La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 97-106).


X


« Il ne faut rien accorder aux sens, dit la Julie de Rousseau, quand on veut leur refuser quelque chose. »

Chartrain ne pouvait plus renoncer aux privilèges lentement conquis et qui en appelaient d’autres, renoncer aux sourires de Jacqueline, à l’hésitante familiarité de son langage, à ses redoutables baisers. Il la voyait, rieuse et légère, ingénue encore, l’entraîner, lié de fleurs, vers l’abîme d’une faute qui révoltait sa raison et que son amour couvrait parfois d’une complaisante indulgence. La jeune femme vantait le platonisme avec une sincérité démentie par la langueur de ses yeux, l’énervement de son rire, ses docilités d’amoureuse, souple et pliante au bras d’Étienne. Paul n’était plus là pour rappeler par sa présence les vœux perpétuels du mariage, le droit sacré de l’amitié. La maternité de Jacqueline n’était pas assez passionnée pour devenir un dérivatif à l’amour. Elle ne luttait plus, déjà. Ses résistances n’étaient plus que les réflexes de l’habitude, car elle était incapable d’une comédie préméditée. Mais si elle s’abusait elle-même, Chartrain fut plus clairvoyant.

Ils entrèrent dans l’orage. Chaque entrevue les laissa plus vibrants, plus affolés, épris jusqu’à la souffrance. La saison même était complice. Mai déchaînait l’amour dans la nature, à l’apogée d’un printemps ardent comme un été, débordant de floraisons, de chants d’oiseaux, d’ivresse éparse sur les choses. Sous les pluies chaudes, par les matins bleus, par les après-midi éclatants ou gris, rayonna la jeune splendeur des lilas, des narcisses, des anémones. Les nouvelles roses allaient fleurir. Pétales de soie fripés comme des robes, pudeur des petites feuilles repliées sur la virginité des calices, cœurs vermeils ouverts au caprice ailé des papillons, insolence des pivoines étalées en courtisanes, naïveté des boutons, âmes multiples du parfum toutes frémissantes sur la chair des fleurs, la fête de l’amour végétal multipliait dans les forêts et les parterres les conseils embaumés de l’éternelle tentation. Les nuits lourdes oppressaient les vierges. Les soirs trop beaux suscitaient les larmes des veuves. Les époux retrouvaient l’émoi nuptial, et la rancœur des trahisons anciennes montait en fiel plus âcre aux lèvres des abandonnés. Les couples se choisissaient pour un jour, pour un mois, pour la vie — pour un rapide hymen d’éphémères ou pour l’œuvre patiente du nid. Nul n’échappait à la fascination du printemps, et les rochers mêmes se fendaient aux premiers soleils, brisés par le tenace effort des racines vers le sol, des tiges vers la lumière.

Jacqueline ne devait jamais les oublier, ces journées uniques dans la vie d’une femme, uniques dans l’histoire même d’une passion, où elle marchait par les rues ensoleillées, tout émue de la joie du renouveau… Elle entrait dans l’inconnu avec terreur et délices — avec plus de délices que de terreur, — et tout en suivant les allées du Luxembourg, chargée de giroflées, d’iris, de boules de neige, elle savourait par avance la petite crainte du rendez-vous, le mystère qui peut-être allait se dévoiler, les paroles décisives qui seraient peut-être dites.

Oh ! l’ombre de l’escalier, l’odeur de la vieille maison, l’usure des marches, les souvenirs évoqués par chaque halte peureuse sur le palier, le cordon usé à franges vertes, la voix de la clochette, qui tant de fois, remua les cœurs ! Et le premier regard, l’étreinte, le baiser sur le divan, la blanche lumière de la haute fenêtre, les partitions ouvertes sur le piano, la grande écriture d’Étienne sur la page commencée ! Et la chambre aperçue dans le demi-jour, la chambre au lit voilé, aux fenêtres voilées, la chambre qui les épouvante encore et dont ils n’ont jamais franchi le seuil…

Vainement Étienne prolongeait la lutte. Vainement il tentait de mettre entre eux Paul, l’enfant, le passé, les spectres des malheurs possibles. Le cynisme ingénu de Jacqueline l’étonnait parfois.

Est-ce une tâche possible à un amant de refaire l’éducation morale d’une femme de vingt-six ans, belle, amoureuse, qui interrompt les reproches avec des rires et des baisers ? Chartrain sentait que son autorité d’ami s’atténuait un peu depuis que les premières caresses avaient révélé à Jacqueline son pouvoir d’amante. Il n’avait plus le courage de discuter avec elle. Il fléchissait.

Parfois, après le départ de Jacqueline, un journal tombait sous ses yeux et le nom de Paul Vallier, au bas d’un article, retenait son regard, grandissait en lettres démesurées jusqu’à l’obsession. D’autres soirs, le souvenir de Paul s’effaçait, s’éloignait. Le présent comblait l’horizon. Jacqueline, ces jours-là, avait revêtu la fatale beauté de la tentatrice. Étienne évoquait une forme trahie par les vêtements, des yeux beaux à brûler le cœur, des nuances indéfinissables du teint, la grâce nouvelle d’un pli de chevelure, des expressions confuses, ironie, tendresse, anxiété. Il se surprenait à parler haut dans le silence, à crier : « Je la veux, je l’aurai », en maître sûr de sa force, qui ne discute plus son droit. Le dénouement apparaissait alors tout proche, mais Étienne ne l’acceptait pas sans effroi.

Il était sûr de la sincérité de Jacqueline. Il l’avait vue sincère dans la douleur, sincère dans la tendresse, sincère dans sa naïve amoralité. Mais il redoutait la brusque réaction, le sursaut douloureux d’un être délicat, réveillé de son rêve par une réalité brusque. Enfin, il ne voulait pas triompher par surprise. S’il devait posséder Jacqueline, que ce fût au moins dans un entier consentement. Tomber par hasard, sous l’influence d’un jour d’orage, sous les suggestions d’une lecture ou d’une harmonie, dans les guets-apens que dresse le désir à toutes les avenues de nos pensées, quelle banale et misérable chose !

« Oui, pensait Étienne, pendant les longues insomnies de ce mois terrible et délicieux, si nous devons céder à la fatalité éternelle de l’amour, sachons la reconnaître et l’accepter, sans sophismes, sans hypocrites excuses. Des excuses ! Nous n’en avons pas d’autres que la force même de cette fatalité. Ah ! si Jacqueline me disait : — Je suis à vous. Librement, consciemment, pour la vie et la mort, dans les larmes et les baisers, dans les remords mêmes d’un crime dont nous ne nous innocentons pas, à jamais je me donne… Mais quelle femme ose dire cela ? »


Jacqueline, installée à Meudon depuis quelques jours, multipliait les prétextes de voyages. Elle se plaignait maintenant de la nécessité de quitter Chartrain. Les fins de rendez-vous traînaient en atermoiements, en regrets, en reproches à la destinée… Elle arrivait chez Étienne à toute heure, soupçonneuse, inquiète, émue par des doutes vagues. Elle demandait :

— Dites-moi la vérité, Étienne… N’avez-vous aimé personne comme vous m’aimez ?

Il sentait dans sa voix, dans la nervosité de son geste, dans l’angoisse de ses yeux, la fièvre menaçante, la jalousie — si douce au cœur de l’amant quand ce cœur est resté fidèle. Jalouse ! Jacqueline n’avait aucune raison d’être jalouse. Mais elle était trop intelligente pour n’être pas instruite par sa propre histoire. La légende de l’intempérance masculine la dominait. Elle tremblait en s’avouant qu’elle imposait à Chartrain une fidélité impossible et invraisemblable… D’autres femmes avaient donné à Étienne la plénitude des sensations qu’elle lui refuserait toujours. Elle en était attristée et humiliée dans son orgueil d’amoureuse. Le jour où, pressé de questions, il raconta son aventure avec Jeanne Hermenthal, ce fut une crise de larmes, une explosion de colère, de rancune, de chagrin, bizarrement mêlés.

— Folle que vous êtes. Cette femme n’a laissé aucune trace dans ma vie, vous le voyez bien.

— Vous l’avez aimée plus que vous ne croyez, peut-être… Si vous la retrouviez maintenant…

— Mais je ne cherche pas à la revoir. Elle m’est tout à fait indifférente.

Jacqueline restait songeuse, et tout à coup :

— Jurez-moi que vous serez sincère. Je vais vous poser une question.

— Cher petit magistrat, cher petit commissaire de police, je suis prêt à jurer tout ce qu’il vous plaira.

Elle lui demandait alors, avec une anxiété que Chartrain trouvait puérile et dont il était touché parfois :

— N’est-ce pas, cette Jeanne… elle était beaucoup plus jolie que moi ?

— Enfant ! Vous êtes cent fois plus belle, puisque je vous aime.

— Vous ne répondez pas.

— Puis-je répondre autrement ? Je ne suis pas bon juge, moi. Je ne sais si vous êtes belle : je sais que je vous aime.

Le lendemain, Jacqueline reprenait :

— Quel âge avait-elle, votre Jeanne, au temps de vos amours ?

— Dame !… je ne sais guère… j’ai oublié… Trente-deux ans environ…

— Et cela se passait ?

— Il y a huit ans, huit siècles.

— Alors, elle a quarante ans maintenant. Elle doit être vieille, fanée, flétrie à faire peur…

Étienne riait de ce triomphe féroce de la jeunesse.

— Méchante ! Vous la détestez donc bien ?

— Ah ! disait Jacqueline en prenant la tête d’Étienne entre ses mains, elle a baisé ces yeux, ces cheveux, cette bouche… Vous l’avez aimée… Comment pourrais-je ne pas la haïr ?

Il lui fermait la bouche avec des baisers. Elle se débattait, sérieuse, irritée :

— Laissez-moi dire… Je veux que vous m’entendiez… Je hais toutes les femmes que vous avez aimées, possédées, désirées… Et je hais celle-là, parce qu’elle a été pour vous ce que je ne serai jamais.

— Vous êtes l’incomparable amie.

— Quel homme hésiterait à préférer une maitresse ordinaire à une amie incomparable ? Votre brutalité, votre sensualité…

— Votre… votre… Vous ne parlez pas pour moi, je pense. Quelle petite créature injuste vous êtes.

Elle appuyait sa tête câline sur l’épaule de Chartrain.

— Étienne, ami chéri, me serez-vous fidèle ?

— Toujours.

— Toujours ? Ah ! ne me trahissez pas.

— Que feriez-vous ?

— J’aurais le malheur de vous trouver des excuses et je vous pardonnerais… peut-être.

— Mon amour, vous êtes tout l’univers pour moi. Je vous adore.

Et les petites querelles se terminaient par des baisers, par des serments qui laissaient Jacqueline plus fiévreuse, Étienne plus inquiet.