La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 107-121).


XI


Madame Aubryot étant venue s’établir à Meudon, Jacqueline dut forcément restreindre ses visites. Étienne s’en plaignit bientôt. Il était dégoûté du travail, nerveux, tourmenté, ne supportant plus la surexcitation de la musique. Jacqueline imagina des stratagèmes nouveaux.

Quand elle n’avait pu s’échapper pendant deux ou trois jours, quand les lettres d’Étienne devenaient trop impérieuses, elle lui donnait rendez-vous, le soir, sur la terrasse de Bellevue. Tout dormait dans la villa. Jacqueline, demi-vêtue sous son manteau, sortait sans bruit par la petite porte du jardin. Elle remontait l’avenue Jacqueminot, le cœur battant. Le frôlement de sa robe sur les graviers lui donnait des sursauts affolés, la terreur d’être suivie dans cette fuite secrète. Elle s’engageait enfin sous l’énorme voûte des tilleuls centenaires. Étienne l’attendait sur un banc. Dans la nuit que l’arceau des branches faisait plus noire, il recevait la jeune femme entre ses bras. Et c’était deux heures de causeries balbutiées, bouche à bouche, deux heures où ils concentraient l’impatience, la folie de trois jours, deux heures que le silence, la solitude, la séparation inévitable, rapprochée à chaque minute, remplissaient de sensations aiguës, de douloureuses délices. Jacqueline enfin s’éloignait, elle regagnait sa chambre, toute brisée, dans une exaltation d’amour qui se dissipait en pleurs… Par la fenêtre ouverte, elle voyait, dans la vallée immense, confuse comme la mer, l’illumination formidable de Paris, flambant chaque soir, le reflet des lumières dans la Seine, loin, loin… Elle appelait Étienne, alors, elle défaillait de tendresse, de désir vague et inassouvi, pendant que les clochettes d’argent des crapauds tintaient dans l’humidité des jardins, comme une plainte cristalline.

Madame Mathalis annonça l’intention de réunir ses amis une dernière fois avant son départ pour la campagne. Jacqueline promit volontiers son concours de musicienne, car cette soirée, attendue avec joie, lui faisait espérer un double succès. Très préoccupée d’éblouir Étienne, elle eut avec Suzanne et Moritz de mystérieuses conférences et perdit des journées entières dans les magasins.

Étienne s’irrita d’être quasi abandonné.

— Ne vous plaignez pas trop, lui dit-elle. Je vous réserve une compensation… Oui, je prétexterai une invitation de Suzanne et je viendrai passer une grande journée avec vous. Maman ne s’occupe guère de ce que je fais. Elle promène mon fils dans toutes les villas qu’elle connaît, entre Meudon et Versailles. Elle me le ramène chaque soir avec une indigestion.

— Et vous, Jacqueline, quand vous occupez-vous de votre fils ?

— Quand je peux… pas souvent, je l’avoue… Mais il n’a pas besoin de moi… Maman le gâte… Elle le pourrit. Elle va l’emmener à Fontainebleau pendant un mois et je prévois qu’il reviendra tout à fait épouvantable.

— Line, ne négligez pas cet enfant à cause de moi.

— Je ne le néglige ni plus ni moins que d’habitude. J’aurai bien le temps de le morigéner quand Paul sera de retour. Vous me grondez. C’est bien. Je ne viendrai pas jeudi.

— Oh ! Jacqueline, vous ne me ferez pas ce chagrin-là.

Elle vint comme elle l’avait promis. Étienne parla d’aller déjeuner à la campagne, mais Jacqueline avait un projet :

— Écoutez, je dois dîner chez Suzanne. Vous allez m’emmener dans un faubourg, dans un endroit drôle, très peuplé, pas chic du tout… Nous serons assurés de n’y rencontrer personne. Je peux voir le vilain Paris, Aubervilliers, la Villette, les Buttes-Chaumont.

— Allons, dit-il.

Une voiture les déposa sur le boulevard de la Chapelle. Jacqueline désira marcher. Un ciel tourmenté, bleu et blanc, un magnifique ciel à la Véronèse promettait une journée ensoleillée et lourde, un couchant orageux. Jamais Étienne n’avait vu Jacqueline plus jolie, plus éprise. Dans cette même robe qu’elle portait à Vélizy, avec sa capeline, sa démarche envolée, sa taille de jeune fille, elle faisait sourire les maçons blancs de plâtre assis à la porte des cabarets. Tout le long de la populeuse rue de Flandre, sa grâce désarma les commères, facilement malveillantes pour les « aristos » égarés dans ces parages. Ceux-là, c’étaient des amoureux, ça se voyait bien, et les ouvriers parisiens, race blagueuse et sentimentale, ne se gênaient pas pour le dire tout haut, d’un air bon enfant.

Chartrain révéla à Jacqueline les quartiers étranges qui précèdent la banlieue de Pantin, les larges rues grouillantes et mornes tout ensemble, où passent sans cesse des enterrements pauvres allant au cimetière, des convois de bestiaux allant aux abattoirs. Jacqueline s’apitoya sur les grands bœufs stupides et doux, sur la horde des moutons sales marqués de rouge pour la Saint-Barthélémy des bouchers. Étienne lui fit remarquer alors les marmailles déguenillées, les adolescents scrofuleux, les pâles fillettes anémiques, les femmes sans âge, alourdies par la grossesse, n’ayant plus de leur sexe que les pénibles fonctions. Il émut le cœur de la femme élégante, cultivée avec amour par une civilisation qui réserve au petit nombre son idolâtrie et ses raffinements. Il parla des indulgences auxquelles la misère et l’ignorance ont droit. Et madame Vallier n’osa plus rire… Étienne fut éloquent parce qu’il mettait dans ses paroles toute la bonté de son cœur, toute la véhémence d’un esprit généreux et la belle poésie des chimères de sa jeunesse. Il vit sa compagne attendrie le regarder en silence, d’un œil infiniment doux.

— Pardonnez-moi, dit-elle. J’ai été sotte. Ces pauvres gens m’effrayeront peut-être encore, mais ils ne me dégoûteront plus. Étienne, si vous étiez l’homme que vous êtes, sous la blouse d’un charpentier ou d’un maçon, je vous aurais reconnu… Je vous aurais aimé…

Elle regardait autour d’elle ces hommes et ces femmes qu’elle considérait jadis comme d’une espèce inférieure, piteux, lamentables ou inquiétants. Elle tâchait de les voir, à travers les paroles d’Étienne, avec leurs frustes sentiments de résignés, leur héroïsme de révoltés, leur sombre mystère de parias condamnés avant de naître. Que de forces peut-être, que de beauté, que de génie perdus ! Elle ignorait tout cela, cet océan populaire dont les houles berçaient la petite coquille de son luxe, le petit nid de sa vie heureuse. Elle avait vécu en inconsciente, en égoïste petite fille… Comme Étienne savait parler à son cœur, l’élargir, l’illuminer !… Elle eût voulu que leur amour, traversant l’enfer des cités ouvrières, s’y répandit en lumière, en miraculeux bienfaits.

« Je dirai tout cela à mon fils, quand il sera un homme », pensait-elle.

Et elle ajoutait :

— Qui donc égale mon Étienne ?… Avec lui, que n’aurai-je pas fait ?

Ils entrèrent pour déjeuner au restaurant des Buttes-Chaumont. On les servit dans un salon tout en vitrage qui dominait le parc déclinant, étageant ses verdures, ses allées tournantes. Devant eux, le panorama de Paris s’étendant jusqu’à la ligne ondulée de l’horizon, jusqu’aux lointaines collines bleues qu’Étienne nommait à son amie. Une brume pesait sur la ville, et les monuments émergeaient comme des vaisseaux à l’ancre sur la mer pétrifiée des toits. Des nuages filaient, laissant traîner de grandes ombres qui couvraient parfois tout un côté de la cité. Le vent les emportait. Le ciel balayé resplendissait ; puis, de nouvelles armées de vapeurs s’avançaient de l’ouest à l’est, et l’aspect du paysage changeait à chaque minute.

— Voyez, dit Jacqueline en souriant, tout le monde me prend pour votre femme… Si nous ne nous disions pas vous

Elle hésita. Étienne devina sa pensée.

— Nous avons cette superstition du vous, encore dit-il… Mais combien c’est étrange d’employer l’un et l’autre ces formes cérémonieuses du langage, quand on s’aime comme nous nous aimons, quand on a donné et reçu mille baisers.

Jacqueline était rouge comme les fraises qu’elle mangeait du bout des doigts…

— Si j’osais !…

— Oh ! fit-il, ce serait une joie de toutes les minutes… Allons, commencez…

— Commencez, vous !… Personne ne nous entend…

Il n’osait pas plus qu’elle et cette timidité les fit rire… Enfin, elle se pencha et sans le regarder :

— Donne-moi des fraises, veux-tu ?

— Et toi, donne-moi le sucre !

Ils rirent encore, de ces pauvres phrases bêtes qui inauguraient l’intimité nouvelle, le délicieux tutoiement. Puis ils s’enhardirent si bien qu’ils parlaient pour ne rien dire, mêlant les vous et les tu… Cette syllabe mystérieuse, merveilleuse, effrayante, caressait leurs lèvres comme un baiser… « Veux-tu ? vois-tu ?… m’aimes-tu ?… Je t’aime, toi !… « Quel délice de prononcer ces mots ! Il leur semblait qu’ils parlaient une autre langue, un idiome d’amour, inventé par eux, pour eux seuls.

Dans le salon voisin, un piano criard résonnait. Une noce dansait après le déjeuner dînatoire, avant la classique promenade au bois de Boulogne. La mariée, rouge sous une couronne trop grosse, rattrapait tant bien que mal, dans les quadrilles, sa traîne de cachemire blanc. Il y avait des demoiselles montées en graine, plates sous les draperies des corsages bleu ciel, avec des chapeaux de paille où fleurissaient des marguerites ; de petites filles, frisées du matin, dont les yeux se fermaient d’ennui, à voir tourner les grandes personnes ; des parents de province en redingotes courtes, en coiffes, en châles français. La gaieté des garçons d’honneur s’échappait en plaisanteries salées, pendant que les hommes cramoisis et graves se démenaient au billard. Par moments, le piano jouait un air connu d’une chansonnette à la mode, et toute la société, en chœur, reprenait :

         Ah ! ah ! ah !

ce qui paraissait à tout le monde extrêmement spirituel.

En toute autre circonstance, Jacqueline eût raillé ces ridicules étalés dans l’abandon d’un jour de liesse ; mais elle commençait à sentir que toute la vie n’est pas faite de beauté, d’art, de sentiments rares, de rares sensations. Bienveillante, elle regardait ces inconnus, si fiers de leur humble plaisir. La mariée, sanglée dans son corset, les cheveux brûlés par le fer, heureuse de cette royauté d’un jour que la coutume accorde aux plus humbles, lui inspirait une fraternelle pitié.

Pauvre fille !… Elle croyait posséder l’idéal dans la personne de ce grand garçon blême qui avait des sourires de gantier. Jacqueline lui souhaita le bonheur du fond de l’âme. Puis, ingénument, elle se réjouit d’être Jacqueline Vallier, et de le goûter, ce bonheur, avec des nuances et des poésies que la mariée des Buttes-Chaumont ignorerait toujours. Elle admira celui qu’elle avait élu, cet Étienne — son Étienne ! — celui qui la dominait par le timbre de sa voix autant que par le sens de ses paroles, par le pouvoir mystérieux qui réside dans la forme d’un profil, le bleu des prunelles, le reflet d’une chevelure et cette petite ligne de la bouche qui fait les grands amours.

L’après-midi passa. Étienne et Jacqueline se sentirent vraiment cœur à cœur. Aucun mot malheureux ne fut prononcé ; aucun incident n’apporta de trouble. Chartrain rêva qu’il promenait par les faubourgs hospitaliers, non pas une amie, non pas une maîtresse, mais une épouse, une compagne docile et tendre, dont l’âme s’était modelée sur la sienne, depuis longtemps, depuis toujours. Il rêva un avenir où toutes les aspérités de leurs caractères s’aplaniraient pour permettre le contact étroit ; où ils n’auraient qu’une même pensée, qu’un même vœu, qu’un même regard sur la vie, qu’une même émotion dans l’amour… Tout était beau, tout était possible. Tous les miracles devaient s’accomplir.

Quand il se trouva seul devant une table de restaurant, les calmes joies de la journée fermentèrent dans son cœur jusqu’à l’ivresse. Le bonheur l’oppressa et le désir, l’impérieux besoin de revoir Jacqueline. Elle avait promis de rentrer de bonne heure. La nuit tombait à peine et déjà Étienne était rue Michelet, cherchant le signal convenu, le ruban noué au balcon du quatrième. Le vent jouait avec le nœud de soie rouge qui signifiait : « Je suis là. Je t’attends. Viens ! » Et derrière le tulle des rideaux, Étienne imagina Jacqueline impatiente. Il monta, contre toute prudence. Elle se jeta dans ses bras.

— Je vous attendais… Ah ! mon ami, quel dîner interminable ! Suzanne est bien charmante, mais je lui en voulais de me retenir. Enfin, un monsieur est arrivé, heureusement, un artiste, je crois, assez beau garçon et que cette sournoise de Suzanne semble aimer beaucoup. Je les ai laissés en tête à tête et ils ont paru enchantés.

— Souhaitons-leur beaucoup de bonheur !

— Autant qu’à nous,

— Autant ? Ah ! ce n’est pas possible !

— Vous êtes donc bien heureux ? dit-elle.

— Regardez-moi !… Je suis accablé, anéanti de bonheur… Cette journée restera dans mes souvenirs comme la plus belle, la meilleure que j’aie passée avec vous… Ma chérie, que vous étiez docile et douce ! Que vous m’aimiez !… Ah ! ne soyez pas jalouse du passé ! Jamais je n’ai aimé, jamais je n’ai vécu… Tout commence !

Elle se laissa glisser sur un coussin, levant vers Étienne un visage ébloui d’amour…

— Répétez cela… Répétez que vous êtes heureux !… Vous me feriez aller au bout du monde… Vous êtes un enchanteur, vous êtes un magicien… Et si fort toujours, si maître de vous !

— Vous croyez ? Mais pensez donc à votre jeunesse ! Quelle tentation !… C’est vous qui êtes la séductrice, la petite Circé. Ah ! ne plus vous voir, renoncer à vous, à vos yeux, à votre bouche, à votre âme, ce serait au-dessus de mes forces… Je suis entraîné, roulé comme une branche dans un torrent… Jacqueline, ma Jacqueline !…

D’un souple mouvement, dressée sur les genoux, elle offrait son front aux baisers d’Étienne. Il la sentit à peine vêtue dans le peignoir de laine blanche et l’odeur d’iris qui émanait d’elle, la tiédeur révélée d’un corps charmant lui rendirent l’ivresse du premier baiser, sur le lit parfumé des jacinthes. Rieuse sous ses bandeaux dénoués, elle appuyait aux genoux d’Étienne ses bras croisés, ses seins délicats, dans la pose d’une chimère interrogatrice… Derrière elle, la fenêtre ouvrait un grand carré de lumière pâle où l’on voyait s’allumer les étoiles, dans le ciel assombri…

Mais l’ardeur de l’amant, éveillée par l’amoureuse attitude de la jeune femme, se fondit en grave douceur, quand la tête de Jacqueline se reposa enfin sur son épaule. Ils restèrent longtemps sans parler, si longtemps que Chartrain put croire Jacqueline endormie sur son cœur, dans sa pose confiante, dans un abandon d’enfant. Heure délicieuse ! Le paroxysme de la tendresse abolissait dans leurs âmes toute émotion de volupté. Ils trouvaient dans leur étreinte immobile, sans même unir leurs lèvres, la plénitude d’un hymen… Il parla, enfin, d’une voix étrangement brisée, d’une voix qui semblait venir des profondeurs de son être, avec un timbre nouveau… Et tout disparaissait, tout s’évanouissait en eux, autour d’eux, le décor, l’heure, le passé, l’avenir, tout ce qui n’était pas l’amour et la minute présente et l’éternité qu’elle contenait… « Tu es à moi ! — Je t’appartiens !… » Et tout à coup la certitude de la possession proche, le poids d’une félicité trop lourde pour de pauvres cœurs mortels donnèrent à leur joie l’accent même du désespoir, la mélancolie, la stupeur, les larmes. Elles coulaient, ces larmes de l’amour éperdu et religieux, ces douces, ces ferventes larmes, des yeux de Chartrain sur les cheveux de Jacqueline et des yeux de Jacqueline sur la poitrine de Chartrain. Elle était à lui. Aucun pouvoir humain n’aurait pu la lui reprendre. Mais, par cette nuit enchantée, l’appel des sens ne troublait pas l’hymne tendre de leurs cœurs ; il s’y mêlait, il s’y perdait, il achevait l’harmonie. Le silence régna, et les ténèbres. Étienne et Jacqueline murmuraient des paroles de songe. Bientôt, ils ne parlèrent plus. Leurs bouches s’étaient jointes dans un baiser qui les enivra d’une ivresse confuse comme la nuit, infinie comme elle, qu’un même cri traversa :

— Mourir…

Éternel vœu des âmes comblées que l’excès de leur félicité accable et penche vers le néant. Étienne attirait Jacqueline. Elle tressaillit. Elle ouvrit ses yeux hallucinés sur les meubles émergeant de l’ombre, les objets qui racontaient sa vie de chaque jour. Elle murmura la suprême prière :

— Oh ! pas encore… pas ici…

Et dans ce refus que l’amant respecta, elle renouvelait sa promesse, elle ratifiait son consentement.