La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 122-135).


XII


« Étienne, je serai demain à Paris. Ma mère me charge de quelques emplettes qui me donneront, enfin, l’occasion de vous voir… Ah ! mon bien-aimé, il est temps qu’il cesse, ce supplice de la séparation que vos lettres mêmes, vos chères lettres, ne peuvent qu’adoucir. Depuis quatre jours, mon âme est absente. Je vis comme en rêve. Étienne, il faut que je vous revoie… Je meurs d’impatience, d’ennui, d’amour.

» Par quelle fatalité l’indisposition de ma mère m’a-t-elle retenue ici, au lendemain de cette journée inoubliable, de cette soirée, où vraiment, ma chère âme, nous avons été l’univers entier à nous deux ? Vous demandez : — La recommencerons-nous jamais, la douce promenade ? Tant de hasards peuvent nous séparer. Les amis, les parents, même deviendront autant d’ennemis si nous sommes découverts. Et vous-même, êtes-vous sûre de votre cœur ? Acceptez-vous bien librement les remords, les angoisses, les dangers possibles ? Ne regretterez-vous jamais le consentement arraché dans une heure d’émotion suprême et qui vous a promise à moi ?…

» Cher Étienne, oubliez ce souci. Que rien n’existe pour nous, hormis nous-mêmes. J’ai réfléchi depuis quatre jours. J’ai pu mesurer ma faute et ma responsabilité. J’ai interrogé mon cœur. Il m’a répondu par le même cri de tendresse. Ah ! je ne cède pas à l’entraînement des sens, aux suggestions d’une imagination romanesque. En apprenant tout, je n’ai rien oublié. Je sais regarder la réalité en face et me jurer à moi-même que rien ne sera changé dans ma vie, que l’amour nouveau, l’amour éternel et les devoirs qu’il me crée, n’aboliront ni les affections anciennes, ni les devoirs antérieurs. Je vous le dis, mon bien-aimé, avec une mélancolie qui n’est pas un regret ; il me serait impossible de renoncer à Paul, à Jo, qui m’aiment tant, et que j’aime et que J’aimerai toujours… Qu’ils ne souffrent jamais de notre faute ! Vous ne le voudriez pas, vous, si bon… Et je sais que vous les aimez, que leur malheur empoisonnerait votre joie, que vous vous effaceriez devant eux, si la nécessité m’imposait un choix… Ah ! je ne puis supporter cette pensée sans que tout se déchire dans mon triste cœur, cœur d’amie fraternelle, cœur de mère, cœur d’amante. Et pourtant, Étienne, je suis à vous. Je me donne par ma libre volonté, acceptant l’avenir quel qu’il soit, le bonheur, le malheur, la mort même. Je ne me reprendrai jamais, ami chéri. Certes, il est beau d’être héroïque, et vous l’avez été longtemps. Ne me méprisez pas de ne point savoir l’être. Je sais mieux sentir que raisonner. Je sais aimer, surtout. Vous l’avez vu, depuis tant de mois d’intimité affectueuse, je puis mettre dans la folie de la passion assez de dévouement et de tendresse pour l’élever au-dessus d’un vulgaire amour. Près de vous, dans l’admiration fanatique que je vous ai vouée, j’ai appris que la médiocrité des sentiments nous est défendue et que notre amour doit être infini, admirable, ou n’être pas… Vous ne m’avez pas séduite, cher bien-aimé. Je suis venue à vous comme on va vers la lumière, vers le bonheur, vers la beauté. J’ai incarné en vous mon amour des plus nobles choses, et c’est avec le meilleur de mon âme que j’ai commencé de vous aimer. Pouvions-nous échapper à la loi qui condamne à s’unir ceux qui s’aiment, et consentir à ne point mettre tout l’amour dans l’amour ? Je ne sais ce qui fût advenu si j’étais autre, si mon âme s’était trempée comme la vôtre dans l’habitude du sacrifice et la pratique du devoir. Il me semble que vous ne pouviez me résister et que je ne pouvais lutter contre moi-même. Prenez-moi donc telle que je suis, et que la grandeur de notre passion, que votre sincérité, que ma fidélité nous soient une espèce d’excuse. Il faut que vous soyez heureux, après les années de solitude et de détresse, en vous réjouissant enfin d’avoir vécu. Votre pauvre Line sera tout ce que vous voudrez, sœur, amie, maîtresse, tout ce qu’une femme peut être pour un homme. Elle revendique la responsabilité de ses actes, comme elle en revendiquerait, à elle seule, le châtiment… Mais ne pensons pas à l’avenir. Le présent nous appartient. Je vous aime et je vous verrai demain.

» JACQUELINE. »


Jacqueline resta pensive, le front dans ses mains, relisant cette lettre qui trahissait, en les conciliant presque, des sentiments contraires… Puis elle mit un baiser sur le papier qu’allaient toucher les doigts d’Étienne et écrivit l’adresse sans trembler… Par la fenêtre du salon elle apercevait madame Aubryot, assise sur la pelouse près de Jo qui dressait les arceaux d’un crocket. Grave, elle contempla ces deux êtres si chers, plaçant au milieu d’eux, par la pensée, celui qui ne lui était pas moins cher, malgré l’absence, les malentendus, la trahison. Paul ! que faisait-il à cette heure… ? Elle le vit, roulant dans un car américain, avec ses camarades français ; elle revit ses yeux clairs, sa moustache brune, son bel air de loyauté et de gaieté — et une immense tristesse déferla dans son âme. Ce n’était pas le remords, ce n’était pas le regret, c’était l’abattement d’un cœur impuissant à modifier sa destinée, c’était l’émotion qui saisit à la veille des actes irréparables… Elle ne se trouvait pas d’excuses et ne s’en cherchait pas ; elle ne ressentait même pas cette nette sensation de crime qui hante les femmes soumises à la morale religieuse, à l’influence des traditions et des préjugés. Mais elle ne pouvait retenir ses larmes, comme sur le cercueil d’un mort chéri, l’ancien, l’éphémère et charmant amour des fiançailles. Elle pensait : « J’aime Paul comme une sœur, comme la meilleure des amies. Il ne souffrira jamais. Il ne soupçonnera rien. » Un mot tintait le glas dans son âme : « C’est fini ! c’est fini ! »

Ses yeux se reportèrent sur sa mère, sur cette jolie femme à cheveux blancs, si gaie, si optimiste, si frivole, qui l’avait tenue tout enfant dans ses bras et s’était si vite désintéressée d’elle. Madame Aubryot, vertueuse sans effort, incapable de sentiments profonds, comprendrait-elle le cœur tourmenté de Jacqueline ? Pas plus qu’elle n’eût excusé sa faiblesse, ni admis son amour pour Chartrain. Son code moral se composait de deux axiomes : « Ne pas s’ennuyer ; ne pas se compromettre. » Jacqueline ne reportait nullement sur sa mère la responsabilité du drame de sa vie. Elle la revendiquait obstinément, méprisant l’excuse de l’éducation, du milieu, de la négligence de Paul, incapable de discerner la nuance qui existe entre surveiller une femme et veiller sur elle.

Elle arrêta enfin sa pensée sur son enfant. Il riait, il jouait dans la lumière, avec ses cheveux blonds déjà brunissants, ses membres souples, ses mollets nus. Cher petit corps si souvent baisé ! Chère petite âme candide et curieuse ! L’amour est bien puissant pour vaincre votre souvenir dans les cœurs maternels qui sont, hélas ! des cœurs de femmes, de pauvres cœurs d’amoureuses ! « À lui non plus, je n’enlève rien ! » s’écria Jacqueline. Elle sanglotait pourtant, courbée sur la table, et ses larmes étoilaient de grosses gouttes la lettre et le nom de l’amant.

Le lendemain, par un matin bleu qui riait sur les feuilles mouillées, Jacqueline sortit de la villa. Comme elle refermait la grille, elle aperçut le facteur qui la saluait.

— Il n’y a rien pour moi ?

— Si, madame.

Le bonhomme lui remit une enveloppe timbrée de Paris.

« Nos lettres se seront croisées, pensa-t-elle en souriant de plaisir. Que m’envoie-t-il ? Des vers, sans doute… — L’heure pressait, le train allait partir… — Je lirai cela dans le wagon, à l’aise. »

Et elle descendit lestement l’avenue Jacqueminot, rêvant aux épîtres des séducteurs qui, dans les romans moraux, écrivent à leur future victime qu’ils partent pour les Indes, saisis tout à coup de remords.

Assise dans le wagon où se prélassaient un jeune homme très élégant, une religieuse et deux vieilles dames, Jacqueline ouvrit la lettre de Chartrain. Une feuille pliée glissa, où elle vit avec surprise l’écriture de son mari. Le pressentiment d’une catastrophe la glaça, mouillant de sueur le creux de ses mains, ses tempes, son front pâle… Un billet d’Étienne était joint à la lettre de Paul…

Jeudi soir.

« Jacqueline, venez ! Il faut que je vous parle… J’étais trop heureux hier. Cette lettre que vous lirez, cette lettre fraternelle, m’a rejeté dans l’abîme, en face de la réalité. Notre songe est fini ; notre bonheur écroulé. Je sors du rêve. Je retombe dans la misère et la douleur… Venez ! Essayons de vaincre la fatalité et nous-mêmes, tant que l’irréparable n’est pas consommé. L’absent est entre nous. Je n’en puis écrire davantage.

» ÉTIENNE. »

Jacqueline resta anéantie. Elle relut plusieurs fois le billet d’Étienne, puis la lettre de Paul, une longue, affectueuse lettre dont les termes, exprimant l’estime et la confiance, avaient bouleversé Chartrain. Puis elle ferma les yeux, appuyée aux capitons gris du wagon. Son cœur battait plus fort, heurtant sourdement sa poitrine, sous le sein gauche qu’elle sentait douloureux et meurtri. Et le rythme du train résonnait dans sa cervelle, berçant sa tête qui ne pensait plus, y remuant des rêves d’éternel voyage, dans l’inconnu, n’importe où, loin de sa douleur. Elle rouvrait les yeux. Des morceaux de paysage apparaissaient, réveillant des sensations confuses. Et tout à coup, un abîme se creusait en elle. Elle songeait : « Il veut me quitter… Nous nous séparons. »

Mais quand elle monta dans un fiacre, jetant au cocher l’adresse d’Étienne, sa combativité se réveilla. Elle pouvait encore persuader son ami, l’émouvoir, le reconquérir. Il était sincère, évidemment, poussé à bout par une suprême révolte de conscience… Mais dans l’âme de Jacqueline les vagues attendrissements de la veille s’étaient évanouis. Elle arriva rue Vauquelin sans avoir rien préparé de ce qu’elle aurait à dire. Et Chartrain, la voyant entrer, les deux lettres à la main, pressentit un déchirant, un hasardeux combat, où elle lui marchanderait sans merci la victoire.

Elle s’adossa à la cheminée, regardant Étienne fixement :

— Je ne comprends rien à tout ceci, fit-elle d’une voix sans timbre, d’une voix altérée et fêlée… Je ne comprends pas… Après la soirée de jeudi dernier, il me semble…

— Jacqueline, je vous en prie, asseyez-vous près de moi. Je suis plus malheureux que vous-même…

Elle secoua la tête et une branche de giroflée, tremblant dans un vase derrière elle, effeuilla sur la nuque brune des pétales pourpres striés d’or. Chartrain, pâli par l’insomnie, par douze heures de méditations et de luttes, ne ressemblait guère à l’amant enivré qu’elle avait pressé dans ses bras… Il reprit doucement :

— Ma pauvre amie, je sens que ce moment est décisif dans notre existence. Je vais peut-être perdre votre amour. Vous attribuerez à la fatigue, au dédain, à la pusillanimité peut-être, un sentiment qui heurte votre tendresse pour moi, nos souvenirs, nos espérances de bonheur. Mais vous avez lu la lettre de Paul ?

Elle l’interrompit :

— Je vois que vous avez décidé pour tous deux. Je ne récriminerai pas, ne craignez rien. Oh ! ce que vous faites est très beau, très noble, très sage. Je vous admire et je vous envie, mais voilà, cette résolution admirable, surprenante, a le tort de venir un peu tard.

— Oh ! que vous me faites mal ! dit-il avec un accent d’angoisse qui remua le cœur de Jacqueline…

Elle se raidissait pourtant :

— Je ne discute pas. J’accepte. Allons, le rêve est fini… Et vous avez le beau rôle. Ne vous plaignez pas. Vous pourrez dire : « Une femme, une jeune femme qui m’adorait s’est offerte à moi. Mais j’ai agi en héros. J’ai renoncé à elle… » Eh bien, ça la guérira, cette folle, cette écervelée… Elle ne recommencera plus… Elle… Ah ! mon Dieu… mon Dieu !

Ses larmes jaillirent. Elle se jeta sur le divan avec un cri tout de suite éteint en sanglot. Étienne la prit à la taille, la souleva, la garda sur ses genoux comme une enfant…

— Ne pleurez pas !… Vous me déchirez le cœur… Je ne veux pas que vous pleuriez, oh ! je vous aime, je vous aime !… Écoutez-moi, regardez-moi… Oh ! ma pauvre petite, ma pauvre petite Line !…

Elle ne raillait plus maintenant. Elle s’accrochait à son amant, comme un naufragé à une épave… Elle l’écoutait sans répondre, sans essuyer ses larmes, ses intarissables larmes qui redoublaient à chaque mot…

— Line !… comprenez-moi… Il ne s’agit pas de ne plus nous aimer… Il s’agit de nous épargner une mauvaise action… Vous ne l’avez pas bien lue, la lettre de Paul !… Ah ! le pauvre garçon ! si confiant, si loyal, si heureux de notre affection ! Pouvons-nous mettre dans sa vie les chances d’un tel malheur ?… Pensez qu’il me parle de vous, qu’il vous confie à moi, qu’il m’appelle son frère… Non, dites, nous ne pouvons pas le tromper ainsi ? Quelle serait notre vie, alors, quand il reviendrait, quand il vous reprendrait, car vous êtes sa femme ?… Oh ! essayons d’être braves !… Pensez à Paul, pensez à votre fils.

— Mon fils !…

Elle se révolta encore :

— On nous parle toujours de nos enfants quand on nous abandonne. L’enfant, c’est la moitié de notre vie, mais l’autre moitié, c’est l’amour. Ne me parlez pas d’amitié. N’essayez pas de me consoler. J’accepte tout. Je me résigne. Mais je veux pouvoir pleurer.

— Ma chérie, vous m’auriez méprisé.

— Moi, allons donc ! je vous aimais trop. Est-ce que j’ai pensé à ma vertu, à mon honneur, quand vous m’avez dit : « Sois à moi ! »

Il répliqua :

— Malgré vous, vous avez dit : « Pas ici ! pas encore ! » Vous avez respecté la maison de votre mari.

Elle ne trouva rien à répondre… Ses sanglots faiblirent.

— La vie est mal faite ! gémit-elle… Ceux qui s’aiment sont toujours séparés… Comment allons-nous vivre maintenant, Étienne ?… Depuis un an, je n’avais qu’une pensée, qu’un amour : vous, toujours vous… Comment pourrez-vous oublier nos entretiens, nos promenades… cette soirée ?… Vous serez donc seul dans la vie ! Qui vous aimera comme je vous aimais, pauvre ami.

— Ne parlez pas au passé, dit-il à genoux près d’elle… Jacqueline, vous m’aimez encore… Je n’en veux pas, je n’en puis pas douter… Votre tendresse m’enveloppera, me réchauffera toujours. Nous ne supprimerons rien de cette divine tendresse en fermant nos lèvres aux baisers. Vous êtes aussi belle qu’hier. Je vous chéris plus encore. Mais l’obstacle oublié s’est dressé entre nous.

Elle lui tendait les bras et, malgré lui, il cherchait la place chérie entre l’épaule et la poitrine, où il avait reposé sa tête au jour de la grande douleur. Elle couvrit son front, ses cheveux de baisers lents, incertains, dont elle avait à peine conscience… Et sous ses baisers, évocateurs d’autres baisers inoubliables, le cœur d’Étienne fondit. Il fut lâche à son tour. Il eut envie de crier : « Oublie, reste ! » Mais comment s’avouer vaincu après la victoire ? La jeune femme cédait. Il se résigna et pleura sur son douloureux triomphe, amèrement.