La Reconnaissance de Sakountala (Foucaux)/Acte III

Traduction par Philippe-Édouard Foucaux.
E. Picard (p. 49-67).

ACTE TROISIÈME


AVANT-SCÈNE
Entre un disciple du sacrificateur, portant de l’herbe sacrée.


le disciple. En vérité, le roi Douchmanta possède une grande puissance ; car Sa Majesté n’a pas été plus tôt entrée dans l’ermitage, que nos cérémonies n’ont plus été troublées.

« Pourquoi parler d’appliquer la flèche sur l’arc, lorsque, de loin, par le bruit seul de la corde, comme si c’était le ronflement de l’arc lui-même, il écarte tous les obstacles ? »

Aussi je porte aux brahmanes officiants ces herbes sacrées pour les étendre sur l’autel. (Après avoir fait quelques pas, et en regardant dans l’espace.) Priyamvadâ ! à qui donc sont portés cet onguent fait avec la racine de l’herbe oucira, et ces feuilles de lotus avec leurs fibres ? (Comme s il avait reçu une réponse.) Que dis-tu ? Sakountalâ est fortement indisposée par un coup de soleil, et tout cela est pour lui rafraîchir le corps ? Priyamvadâ, qu’on l’entoure des soins les plus empressés, car elle est la joie du vénérable chef de la famille. Moi aussi, à cause de cela, j’irai remettre pour elle entre les mains de Gautamî l’eau du sacrifice qui la calmera.

(Il sort.)


FIN DE L’AVANT-SCÈNE.

(Entre le roi, avec une contenance amoureuse.)


le roi, pensif, après avoir soupiré.

« Je connais la puissance que donnent les austérités ; cette jeune fille est sous la dépendance d’un autre, je le sais ; et cependant mon cœur ne peut s’en détacher, pas plus que l’eau ne s’écoule d’un endroit profond. »

Dieu puissant, dont les armes sont des fleurs, par toi et par le dieu de la lune, auxquels on devrait pouvoir se fier, la foule des amoureux est complètement abusée !

En effet

« Tes flèches composées de fleurs, les rayons de la lune dont la nature est d’être frais, voilà deux choses qui sont fausses pour les êtres tels que moi.

« La lune lance le feu avec des rayons sortis d’une source glacée, et toi, tu donnes à tes flèches de fleurs la solidité du diamant. »

Bienheureux dieu de l’amour, ne sois pas irrité contre moi ! (Imitant une langueur amoureuse.) Pourquoi, dieu dont les armes sont des fleurs, cette cruauté pour moi ? Ah ! je le vois :

« Aujourd’hui, sans nul doute, le feu de la colère de Civa[1] brûle encore en toi, comme le feu sous-marin au fond de l’océan ; autrement, ô Amour, toi dont il ne reste plus que la cendre, comment serais-tu si brûlant pour les êtres tels que moi ! »

Et pourtant,

« Quoique ce dieu qui a un monstre marin pour emblème apporte à mon cœur une souffrance incessante, je l’en remercie, s’il frappe en prenant aussi pour but cette jeune fille aux longs yeux. »

Bienheureux Amour ! après ce reproche que tu mérites, ne sois pas irrité contre moi !

« Quand j’ai en vain, par des centaines de sacrifices non interrompus, cherché à augmenter ta gloire, ô Amour, est-il juste, en attirant la corde de ton arc jusqu’à ton oreille, de lancer tes flèches sur moi seul ? »

(Avec tristesse, en faisant quelques pas.) À présent que la cérémonie est terminée, et que je suis congédié par les assistants, où aller, pour me distraire de la tristesse qui m’accable ? (Après avoir soupiré.) Puis, excepté la vue de ma bien-aimée, où trouver un autre plaisir ? Eh bien ! je l’attendrai. (Après avoir regardé le soleil.) Cette heure brûlante du jour, Sakountalâ la passe le plus souvent avec ses compagnes, sur les bords de la rivière Mâlinî, ombragés par le feuillage des lianes. C’est donc là que je vais aller. (Il fait quelques pas et regarde.) La délicate jeune fille a passé par cette allée de jeunes arbres il n’y a pas longtemps, je crois, car

« Les tiges des fleurs qu’elle a cueillies ne se sont pas encore refermées, et leurs coupures paraissent encore humides d’un suc laiteux. » (Faisant un mouvement comme s’il était touché par l’air.) Combien la fraîcheur de la brise rend ce lieu agréable !

« On peut respirer à l’aise le souffle du vent qui, avec les parfums du lotus, emporte des parcelles des vagues de la Mâlinî, que reçoit mon corps enflammé par l’amour ! »

(Après avoir fait quelques pas en regardant ; ) Elle doit être là, sous ce bosquet de lianes entouré de roseaux. (Regardant à terre.)

« Une trace de pas toute fraîche, élevée en avant, profonde en arrière, à cause de la pesanteur de ses hanches, est visible à l’entrée du bosquet où se trouve un sable jaunâtre. »

Je vais d’abord regarder au travers des branches. (Après avoir regardé, avec joie.) Ah ! mes yeux ont obtenu la félicité suprême ! Voici celle qui m’est le plus chère, couchée sur un banc de pierre recouvert de fleurs. Ses deux amies sont assises auprès d’elle. Bien ! je vais écouter ce qu’elles se disent sans défiance. (Il reste à les regarder.)

(Entre alors Sakountalâ, comme il a été dit, accompagnée de ses deux amies.)

les deux amies, pendant qu’elles sont occupées à l’éventer, avec tendresse. Chère Sakountalâ, ce vent des feuilles de lotus te fait-il plaisir ?

sakountalâ. Mes amies, à quoi sert de m’éventer !

(Les deux amies se regardent l’une l’autre d’un air inquiet.)

le roi. Sakountala paraît fortement indisposée. (Réfléchissant.) Serait-ce un mal causé par la chaleur, ou bien une chose pareille à celle qui se passe dans mon cœur ? (Regardant avec tendresse.) Ou bien est-ce à cause de l’incertitude ?

« Avec de l’oucira[2] au milieu de son sein, avec un seul bracelet de fibres de lotus qui ne serre pas le bras, combien le corps de ma bien-aimée, quoique languissant, inspire encore d’amour ! Une fièvre pareille peut bien venir de la double influence de l’amour et de l’été, mais la chaleur seule ne produit pas chez les jeunes filles une langueur aussi séduisante ! »

priyamvadâ, à voix basse. Anasoûyâ, c’est depuis qu’elle a vu le grand roi pour la première fois que Sakountala est remplie d’agitation ; serait-ce là, vraiment, la cause de son mal ?

anasoûyâ. Chère amie, moi aussi je crains qu’il en soit ainsi. Je vais l’interroger à ce sujet. (Haut.) Amie, il faut que je t’interroge un peu, car ton indisposition est bien forte.

sakountalâ, soulevant la moitié de son corps. Chère amie, que veux-tu me dire ?

anasoûyâ. Chère Sakountalâ, nous ne parlons pas ici, entre nous deux, d’histoires d’amour, mais l’état où je te vois est tout pareil à celui qu’on attribue dans les légendes aux jeunes filles amoureuses. Dis, quelle est la cause de ton mal ? Car si l’on ne connaît pas exactement la maladie, on ne peut appliquer le remède.

le roi. Anasoûyâ a deviné ma pensée.

sakountalâ, à part. Bien fort, en effet, est mon penchant, et je ne puis tout d’un coup l’avouer à mes deux compagnes.

priyamvadâ. Chère Sakountalâ, Anasoûyâ a raison. Pourquoi négliges-tu ton indisposition ? Chaque jour ton corps s’affaiblit ; seule la beauté ne t’abandonne pas.

le roi Priyamvadâ n’a dit que la vérité. En effet

« Les deux joues de son visage sont amaigries ; sa poitrine a perdu de sa fermeté ; sa taille s’est encore amincie ; ses épaules s’affaissent, et son teint jaunit. Tourmentée par l’amour, elle paraît à la fois plus à plaindre et plus aimable, pareille à la liane mâdhavî touchée par un vent brûlant qui a desséché ses feuilles ! »

sakountalâ. Amie, à quelle autre que toi pourrais-je parler ? Mais je serai pour vous deux une cause de chagrin.

toutes deux. C’est là, justement, la cause de notre insistance ; car une souffrance partagée par de tendres amies devient un mal supportable.

le roi. « Interrogée par des personnes qui partagent ses peines et ses plaisirs, la jeune fille ne pourra taire la cause du chagrin qu’elle a dans le cœur. Et moi, qu’elle a regardé plusieurs fois, quand elle se retournait avec complaisance, j’éprouve en ce moment une crainte extrême d’entendre sa réponse ! »

sakountalâ. Amie, depuis que le saint roi, gardien des bosquets de l’ermitage, s’est présenté pour la première fois à ma vue… (Elle semble confuse en prononçant ces mots à demi-voix.)

toutes les deux. Parle, chère amie.

sakountalâ. C’est depuis ce moment que je suis dans cet état, causé par l’inclination qui m’attire vers lui.

le roi, avec joie. J’ai entendu ce que je désirais entendre !

« L’Amour, auteur de mes peines, en est devenu lui-même le consolateur, comme le jour assombri par des nuages orageux rafraîchit ensuite les créatures avec la pluie. »

sakountalâ. Si cet amour est approuvé par vous deux, faites donc en sorte que je sois accueillie avec bonté par ce sage roi ; sinon, jetez sur moi sans retard l’eau funéraire avec les graines de sésame.

le roi. Ces paroles dissipent tous mes doutes.

priyamvadâ, à part, à son amie. Anasoûyâ, blessée profondément par l’amour, elle est incapable de supporter des retards ; et puisque celui en qui elle a mis son affection est l’ornement des descendants du roi Pourou, son inclination est digne d’être favorisée.

anasoûyâ. Eh bien ! parle en conséquence.

priyamvadâ, haut, à Anasoûyâ. Amie, par bonheur, son choix est digne d’elle. — Où peut descendre une grande rivière, si ce n’est vers l’Océan ? — Excepté le manguier, quel arbre peut soutenir la liane atimouktaka couverte de rameaux ?

le roi. Qu’y a-t-il d’étonnant que la constellation Visâkha suive la marche du dieu de la lune[3] ?

anasoûyâ. Par quel moyen, sans retard et en secret, pourrions-nous accomplir le désir de notre amie ?

priyamvadâ. Si c’est en secret, cela demande réflexion ; si c’est promptement, cela est aisé.

anasoûyâ. Comment cela ?

priyamvadâ. Le sage roi n’a-t-il pas montré son inclination pour elle par ses tendres regards, et ne paraît-il pas amaigri pour avoir manqué de sommeil ces jours-ci ?

le roi, à part, se regardant lui-même. En vérité, je suis tel qu’elle le dit :

En effet,

« Ce bracelet, avec ses pierres précieuses dont la couleur est altérée par mes larmes, que la souffrance a rendues brûlantes, et qui, chaque nuit, coulent de mes yeux abaissés sur mon bras, ce bracelet s’échappe de mon poignet, où ne le retient pas même la marque de la corde de l’arc, et il faut à chaque instant le remettre à sa place ! »

priyamvadâ, après avoir réfléchi. Il faut faire pour le roi une lettre d’amour ; puis, comme si c’était le reste d’une offrande à une divinité, je la ferai parvenir aux mains du roi, cachée dans une fleur de jasmin.

anasoûyâ. Il me plaît, ce moyen ingénieux. Mais qu’en dit Sakountalâ ?

sakountalâ. Le moyen proposé par notre amie a besoin d’être bien examiné.

priyamvadâ. Allons ! songe maintenant à quelque stance aimable commençant par une allusion à toi-même.

sakountalâ. Chère amie, j’y pense bien, mais mon cœur tremble dans la crainte du dédain.

le roi, joyeux. « Il est là, timide jeune fille, impatient d’être auprès de toi, celui dont tu redoutes les dédains.

« Il se peut que l’amant qui implore obtienne ou n’obtienne pas le bonheur ; mais comment serait — il difficile que le bonheur arrive à celui qui est aimé ? »

les deux amies, à Sakountalâ. Dis-nous, toi qui rabaisses tes propres qualités, quel est celui qui, en cette saison, cherche avec le bord de son vêtement à s’abriter des rayons de la lune d’automne qui rafraîchissent le corps ?

sakountalâ, souriant. Me voici occupée à composer. (Elle s’assied et réfléchit.)

le roi. C’est le moment, en vérité, de regarder ma bien-aimée avec un œil qui oublie de cligner.

En effet :

« Son visage n’a qu’un seul de ses sourcils relevé pendant qu’elle compose des vers, et à sa joue qui tressaille se montre l’affection qu’elle a pour moi. »

sakountalâ. Amie, j’ai composé ma stance, mais je n’ai pas ce qu’il faut pour l’écrire.

priyamvadâ. Sur cette feuille de lotus, douce comme la gorge d’un perroquet, grave la lettre avec tes ongles.

sakountalâ, faisant ce qui vient d’être dit. Amies, écoutez donc toutes deux si le sens est convenable ou non.

les deux amies. Nous sommes attentives.

sakountalâ lit. « Je ne connais pas ton cœur, mais jour et nuit, ô cruel, l’amour tourmente violemment la personne qui a mis en toi toute son espérance ! »

le roi, se montrant tout à coup.

« L’amour te tourmente, délicate jeune fille ; mais moi, il me brûle sans cesse ; car le jour ne nuit pas autant au lotus qu’à la clarté de la lune[4] ! »

les deux amies, se levant avec joie, en voyant le roi. Salut à l’objet de ton affection, qui se montre sans tarder !

(Sakountala veut se lever.)

le roi. Non, non ; c’est assez de fatigues !

« Sur la couche de fleurs qu’ils foulent, et parfumés par les filaments brisés du lotus qui se fane si vite, ses membres fortement enflammés ne doivent de respect à personne ! »

anasoûyâ. Eh bien ! Que son ami lui accorde la faveur de s’asseoir à côté d’elle sur cette pierre.

(Le roi s’assied. Sakountalâ reste immobile et confuse.)

priyamvadâ. L’inclination des jeunes gens l’un pour l’autre est visible, mais la tendresse que j’ai pour mon amie va me faire répéter ce que j’ai déjà dit.

le roi. Bonne Priyamvadâ, il ne faut rien taire ; car une explication omise amène souvent un regret.

priyamvadâ. C’est le devoir d’un roi de guérir les maux des malheureux qui se trouvent dans ses domaines.

le roi. Il n’y a rien de plus pressé !

priyamvadâ. Eh bien ! puisque notre chère amie a été, à cause de vous, jetée par le dieu de l’Amour dans l’état de souffrance où elle est, vous devez, par bonté pour elle, la rendre à la vie.

le roi. Bonne Priyamvadâ, ce désir bienveillant nous est commun ; je suis favorisé de toutes manières.

sakountalâ, regardant Priyamvadâ. Chère amie, pourquoi retenir le sage roi, qui regrette d’être éloigné de ses appartements intérieurs ?

le roi. Charmante fille,

« Toi qui es le plus près de mon cœur, si tu crois qu’il en est autrement pour ce cœur qui n’est attaché à nulle autre, tu me fais mourir une seconde fois, jeune fille aux yeux enivrants, moi déjà frappé mortellement par les flèches de l’Amour. »

anasoûyâ. Seigneur, les rois ont de nombreuses épouses, dit-on ; vous ferez donc en sorte que notre chère amie n’éprouve aucun chagrin à cause de ses compagnes.

le roi. Bonne Anasoûyâ, que puis-je dire de plus :

« Quelque nombreuses que soient les femmes qui m’appartiennent, deux seulement seront l’honneur de ma race : la Terre qui a l’Océan pour ceinture, et cette amie à vous deux ! »

les deux amies. Nous voilà parfaitement heureuses !

priyamvadâ, jetant les yeux en dehors de la scène. Puisque ce jeune faon qui regarde de ce côté avec inquiétude cherche sa mère, viens, Anasoûyâ, allons toutes les deux le reconduire auprès d’elle.

sakountalâ. Chère amie, je reste sans protection ; qu’une de vous deux seulement s’en aille.

les deux amies. Celui qui est le protecteur de la terre n’est-il pas auprès de toi ?

sakountalâ. Comment ! les voilà parties toutes deux !

le roi. Point d’inquiétude ! un humble serviteur n’est-il pas à côté de toi ?

« Faut-il que je mette en mouvement les vents humides, avec des feuilles fraîches de lotus qui guérissent la langueur, et servent d’éventail ? ou bien, gracieuse fille, après avoir placé sur mes genoux tes pieds vermeils comme le lotus, les caresserai-je pour te soulager ?

sakountalâ. Je ne me rendrai pas coupable d’offense envers ceux qui sont dignes des respects ! (Elle se lève et veut partir.)

le roi. Belle Sakountalâ, la chaleur du jour n’a pas diminué encore ; dans l’état de langueur où est ton corps,

« Comment ! après avoir abandonné ton lit de fleurs et le voile de ton sein, fait avec des feuilles de lotus, tu irais exposer à la chaleur tes membres trop délicats pour en supporter la violence ? »

(En parlant ainsi, il la fait revenir malgré elle.)

sakountalâ. Descendant du roi Pourou, gardez les bienséances. Quoique je sois au pouvoir de l’Amour, je ne puis disposer de moi-même.

le roi. Timide jeune fille, c’est avoir trop de crainte de ton père adoptif ; ton vénérable chef de famille, après avoir vu ce qui se passe, ne le prendra pas en mauvaise part. D’ailleurs

« Plusieurs filles de rois-ermites ont été, dit-on, épousées à la manière des Gandharvas[5], et approuvées par leurs pères ! »

sakountalâ. Laissez-moi, cependant ; je veux aller, encore prendre conseil de mes deux amies.

le roi. Soit, je te laisserai partir.

sakountalâ. Quand ?

le roi. Lorsque, charmante fille,

« Comme est dérobé par une abeille le suc d’une tendre fleur nouvelle qui n’avait pas encore été touchée, le nectar de ta lèvre aura été ravi par moi qui en suis altéré ! »

(En parlant ainsi, il s’efforce d’approcher ses lèvres du visage de Sakountalâ, qui cherche à l’éloigner.

une voix derrière la scène. Compagne du Tchakravâka[6], la nuit est venue, dis adieu à ton compagnon !

sakountalâ, troublée. Descendant de Pourou, c’est sans doute la vénérable Gâutamî qui, pour avoir de mes nouvelles, vient de ce côté même ; cachez-vous donc au fond de ce bosquet.

le roi. M’y voilà !

(Il se tient caché dans le feuillage.)
Gâutamî entre avec un vase à la main, accompagnée des deux amies de Sakountalâ.

les deux amies. Par ici, par ici, vénérable Gâutamî !

gâutamî. Tes membres sont-ils moins endoloris ?

sakountalâ. Sainte mère, je suis un peu mieux.

gâutamî. Avec cette eau où l’on a trempé l’herbe du sacrifice, ton corps sera délivré de toute souffrance. (Après avoir versé l’eau sur la tête de Sakountalâ.) Ma fille, le jour finit ; viens, allons sans tarder à la chaumière.

sakountalâ, en partant, à part. Ô mon cœur, toi qui tout-à-l’heure, quand l’objet de ta prédilection était présent, à ta grande joie, n’étais pas sans inquiétude, quelle sera ta peine maintenant que te voilà livré aux regrets ? (Faisant un pas en avant, haut.) Bosquet de lianes qui m’as enlevé ma souffrance, adieu ! mais avec l’espoir de jouir encore de ton ombrage ! (Sakountalâ s’éloigne à regret avec les autres femmes.)

le roi, revenant à la place où il était, en soupirant. Hélas ! la réussite des choses qu’on désire est entourée d’obstacles !

En effet,

« Le visage de la jeune fille aux yeux voilés de longs cils, dont les lèvres ont été, à plusieurs reprises, protégées par ses doigts, troublé par l’agitation de la résistance, ce doux visage, qui était tourné vers son épaule, quoique attiré avec peine par moi, n’a pas même reçu un baiser ! »

Où vais-je aller maintenant ? Mais je resterai un instant ici même, dans ce bosquet de lianes où ma bien-aimée s’est reposée et qu’elle vient de quitter.

(Après avoir regardé de tous côtés.)

« Voici, sur la pierre, le lit de fleurs foulé par son corps ; voici, toute fanée, la lettre d’amour gravée avec ses ongles sur une feuille de lotus ; voici, tombé de son bras, le bracelet de fibres de lotus. Non, à la vue de tels objets, je ne puis me hâter de sortir de ce bosquet de roseaux, quoiqu’il soit désert ! »

une voix, dans le lointain :

« La cérémonie du sacrifice du soir étant commencée, les ombres des vampires, jaunâtres comme les nuages du crépuscule et errantes autour de l’autel qui porte le feu sacré, se meuvent en foule, apportant la crainte avec elles. »

le roi. Me voici, me voici, j’y cours !

(Il sort en prononçant ces mots.)
FIN DU TROISIEME ACTE.
  1. Peu de temps après le mariage du dieu Civa avec la déesse Oumâ, l’Amour voulut augmenter encore la tendresse du dieu pour son épouse ; mais Civa, qui était en ce moment occupé à des austérités, réduisit l’Amour en cendres avec le feu de ses yeux.
  2. Sorte de racine rafraîchissante.
  3. Il ne faut pas oublier que le roi est de la race lunaire.
  4. Le roi fait allusion à sa famille, supposée descendre du dieu de la Lune. Sakountalâ est comparée à une espèce de lotus qui se fane le jour.
  5. Le mariage à la manière des Gandharvas, sortes de génies qui sont les musiciens du ciel d’Indra, est permis aux rois et aux militaires ; il suffit, pour ce mariage, du consentement mutuel d’une jeune fille et d’un jeune homme, sans consulter les parents. V. Lois de Manou, livre III, 32.
  6. Espèce de canard (anas casarca) qui est pour les Indous, comme la tourterelle pour les Européens, un modèle de constance. Mais le mâle et la femelle sont forcés de se séparer pendant la nuit, à cause d’une malédiction lancée par un saint qu’un couple de leur espèce avait offensé.