La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 136-145).


XIII


Jacqueline sortit de chez Étienne toute frémissante encore, mais plus calme que lui-même n’aurait osé l’espérer. Il l’avait longuement bercée dans la douceur léthargique des paroles d’amour. Elle partait, la tête remplie de vapeurs, de fatigue, de confuses images, ne souffrant presque plus, ne pleurant pas, comme un blessé dans les minutes soulageantes qui suivent le pansement.

Mais quand elle fut revenue à Meudon, quand elle se retrouva couchée dans sa chambre, prétextant une migraine pour éloigner madame Aubryot, tout son être saigna dans l’arrachement de la rupture. Chartrain avait trop présumé des forces morales de Jacqueline. Si les raisons de sa conduite étaient sensibles à l’intelligence de la jeune femme, elles révoltaient le cœur passionnément partial et qui plaidait encore la cause de l’amour… « Étienne agit noblement. Je dois l’estimer et l’approuver. » Mais les souvenirs acharnés criaient en elle. « Oh ! pourquoi, s’il devait se reprendre, m’a-t-il enchantée un an du plus doux rêve ? Pourquoi ces aveux que j’entendrai toujours, cette intimité délicieuse, ces baisers ? » Elle oubliait que Chartrain avait tenté vainement de restreindre cette intimité même. « J’ai vécu pour lui. J’ai oublié devoir, prudence, pudeur… Le hasard d’une soirée a failli nous faire amants. » Et la crise recommençait plus violente. Jacqueline enfonçait sa tête dans l’oreiller, parmi ses cheveux épars. Elle souhaitait mourir, dans l’égoïsme forcené de l’amour qui préfère l’anéantissement à l’absence. Après deux jours de révolte, elle écrivit à Étienne, sans oser faire allusion à la lettre qu’il avait dû recevoir le jour même de leur entretien ; il répondit sur le même ton de tristesse et de réserve, s’excusant de ne pas chercher à la revoir, « la solitude étant, disait-il, douloureuse et bienfaisante ».

Il était malheureux pourtant. Il comprenait que les mêmes raisons qui l’avaient persuadé ne pouvaient convaincre Jacqueline, Peut-être avait-il agi trop vite, trop brusquement, sans ménager des transitions nécessaires. Ce stoïcisme même cachait une méfiance de soi, la peur de fléchir dans un effort longuement prolongé. Chartrain eût resserré sa chaîne en tâchant de la dénouer. Mieux valait la trancher d’un coup.

Jacqueline quittait à peine la maison quand on avait remis à Chartrain la lettre écrite la veille… Ce fut une terrible épreuve et une suprême tentation. Étienne sentit tout ce qu’il perdait, et quelle admirable amoureuse l’enfant gracieuse et frivole aurait pu devenir. Il avait failli se réaliser, le rêve de sa vie, par le don absolu et conscient d’une âme rare. Et maintenant, Jacqueline, blessée au cœur, doutait peut-être du passé même, reniant les aveux inutiles, ne pardonnant pas à Chartrain la leçon de vertu et de courage qu’il semblait vouloir lui donner. Que de fois Étienne jeta sa plume, hanté par le désir de prendre le premier train, de courir rue Babie, de dire à Jacqueline : « Rassurez-moi ! Je crains de n’être plus aimé… et je vous aime toujours. » Il savait, hélas ! que ce serait la débâcle de ses résolutions, et que toutes ses forces s’étaient épuisées… « Je la reverrai plus tard, quand je serai guéri ! » Il se rejetait dans le travail. Mais l’inspiration fuyait, et l’attention d’Étienne, concentrée sur un point unique, ne servait pas sa volonté. C’étaient des heures d’impuissance, de nervosité, de tendresse mortelle.

Souvent Étienne croyait entendre résonner la clochette de l’antichambre. Il se précipitait… Rien ! Elle n’était pas venue ; elle ne viendrait plus. Il ne la verrait plus, droite sur le seuil, rieuse et malicieuse, ou s’échappant, furtive, dans l’escalier sombre, avec un baiser au bout des doigts.

Chartrain rentrait chez lui, un soir, vers sept heures. Il traversait les terrasses du Luxembourg, rose et or dans le couchant rose. Et comme il ralentissait le pas, respirant l’odeur de la terre, des verdures, de la pluie récente qui venait de crépiter si doucement sur les marronniers, il aperçut Jacqueline à quelques pas de lui.

— Quelle surprise ! Je vous croyais à Meudon.

— J’y suis toujours. Ma mère me quitte demain avec le petit. Je suis venue acheter quelques bibelots.

Ils se regardaient anxieusement, profondément :

— Asseyons-nous un moment, dit Étienne… Vous avez un peu pâli. Vous êtes fatiguée peut-être ?…

— Un peu.

Il pensait : « Dire que je l’aime, qu’elle m’aime, que je lui ai donné mille baisers ! Et nous nous parlons comme des étrangers ! »

Il n’osait parler de leur amour, interroger Jacqueline. Il aurait dit trop ou trop peu. D’ailleurs, elle dut partir après quelques minutes de banale conversation, dont Étienne ne retint que cette phrase :

— Ce que je fais, là-bas ?… Je me souviens.


Elle se souvenait, en effet, obsédée par le passé qui multipliait les images d’Étienne dans les bois si souvent parcourus ensemble. Elle errait, seule, de la Patte-d’Oie à Villebon, des bruyères de Sèvres aux hêtres de Trivaux. Assise au bord des étangs, sous le ciel blanchâtre où des trouées bleues apparaissaient, elle ouvrait un livre, pendant que les chênes bruissaient au vent et qu’au loin claquait un battoir de laveuse. Le vol des libellules dansait dans un rayon. Une fraîcheur montait de l’eau muette. Puis le jour s’écoulait, le crépuscule souriait sous le ciel de perle, derrière les troncs noirs, sur l’étang moiré d’un frisson rose.

Jacqueline redescendait vers la terrasse dont les tilleuls avaient vu et ses jeunes amours et les anciennes amours de couples qui s’étaient promenés là, par les beaux printemps de l’autre siècle. Au loin, Paris s’étendait, tel qu’elle l’avait contemplé du haut des Buttes-Chaumont, coupé par le fleuve et submergé dans la vapeur violette du couchant. Là-bas, dans cet océan de pierres, à un point précis qu’elle pouvait déterminer, vivait sans elle, loin d’elle, celui qui était son unique pensée, son tourment et son amour.

Jacqueline revenait à la villa, tout imprégnée de la mélancolie de ces promenades quand, un soir, on lui remit la Revue des Arts. Avant le repas, aux dernières lueurs du jour qui s’éteignait, elle chercha l’article d’Étienne. Une note indiquait qu’une indisposition de M. Chartrain privait le journal de sa collaboration si appréciée. La jeune femme s’alarmait déjà ; mais, en feuilletant la revue, son regard tomba sur des vers inédits, signés d’un X et dont le premier quatrain lui rappela presque douloureusement sa dernière rencontre avec Étienne, sous les marronniers du Luxembourg.

à l’absente

Nous nous sommes assis sous les marronniers roses
Dans le vieux parc muet, solennel et charmant.
Un soir nacré mourait au firmament…
L’impérieux devoir tenait nos lèvres closes.

Et ce printemps, pareil aux printemps d’autrefois.
Évoqua la douceur des saisons bienheureuses
Que parfuma la fleur de nos amours peureuses…
Et je rêvais aux soirs contemplés dans les bois.

Et mon âme, amoureuse et grave pèlerine,
      En voyage partait vers vous,
Fraîches forêts, ciels purs, air balsamique et doux
Et vif comme l’air vif de la grève marine !

Ô sentiers familiers à mon pas diligent,
      Silence embaumé des allées.
Sourire des étangs lointains dans les vallées,
Verte plaine où tremblaient des peupliers d’argent !
 
Oh ! les chemins d’amour, les haltes reconnues,
      L’âme de la jacinthe en fleur.
Et la lumière ardente et l’ardente chaleur,
Et l’or au ciel au bout des sombres avenues !

Chère, les fins bouleaux et les grands marronniers
Se souviennent encor de nos courses furtives.
Des baisers où chantaient, sur nos lèvres plaintives,
Le rêve et le désir en nos cœurs prisonniers.

Voici qu’un souvenir se lève en ma mémoire :
Le porche des tilleuls, sombre sous un ciel vert,
Et Paris à nos pieds, Paris, comme une mer
       Lointaine, lumineuse et noire !


Ô maîtresse, nos cœurs mortels n’enviaient pas
La morne éternité des astres impassibles.
Quand je baisais les pleurs de tes yeux invisibles,
Des espoirs infinis surgissaient sur tes pas.

Nous marchions sous l’arceau de l’antique ramée
Et le silence était plus doux que les aveux.
Sur ta robe traînante et sur tes longs cheveux.
Les tilleuls secouaient leur averse embaumée.

Heure d’ombre clémente et de silence ami !
      Bénissant les hasards complices,
Nos âmes savouraient les muettes délices
      D’un désir jamais assouvi.

Oh ! comme nous sentions sur nos têtes vaincues,
      Les sorts contraires peser lourd,
Quand l’ivresse et l’angoisse et l’invincible amour
      Joignaient nos lèvres éperdues.

Comme ta main tremblait dans ma tremblante main,
      De joie infinie — et de crainte !
Et le dernier baiser et la dernière étreinte,
Où frissonnait toujours la peur du lendemain !

      Hélas ! de ces bonheurs avare,
La vie assujettit ton âme à d’autres lois.
Nous ne rentrerons plus au frais Eden des bois…
      La fatalité nous sépare.

En vain, nos libres cœurs ont rêvé de s’unir…
      Chacun vit loin de ce qu’il aime,
Séparés dans le temps, l’espace et l’avenir
      Et séparés dans la mort même.

    

. . . . . . . . . .


Je songeais… Ton regard, ton anxieux regard,
      M’interrogea, triste et si tendre.
Mais la foule aurait pu nous voir et nous entendre.
Le jour fuyait… Tu dis soudain : « Il se fait tard. »

Et mes yeux te disaient : « Adieu ! ma bien-aimée, »
      Adieu ! Je ne te verrai pas
Réjouir de ton rire, enchanter de tes pas
Ma maison, de ta grâce encore parfumée.

J’irai seul, cheminant avec mes vieux ennuis,
      Seul, par la ville indifférente.
Et tu pars. Dans mes yeux gardant ta forme errante,
Je t’emporte où je vais, je te trouve où je suis.

Hélas ! avec ma solitude et ma détresse.
Si je pleure ce soir, ce soir, où seras-tu ?
Je ne sentirai pas, sur mon front abattu,
La fraîcheur de tes mains, l’ombre de ta tendresse.

. . . . . . . . . .


 
Cependant un soir triste et pareil à nos âmes,
Un soir mélancolique et pareil à tes yeux,
Mêlait ses fleurs de mauve au pâle azur des cieux.
Et nos cœurs sans espoir aimaient ces cieux sans flammes.

La brise palpita dans tes cheveux légers.
L’heure sonna, très loin. Nos yeux se détournèrent.
Pour la dernière fois nos mains se rencontrèrent
      Et cet adieu banal nous refît étrangers.

X

La femme de chambre vint prévenir madame que le dîner était servi. Jacqueline ne répondit pas… Elle avait appuyé sa tête sur la page dont l’X énigmatique n’avait plus de secrets pour elle… Elle pleurait sans amertume, le cœur allégé du doute qui l’avait écrasé tant de jours. Ces vers disaient tout ce que ne contenaient pas les lettres prudentes d’Étienne. Il souffrait de son absence : il l’aimait toujours.