La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 80-96).


IX


Quand Paul Vallier annonça qu’il allait partir pour une tournée de conférences, en Amérique, et qu’il serait absent trois mois, Jacqueline fut très émue.

« Je verrais Étienne, librement, songeait-elle, et puisque nous sommes décidés à rester amis, — rien qu’amis, — ma conscience sera en paix… Je ne veux pas tromper Paul que j’aime bien… Je ne veux pas mettre un grand remords dans ma vie, dans la vie d’Étienne… Je suis tout à fait sûre de moi… Alors… »

Elle éprouvait cependant un malaise moral indéfinissable.

Son désir de fidélité conjugale était sincère, car elle était trop jeune encore et trop naïve pour distinguer le trouble obscur des sens dans les émotions de la tendresse. L’âge de Chartrain et son caractère lui paraissaient fort rassurants. Parfois même, l’extrême réserve d’Étienne l’agaçait. Elle mettait une coquetterie enfantine à se faire adorer ou désirer par cet homme qui lui inspirait de la tendresse, du respect, et une sorte de crainte. Elle lui disait :

— N’est-ce pas que je suis laide ?… Vous me trouvez laide…

Étienne, tourmenté de scrupules, vit avec angoisse le prochain départ de Vallier. Il répugnait à jouer le vilain rôle du monsieur qui prend la femme d’un ami absent, et il le fit entendre à Jacqueline. Elle se fâcha tout net :

— Est-ce moi, dit-elle, qui ai décidé Paul à ce voyage ? Il en est ravi. Il ne me regrette pas. Dois-je, parce qu’il s’amuse en Amérique, renoncer aux seules douceurs vraies de ma vie ! Et d’ailleurs, me croyez-vous si faible, si facile, que je ne sache pas me garder moi-même et que je sois prête à tomber dans vos bras ? Vous n’avez pas d’estime pour moi, je le sens bien. Vous ne me ménagez guère. Vous êtes indifférent, aigre et dur…

— Quelle folie ! s’écria Chartrain. La vérité, c’est que je vous aime trop…

Elle pleura, il eut peur de la perdre tout à fait, et il fut lâche. Vallier partit.

Dans les premiers jours de sa solitude, Jacqueline regretta presque de n’avoir pas retenu son mari. Toutes les qualités de Paul lui apparaissaient dans les mirages de l’absence. Elle le trouvait bon, aimable et charmant.

« Que je serais méprisable de le trahir ! pensait-elle en s’endormant toute mélancolique dans le grand lit conjugal… Décidément Étienne a raison. Nous nous verrons le moins possible… »

Ils ne se virent pas de quelques jours, mais ils s’écrivirent d’interminables lettres, et bientôt Jacqueline devina l’ennui mortel qui accablait Chartrain. Vainement, il trompait son désir de la revoir en allant fréquemment chez tous ceux qui pouvaient lui parler d’elle, Quérannes, les Lachaume, madame Mathalis. Vainement, elle lui écrivait : « Travaillez. Courage ! Je pense à vous. » Ils avaient pris l’habitude impérieuse de causer cœur à cœur, d’échanger leurs idées et leurs projets. Les lettres leur semblaient trop courtes et trop froides et Jacqueline rêva aux moyens de rencontrer son ami.

Un matin, elle n’y tint plus. Elle choisit sa plus jolie toilette de printemps, heureuse de se voir jeune et belle, d’une fraîcheur de rose pâle qui seyait à la soie brune de sa chevelure, au cristal vert de ses yeux. Elle prévint la femme de chambre qu’elle ne rentrerait pas avant la soirée et, nouant les rubans d’une capeline fleurie, elle s’en alla rue Vauquelin.

Légère, elle monta d’un trait jusqu’au troisième étage. Elle reconnaissait avec plaisir l’escalier sombre, la porte enfoncée, le vieux cordon de sonnette à franges vertes.

Elle sonna doucement. Étienne vint ouvrir.

— Jacqueline !

Il était à demi vêtu, les cheveux en désordre, confus et ravi. Jacqueline le trouva charmant.

— C’est moi, ne me grondez pas… J’avais envie de vous voir.

Elle lui sauta au cou, comme une enfant, et il l’embrassa avec une ardeur d’amoureux sevré de baisers depuis deux semaines. La capeline fleurie était sur la table et Jacqueline, étreinte, par des bras avides, sentait sur sa joue, à travers la soie de la chemise lâche, la chaleur de la poitrine d’Étienne, le battement précipité de son cœur. Elle était ravie de le surprendre dans l’intimité, parmi le désordre de l’appartement où traînaient les vêtements et les livres. Elle s’amusait de l’embarras de Chartrain, confus de son costume, de ses pantoufles, de ses cheveux emmêlés.

— Je vous demande pardon. Je vais m’habiller.

— Tout à l’heure, dit-elle, en le forçant à s’asseoir. Que je vous regarde un peu… Vous rougissez ! Ça vous va très bien… Vous savez, je vous enlève. Je m’invite à déjeuner. Emmenez-moi à la campagne, voulez-vous ?

— Si je veux !…

Il passa dans la chambre voisine et s’habilla rapidement pendant qu’elle s’amusait à ouvrir les tiroirs, à feuilleter les livres, à taquiner le clavier du piano. Il lui semblait qu’elle était vraiment chez elle. Chartrain la surprit lisant un brouillon de vers inachevés qui traînait entre les feuillets d’une revue.

— Petite curieuse. Voulez-vous bien laisser cela !

— Jamais de la vie. Ah ! ah ! vous êtes encore poète à vos heures ? Laissez-moi lire. Ceci m’appartient de droit.

Et elle lut à demi-voix les vers qui étaient tombés de la plume d’Étienne, un soir d’ennui.

Je vous aime ce soir. Oui, plus grave et plus tendre,
Plus triste aussi, ce soir, mon cœur est plein de vous.
Je ne dois pas vous voir et je crois vous attendre,
Chère, et je veux poser mon front sur vos genoux.

Vos caressantes mains et vos lèvres légères
Ont rafraîchi souvent ce front lourd de souci.
Que faites-vous parmi les âmes étrangères ?
Vous m’oubliez là-bas, quand je vous pleure ici.

Dans mon logis sans fleurs, sans musique et sans flamme,
Je songe aux soirs déjà lointains, aux soirs joyeux
Où votre voix chanta si douce dans mon âme,
Où mes yeux chérissaient et redoutaient vos yeux…

— Laissez cela, Jacqueline. J’allumerai ma cigarette avec ces divagations…

— Venez les chercher, ces divagations, si vous l’osez, dit-elle en glissant le papier dans l’échancrure de son corsage.

— Vous mériteriez d’être prise au mot. Mais je ne ferais pas comme Louis XIII.

Ils se mirent à rire tous les deux et Jacqueline leva les bras au ciel.

— Grand Dieu ! que disons-nous là ? Voilà une journée qui commence bien… Allons rassemblez votre philosophie et votre sagesse, mettez votre chapeau et partons.

— Où voulez-vous aller ?

— N’importe où… Dans un endroit où il y a des arbres, où l’on ne trouve pas de Parisiens et où vous n’êtes pas allé avec… avec des femmes…

— Vous êtes donc jalouse ?

— Si je n’étais pas jalouse, je ne vous aimerais pas, fit-elle sincèrement. Dites, Étienne, vous avez aimé beaucoup de femmes ?

— Je n’ai aimé que vous. Ne parlons pas de mes vieilles erreurs.

Après maintes délibérations, ils prirent le train de Versailles. Ce n’était pas la première fois qu’ils sortaient ensemble, mais leurs promenades n’avaient jamais dépassé les faubourgs, le bois de Boulogne, les proches banlieues. Jacqueline s’était ingéniée à distraire Étienne de ses tristesses. Sans troubler son travail, elle ne perdait aucune occasion de le rencontrer, soit chez lui, soit dehors, soit chez des amis intimes… Ils avaient convenu d’abord de ne jamais reparler de leur passion. Mais comment échapper aux pièges de l’amour qui suscite les doutes pour favoriser les confidences ? Malgré lui, Étienne suivait Jacqueline dans cette voie de l’intimité où elle s’engageait hardiment. Puis le souvenir de rares baisers échangés avait tourmenté l’amoureux. Il n’avait pas résisté au plaisir d’appuyer sa bouche sur la chevelure parfumée, les paupières, la joue qu’on ne lui refusait pas. Son baiser, plus tendre chaque jour, n’hésitait qu’au coin des lèvres, à cette place qui semble le seuil de la volupté et que l’amour effleure en tremblant, avec un vertige d’abîme. Et c’était, entre des jours d’enchantement, des nuits troublées, des soirées amères, où la conscience de Chartrain se révoltait. Une jalousie indécise pointait déjà dans ses remords : « Jacqueline appartient à un autre. Elle ne m’appartiendra jamais. »

Cette pensée qui gâtait ses meilleures joies, Étienne la repoussait quand il se trouvait seul avec son amie. Par ce matin d’avril, quand le train, dépassant les talus pelés de Vaugirard longea l’aimable vallée de la Seine, les vertes lisières des bois de Meudon, il céda au bonheur de se sentir jeune, amoureux, et aimé. Jacqueline avait, ce jour-là, de contagieuses gaietés d’écolière en vacances, et sa robe de foulard bleu marine, sa capeline d’aïeule, ses bandeaux moirés, sa taille mince, évoquaient le souvenir des grisettes aux guinguettes d’Antony.

— Regardez donc, disait-elle en montrant un couple bourgeois monté à Clamart dans leur compartiment. Ces braves gens ne me croient pas mariée. Je représente pour eux le vice, l’irrégularité, le mystère, la bête à sept têtes de Babylone !

Et narguant l’air scandalisé de la dame qui tournait sur elle un œil rond de poule en détresse :

— Ah çà ! dites donc, Étienne, est-ce qu’ils ne vont pas bientôt s’en aller, ces Philistins-là ? Donnez-moi une cigarette, vous les verrez fuir.

— Mais vous allez nous faire mal juger.

— C’est cela qui m’est indifférent !

Et sans s’apercevoir que son compagnon n’était pas moins effaré que les intrus eux-mêmes, elle ajouta :

— C’est très drôle d’être prise pour ce que l’on n’est pas. Est-ce que je ressemble à la bonne petite dame qui fait des salamalecs dans mon salon ? Que dirait Moritz et Quérannes, s’ils me voyaient ? Ah ! mon pauvre Étienne, voilà les tristes conséquences d’une éducation négligée !

— Jacqueline ! Vous êtes un démon… On ne peut pas causer sérieusement avec vous.

Mais, tout en se fâchant, il ne pouvait s’empêcher de rire. Ah ! la divine folle ! Il subissait le charme de la jeunesse, si puissante sur les hommes mûrs. Il retrouvait l’ivresse de ses vingt-cinq ans. Elle pouvait plaisanter, faire et dire cent enfantillages, il était toujours content puisqu’elle voulait bien l’aimer. Jamais il n’avait rêvé l’amour d’une pareille créature, qui comprenait tout, s’intéressait à tout, ne s’étonnait de rien. Il se disait en frémissant qu’elle aurait pu rencontrer un débauché sans âme, et si vibrante, si curieuse, dépasser les autres femmes dans la perversité, comme elle les dépassait dans la tendresse. Comment pouvait-elle l’aimer, lui ?

Ils étaient si différents, séparés par tant d’obstacles. Et elle était venue à lui, bravement. Cette pensée l’attendrissait. Il était plein d’indulgence pour Jacqueline. Quand ils descendirent à Chaville, il était résolu à oublier son rôle de Mentor.

En quelques minutes, ils furent au cœur des bois, sur la grande voie royale du pavé de Meudon. Il était dix heures à peine. La tendre verdure des chênes, à peine dépliée, se découpait en dentelle sur le vaste ciel moiré d’argent. L’air sentait la terre et la sève, et dans les ornières creusées par les chariots, la pluie récente avait laissé des flaques qui brillaient sur la glaise brune comme les débris d’un miroir brisé. Des cavaliers passèrent, botte à botte, au galop de beaux chevaux ardents qui secouaient leurs mors, ouvrant leurs naseaux aux fraîches senteurs forestières. Un cantonnier traversa le chemin ; puis plus personne, le silence, le frémissement des branches, le gazouillis furtif d’un oiseau. Chartrain adora ce paysage, la jeunesse des bois, cadre charmant de la jeunesse de Jacqueline. Assis au pied des chênes, il laissa parler son cœur. Il contempla le ciel et la forêt dans l’eau pure des yeux de son amie, et les sentiments qui l’oppressaient s’exhalèrent dans un cri d’allégresse : « Que la vie est belle et bonne, que je suis heureux ! »

Ils déjeunèrent à Vélizy, sous une tonnelle couverte de chaume, dans le jardin d’une auberge bien connue des artistes parisiens. Ils burent un petit vin rosé qui illumina les prunelles de la jeune femme. L’isolement dans un lieu inconnu, le mystère de leur escapade, le déjeuner rustique, plaisir tout nouveau pour Jacqueline, rappelèrent à Chartrain le goûter de l’été précédent, à la Patte-d’Oie, et il égrena le chapelet des souvenirs.

— Ah ! ce jour-là, j’étais bien près de l’aveu… Vous me faisiez penser à l’Eva de Vigny. Vous marchiez au bord du chemin, sous le ciel d’or, une grande fleur au bout des doigts… Je n’espérais rien… Mais vous m’aviez regardé parfois d’une manière si étrange…

— Et moi, je pensais : « S’il ne m’aime pas, il m’aimera. »

— Vous rappelez-vous le dîner des Champs-Élysées ?

— Et ma première visite ?

— Dire que j’ai osé vous embrasser. Vous n’étiez pas fâchée ?

— Moi ? pas du tout, dit-elle en riant.

— Vous l’avouez ?

— Ah çà ! fit Jacqueline, mais je ne me crois pas déshonorée parce que je vous aime… puisque je ne peux pas faire autrement.

— Voilà ce que je ne puis comprendre, dit Chartrain en s’accoudant sur la table… Je ne suis ni jeune, ni beau, ni aimable…

— Vous êtes bête, aujourd’hui, mon pauvre Étienne.

— Plaisanter n’est pas répondre… Line, regardez-moi bien… Vous êtes bonne ; vous aimez à donner du bonheur ; vous êtes fine et curieuse. Vous vous êtes dit : « Que peut-il y avoir dans le cœur de ce taciturne qui ne rit jamais ? » La pitié, la curiosité vous ont abusée… Un jour, ma chérie, vous verrez le pauvre Chartrain comme il est. Vous penserez : « J’ai assez fait pour lui. Qu’il se débrouille !… » Et je serai affreusement malheureux.

— Vraiment ?… vraiment ?… dit-elle d’un air moqueur.

— Enfin, soyez sincère. Pourquoi m’aimez-vous ?

Elle murmura en regardant le soleil qui jouait dans les feuilles :

— Parce que je ne vous trouve ni vieux, ni laid, ni désagréable, quoi que vous en disiez… Je veux que vous soyez heureux, mais si quelque pitié s’est mêlée à mon amour, cet amour, Étienne, existait avant elle… Je vous aime parce que je vous crains… parce que… Est-ce que je sais ? Mais, si je ne vous aimais pas, supporterais-je vos lèvres sur ma joue ?

— Ils ne vous troublent donc pas, ces baisers ? dit-il en se rapprochant d’elle…

— Pas désagréablement… mais ils me troublent… Ah ! ils me coulent jusqu’au cœur… Ciel ! que me faites-vous dire là ! Vous voyez bien, monsieur, que ce vin rose m’a grisée… Allons nous promener dans les bois.

Ils repartirent, Étienne tout songeur, tout enfiévré de l’aveu net et naïf arraché à Jacqueline. Un sentier descendait au creux d’un vallon. Ils le suivirent et se reposèrent sur la pente où croissaient des bouleaux et de petits châtaigniers. En écartant les branches, madame Vallier eut un cri de plaisir.

— Étienne, voyez. Les jacinthes !

Elles fleurissaient dans l’herbe courte où les dernières violettes venaient de se flétrir, où rougiraient bientôt les premières petites fraises, égrenant au pied des arbrisseaux, entre les feuilles jaunes de l’an passé, leurs clochettes bleu de lin ou mauve pâle. Leur parfum pénétrant était plus fin dans le plein air, mêlé à l’arôme des herbes et des feuillages. C’était une surprise charmante que le printemps réservait aux amoureux, loin des sentiers plats, des routes battues où passent les paysans et les familles. Le ravin tout entier était couvert d’un tapis de fleurs violet tendre, délicieuses à voir, délicieuses à respirer, comme un coin de pays féerique, une petite Brocéliande entre Chaville et Meudon. Étienne s’assit sur un tertre. Jacqueline, à genoux, cueillait les jacinthes dont elle remplissait sa capeline, profonde comme un panier. Bientôt lasse, elle s’accouda, puis s’étendit, les bras repliés sous sa tête brune dans un mouvement qui dessina la ligne pure de son corps, la rondeur de sa gorge tendue comme une double coupe sous l’étoffe légère. Les paumes de ses mains gardaient l’odeur des fleurs écrasées. Un moment, elle sonda la profondeur du ciel, haut, disait-elle. à l’épouvanter. Les cimes des chênes tremblaient dans la lumière avec des tons d’or fauve ; le feuillage des bouleaux pâlissait jusqu’aux gris délicats de la perle et de l’argent. Mais Chartrain ne regardait ni les bouleaux, ni les chênes, ni l’immensité du ciel. Ses yeux couvraient Jacqueline d’une caresse hésitante… Il s’était rapproché d’elle. Entre les cils de la jeune femme, un regard filtrait encore. Soudain elle ferma les yeux et, à contempler ce visage aux paupières closes, aux lèvres entr’ouvertes par un sourire qui semblait un appel, un défi, une promesse et une menace tout ensemble, il sentit une angoisse aiguë se mêler au frisson du désir. Le sphinx féminin était là, sous ses yeux, voilant des apparences du sommeil et de l’ignorance l’énigme d’une pensée qu’il fallait deviner. Également effrayé de le fuir et de l’étreindre, Étienne connut cette timidité qui vient aux plus hardis quand ils pressentent l’évolution fatale de l’amour. Mais la bouche désirée souriait si près de la sienne !… Il fut vaincu. Il se pencha sur cette femme dont la forme divine émergeait du sol même, comme celle d’une nymphe de la terre, mal délivrée de ses liens de feuillage, la chevelure mêlée aux jacinthes bleues du nouveau printemps. Ses lèvres frôlèrent les bandeaux soyeux, les paupières, la joue moite et rose, la bouche qui s’ouvrit comme une fleur et rendit le baiser en le recevant. Un nuage passa sur le soleil et s’envola, laissant luire la lumière délivrée. Un train siffla, très loin. Un pinson, voletant de branche en branche, chanta un instant dans les bouleaux. Étienne et Jacqueline ne voyaient rien, n’entendaient rien… Une volupté périlleuse leur venait de la solitude, du silence, de l’air alourdi de parfums. Il prévit l’inévitable vertige et soudain il se releva, il passa sa main sur son front comme un dormeur qui s’éveille. Jacqueline, immobile et muette, souriait toujours.

— Jacqueline ! dit-il tout haut.

Elle tressaillit et rouvrit les yeux. Ils se regardèrent sans rien dire, jusqu’au fond de l’âme avec l’anxiété d’être trop bien compris. Puis Étienne proposa :

— Si nous marchions un peu ?… Il y a trop de fleurs ici, on y respire le malaise.

Elle pâlit un peu, comme si elle avait attendu d’autres paroles, un regard reconnaissant, une supplication peut-être, délicieuse à entendre, même quand on doit la repousser… Ils sortirent du ravin aux jacinthes, de cet Éden embaumé et fleuri, conseiller de volupté. Mais ils ne savaient plus ni causer ni sourire. Le trouble était entré dans leurs sens pour n’en plus sortir.

Dans l’avenue large et longue, ouverte à l’air vif, au vent salubre. Étienne prit le bras de Jacqueline et dit tendrement :

— Je suis bien heureux, ma chérie, et je vous aime… Mais ne recommençons pas. Je vous aimerais trop.

Elle répondit avec une gaieté factice et elle resta jusqu’au soir vaguement boudeuse et déconcertée, avec une petite rancune sur le cœur.