des lotus ; que le vent s’apaise et reste doux ; que la prospérité t’accompagne ! »

(Tous écoutent avec étonnement.)

gâutamî. Ma fille, te voilà congédiée par les divinités de l’ermitage, qui t’aiment comme des parents ; incline-toi donc devant elles.

sakountalâ, qui s’est avancée en saluant, à voix basse. Chère Priyamvadâ, quoique j’aie un grand désir de revoir mon noble époux, cependant, au moment de quitter l’ermitage, mes pieds ne me portent qu’avec peine en avant !

priyamvadâ. Ce n’est pas toi seulement, mon amie, qui es troublée par ton départ de l’ermitage ; au moment où tu vas t’éloigner de la demeure des ermites, cette demeure semble être dans le même état que toi.

« Les gazelles laissent tomber l’herbe de leur bouche ; les paons cessent leur danse ; les lianes, en laissant tomber leurs feuilles jaunies, semblent verser des pleurs ! »

sakountalâ, retrouvant un souvenir. Mon père, je dirai adieu tout à l’heure à la liane ma sœur, surnommée Lumière-des-Bois[5].

kanva. Je connais ta tendresse de sœur pour elle. La voici, à droite.

sakountalâ, s’approchant de la liane. Lumière-des-Bois, quoique tu sois unie au manguier, embrasse-moi avec tes branches pareilles à des bras tournés de ce côté. À partir de ce jour, je vais m’en aller bien loin de toi !

kanva. « Sakountalâ, par tes mérites, tu as obtenu un époux semblable à toi, que j’avais d’avance choisi pour toi ; puis, cette jeune liane étant unie au manguier, pour elle et pour toi je suis désormais sans inquiétude ! »

sakountalâ, à ses deux amies. Chères amies, je recommande cette liane à vos soins.

les deux amies. Et nous, aux soins de qui nous recommandes-tu ?

kanva. Anasoûyâ, c’est assez pleurer. N’est-ce pas vous-mêmes qui devez relever le courage de Sakountalâ ?

(Tous se mettent en marche.)

sakountalâ. Père, vous voyez cette gazelle qui s’en va paissant aux abords de la chaumière, appesantie par le poids du faon qu’elle porte dans ses flancs ; quand elle l’aura heureusement mis au jour, vous m’enverrez quelqu’un pour m’annoncer cette bonne nouvelle.

kanva. Nous ne l’oublierons pas.

sakountalâ, comme arrêtée par un obstacle. Qui donc marche ainsi sur ma robe ? (Elle se retourne en disant ces mots.)

kanva. « Ce daim, ton enfant adoptif, élevé avec des poignées de riz, sur la bouche duquel, quand ses lèvres étaient blessées par les pointes piquantes des herbes, l’huile d’ingoudi, qui cicatrise les blessures, était appliquée par toi, il ne quitte pas tes traces ! »

sakountalâ. Pauvre petit, pourquoi me suis-tu, moi qui m’éloigne de ceux avec qui je passais ma vie ? Tu as été élevé par moi, il est vrai, quand tu es resté sans mère, aussitôt qu’elle t’eut donné naissance. Aujourd’hui que je te quitte, mon père prendra soin de toi ; retourne donc à l’ermitage ! (En parlant ainsi, elle se met en marche en pleurant.)

kanva. « Arrête, par ta fermeté, les larmes de tes yeux aux cils relevés, car elles sont un obstacle à ce que tu as à faire. Cette route qu’on suit sur la terre s’élève et s’abaisse sans qu’on s’en aperçoive ; tes pas ne peuvent donc manquer d’y être inégaux ! »

sârngarava. Seigneur, l’Écriture dit : Un ami doit être accompagné jusqu’au bord de l’eau. Or voici le bord d’un lac. Après nous avoir donné vos instructions, veuillez vous en retourner.

kanva. Pour cela, allons chercher un abri à l’ombre de ce figuier.

(Tous entourent Kanva.)

kanva, à part. Quel est le message qu’il convient d’envoyer à Sa Majesté Douchmanta ? (Il réfléchit.)

sakountalâ, à Anasoûyâ. Chère amie, regarde ; ne voyant pas son cher compagnon que cache cette feuille de lotus, la Tchakravakî[6] inquiète gémit et semble dire : Ce que je souffre est bien dur !

anasoûyâ. Amie, ne t’imagine pas cela.

« Cet oiseau, sans son ami, passe une nuit que la tristesse rend plus longue ; mais quoique le chagrin de la séparation soit vif, l’espérance la rend supportable. »

kanva. Sârngarava, tu auras à parler au roi de ma part, après lui avoir présenté Sakountalâ.

sârngarava. Que Votre Révérence me donne ses instructions.

kanva. « Après avoir bien réfléchi que nous sommes riches en austérités, et que tu es de famille élevée ; en voyant l’amour dont Sakountalâ s’est éprise pour toi, sans que les parents l’y aient excitée, elle doit être comptée parmi tes femmes, et tu dois lui donner d’abord un rang égal au leur ; le reste dépend delà destinée, et les parents d’une femme n’ont rien de plus à demander. »

sârngarava. J’ai compris vos instructions.

kanva. Ma fille, c’est à toi maintenant qu’il faut donner des conseils. Quoique habitants de la forêt, nous connaissons les affaires du monde.

sârngarava. Rien, en effet, n’est étranger aux sages.

kanva. « Écoute les supérieurs avec respect ; conduis-toi comme une amie avec les femmes tes compagnes. Maltraitée par ton mari, ne sois pas, pour cela, indocile par colère. Sois toujours bienveillante pour les serviteurs, sans orgueil dans les prospérités ; les jeunes femmes arrivent ainsi à la dignité de maîtresse de maison ; celles qui agissent autrement font le malheur de la famille. »

Qu’en pense Gâutamî ?

gâutamî. C’est bien là, en effet, la règle de conduite des femmes mariées, chère fille ; suis-la donc en tous points.

kanva. Ma fille, embrasse-moi, ainsi que toutes tes amies.

sakountalâ. Est-ce que Priyamvadâ et mes autres amies vont s’éloigner d’ici ?

kanva Ma fille, elles aussi seront toutes les deux données à des époux ; il ne leur convient donc pas d’aller à la ville ; mais Gâutamî ira avec toi.

sakountalâ, après avoir embrassé son père. Comment, maintenant, arrachée des bras de mon père, comme une branche de sandal arrachée aux flancs du mont Malaya, pourrais-je, dans un autre pays, supporter la vie ?

kanva. Ma fille, pourquoi es-tu troublée ainsi ?

« Élevée au rang honorable d’épouse du roi de race illustre ; occupée à chaque instant des affaires importantes de ton auguste époux, bientôt, après avoir, comme la Plage orientale, mère du Soleil, donné le jour à un fils pur comme l’astre du jour, tu ne compteras plus pour un chagrin, ma fille, d’être séparée de moi ! »

(Sakountalâ tombe aux pieds de son père.)

kanva. Que tout ce que je désire pour toi s’accomplisse !

sakountalâ, s’approchant de ses deux amies. Chères amies, vous aussi, embrassez-moi toutes les deux !

les deux amies, après l’avoir embrassée. Chère amie, si le roi hésitait à te reconnaître, montre-lui aussitôt l’anneau qui porte son nom gravé.

sakountalâ. Ce doute de votre part me rend tout inquiète.

les deux amies. Ne crains rien ; l’extrême affection fait naître la crainte.

sârngarava. Le soleil avance dans son cours à travers les cieux ; que madame veuille bien se hâter !

sakountalâ, se tournant vers l’ermitage. Ô mon père ! quand reverrai-je le bois de l’ermitage ?

kanva. Écoute :

« Après avoir longtemps partagé avec la terre bornée par les quatre océans le titre d’épouse du roi ; après avoir marié ton fils Dauchmanti, le guerrier sans égal, tu reviendras avec ton époux, qui aura remis à ce fils le fardeau des affaires, poser tes pieds sur le sol de ce paisible ermitage ! »

gâutamî. Ma fille, le temps du voyage s’écoule ; dis à ton père de s’en retourner au plus tôt, (s’adressant à Kanva) car longtemps encore elle va vous parler ainsi ; partez, vénérable Kanva.

kanva. Ma fille, les exercices pieux souffrent de ce retard.

sakountalâ, embrassant encore son père. Votre corps, ô mon père, est affaibli par la pratique des austérités ; ne vous tourmentez pas outre mesure à cause de moi.

kanva, soupirant. « Chère fille, comment mon chagrin pourra-t-il s’apaiser, en voyant les grains de riz jetés naguère par toi en offrande aux Êtres, germes à la porte de la chaumière ? »

Va, et que ton voyage soit heureux !

(Sakountala sort avec ceux qui l’accompagnent dans son voyage.)

les deux amies, suivant des yeux Sakountalâ. Hélas ! hélas ! Sakountalâ a disparu au milieu des arbres de la forêt !

kanva, soupirant. Anasoûyâ, elle est partie, celle qui pratiquait la loi avec vous ; dominez votre chagrin et suivez mes pas.

anasoûyâ et priyamvadâ. Père, comment rentrer dans le bois des mortifications, qui n’est plus qu’un désert par l’absence de Sakountalâ ?

kanva. C’est l’amitié qui fait voir les choses ainsi. (Il fait quelques pas, en se parlant à lui-même.) En vérité, après avoir envoyé Sakountalâ dans la famille de son époux, j’éprouve de la satisfaction ; d’où vient cela ?

C’est que

« Cette jeune femme est vraiment le bien d’un autre ; après l’avoir, aujourd’hui, renvoyée à celui qui l’a épousée, ma conscience est aussi pure que je puis le désirer, comme lorsqu’on a restitué un dépôt. »

(Tous sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
  1. Offrande à un hôte, composée indistinctement d’eau, de fleurs, de riz, etc.
  2. Les fleurs de certains lotus se ferment le jour.
  3. Dans les drames indiens, les femmes, les gens du peuple et les bouffons se servent du prâkrit, langage vulgaire dérivé du sanscrit.
  4. Voy. le Mahâbhârata, Adiparva, sl. 3402 et suiv. — Traduction de M. H. Fauche, t. I, p. 360.
  5. V. p. 16.
  6. V. p. 64.