La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 67-79).


VIII


Jacqueline ne dormit pas… Elle ne pensait plus à s’apitoyer sur elle-même. Étienne était seul, Étienne était malheureux. La jeune femme gardait rancune à Paul de son indifférence, expliquée en partie par le caractère antipathique de madame Chartrain. Vallier n’avait jamais aimé la mère de son ami. Il ne lui pardonnait pas ses duretés de provinciale, ses méfiances, son avarice prétendue. Tous les camarades de Chartrain étaient unanimes à le déclarer trop bon pour cette vieille femme qui l’exploitait et ne l’aimait point. Certains, même, avaient eu le cynisme de dire qu’Étienne serait heureusement débarrassé.

Jacqueline n’était pas de cet avis. Les confidences de Chartrain l’avaient éclairée sur le caractère de la vieille dame, aigrie par la chute de ses espérances et la mort de son fils : « On vous dira que ma mère est bien dure, avait dit Étienne, ne vous hâtez pas de la juger. C’est une femme très droite, très franche, qui a les défauts de ses vertus. Elle a déploré de bonne foi ce qu’elle appelait mes folies. Elle me croit justement puni et ne me plaint guère parce que je me suis aliéné son affection. Mais elle est logique avec elle-même. Je ne puis recommencer l’éducation de son esprit. Je m’incline et je l’accepte sans la discuter. Et puis elle est tout ce qui me reste, elle représente la famille et le passé. Son nom évoque le plus doux souvenir d’enfance heureuse. Pauvre maman ! Je la comprends trop bien pour ne pas lui pardonner ses injustices involontaires. Je l’aimerai toujours, malgré tout… »

Quand Jacqueline reçut la dépêche annonçant la mort de madame Chartrain, le souvenir des paroles d’Étienne lui revint à la mémoire. Elle sentit qu’il devait être malheureux, et elle se désola de ne pouvoir efficacement partager et adoucir sa peine. Enfermée dans sa chambre, elle écrivit une longue et naïve lettre à celui qui l’avait nommée sa sœur et, sans préméditation, sans calcul, elle laissa déborder la tendresse de son âme. Elle recevait ses amis le même soir, et la banalité de leurs réflexions lui fit sentir combien l’amitié est pâle et froide à côté de l’amour. Triste à pleurer, elle souffrait dans sa solitude au milieu de ses amis, entre son mari et son enfant. Que faisait Chartrain à cette heure ? Il veillait la morte, il invoquait vainement une chère présence, il pleurait ces larmes douloureuses des hommes mûrs, déshabitués des faciles explosions sentimentales qui soulagent les douleurs de la jeunesse. Peut-être, dans le silence de la nuit, évoquait-il les tristesses de sa vie, les rancœurs, les déceptions, le premier deuil ? Et Jacqueline, parée, fêtée, dans l’apparat d’un soir de réception, croyait sentir les larmes d’Étienne lui tomber, toutes brûlantes, sur le cœur.

Elle traîna toute la soirée la mélancolie de son impuissance, la sourde irritation de constater que l’absence et la douleur de Chartrain ne changeraient rien autour d’elle. Elle ne songeait pas à dissimuler son souci constant. Elle n’avait plus honte de son amour. Il lui semblait légitimé par le malheur d’Étienne. Elle ne se demandait plus si ce sentiment était innocent ou coupable, elle ne songeait plus qu’à voir Étienne le plus tôt possible et à combler le vide de son existence en y jetant un immense amour…

Une lettre d’Étienne, adressée collectivement aux deux époux, annonça son arrivée.

Jacqueline résolut d’aller attendre Étienne à la gare. « Il ne verra pas l’indifférence de la foule. Ses yeux apercevront un visage ami, dès le premier regard. » Arrivée beaucoup trop tôt, elle usa sa fièvre dans le Jardin des Plantes, plein de cris d’oiseaux et de cris d’enfants. Mars finissait dans l’ivresse d’un printemps précoce qui, en quelques journées d’azur pâle et de tiède soleil, faisait éclater la robe pourpre des bourgeons, la prison des crocus et des primevères. Paris sentait la violette, les marronniers allaient fleurir, et partout les jeunes feuillages offraient leur vert délicieux, tendre encore et verni par les giboulées. Jacqueline, assise sur un banc du labyrinthe, regardait le ciel plus délicatement bleu entre les cèdres noirs qui étageaient leurs larges frondaisons avec une majesté d’arbres pagodes. Les effluves du printemps la pénétraient. « J’aime, j’aime !… » Le mot divin fondait sur ses lèvres, emplissait sa poitrine d’une allégresse chaude, l’enivrait comme une liqueur. Les yeux clos, elle savourait la douceur de l’ancien baiser, la caresse de la bouche d’Étienne sur sa joue. « Ô bonheur d’aimer qui vous aime ! » songeait-elle en évoquant le visage de son ami appuyé aux vitres du wagon, indifférent au défilé des paysages et aux aspects changeants du ciel. Le train siffle, crache sa fumée en tourbillons, perce les collines, bondit dans les vallées, fuit à travers l’infini des plaines emportant Étienne vers celle qui l’attend. Qu’il glisse sur l’acier des rails, qu’il se précipite, que la terre tremble sous la course du monstre affolé ! Étienne arrive, pâle encore d’avoir contemplé un tombeau. Il se penche à la portière. Déjà sous le ciel terni de vapeurs, dans l’air pesant, les hautes cheminées de la cité d’enfer apparaissent ; le vent qui bat ses cheveux lui apporte la clameur continue et formidable, le rauque grondement de Paris. Le train avance, il s’arrête. Des hommes aux vêtements souillés s’agitent sur la voie, avec des faces blêmes, des gestes de démons. Au seuil de la ville, Étienne retrouve le cauchemar du travail et de la misère ; il songe au cauchemar de sa vie, à l’effort stérile, à la solitude de son âme parmi les milliers d’indifférents… Et, tout à coup, le bonheur, l’amour, la jeunesse se dressent devant lui pour le recevoir…

Trois heures et demie sonnaient. Jacqueline erra à travers la gare, ne pouvant tenir en place inquiète d’être surprise ou remarquée, si elle demeurait au même endroit. Elle s’assit un moment dans la salle des départs, tâchant de s’intéresser au va-et-vient des employés, au bariolage des affiches, aux petits drames des adieux échangés par des inconnus… Puis elle s’arracha à sa rêverie et se dirigea lentement vers les salles d’attente de l’arrivée. Le train de Nantes était signalé. Tout à coup, au milieu des cris et des rumeurs, les portes s’ouvrirent, le flot des voyageurs déferla. Appuyée au grillage, Jacqueline comprimait les battements de son cœur, redoutant et désirant la minute où Chartrain apparaîtrait. Enfin, entre une casquette de campagnard et une cornette de religieuse, Jacqueline aperçut la barbe blonde d’Étienne, son profil grave sous un feutre noir. Elle resta clouée sur place… Déjà il était sur le trottoir de la cour, sa valise à la main, appelant une voiture. Elle fit quelques pas et soudain :

— Vous !… s’écria-t-il… C’est vous !…

— Pauvre ami, cher ami !… dit-elle.

Elle lui tendit les mains et murmura :

— Je n’ai pas pu m’empêcher de venir… Je pensais à votre triste retour dans cette gare où personne ne vous attendait…

— Vous êtes meilleure encore que je n’aurais osé l’espérer, répondit-il très ému. Ah ! vous avez été bien inspirée. Je redoutais d’être seul, en effet, après ces heures…

— J’ai pensé à vous, tout le temps.

— Votre lettre m’a fait du bien… Je ne savais comment y répondre. Je vous raconterai tout cela. Vous m’accompagnerez, n’est-ce pas, vous ne me quittez pas encore ?

— Je suis à vous jusqu’à ce soir.

Dans la voiture, il ne cessa de lui presser les mains. En peu de mots, il expliqua son brusque départ, la courte maladie de sa mère, foudroyée par une congestion. Elle était morte dans le coma, sans connaissance, ni souffrance.

— Mais vous, vous avez souffert, dit Jacqueline quand ils se retrouvèrent seuls, rue Vauquelin… Je n’ai jamais vu mourir personne. J’étais toute petite quand j’ai perdu mon père. Ce doit être un spectacle affreux.

— Affreux, dit Étienne… Mais l’épouvante physique de la mort est peu de chose auprès de l’angoisse morale qui m’a saisi… J’arrivais, espérant pour ma pauvre mère, sinon la guérison, du moins quelques jours de répit. « Pourvu qu’elle me reconnaisse ! » me disais-je… Ah ! j’aurais voulu effacer le souvenir des malentendus qui nous ont séparés… Nous avions, elle et moi, gaspillé en querelles une tendresse dont nous aurions eu tant besoin. Chère amie, représentez-vous un cadavre vivant — si agoniser sans paroles, sans pensée, ni sensations peut s’appeler vivre. Un visage congestionné et défiguré…

Sa voix s’altéra. Ses yeux se remplirent de larmes transparentes… Jacqueline se serra contre lui.

— Mon pauvre ami, que je vous plains !

— Ah ! reprit-il, quand tout a été fini je n’ai pensé à rien… C’était la douleur animale, écrasante… Je me suis trouvé avec l’âme peureuse d’un enfant abandonné… Pauvre maman ! J’ai senti toute la place qu’elle tenait dans ma vie… C’est tout le passé qui s’en va avec elle, voyez-vous… Mais après, devant ce corps qui m’a porté et nourri, devant ces yeux que j’avais vus si beaux, cette bouche dont j’avais tant redouté les gronderies et tant aimé les sourires, j’ai appris qu’on méconnaît cruellement ceux que l’on croit aimer. La vie sépare, hélas ! elle désunit… mais la mère reste la mère… Pardonnez-moi, dit-il, en essuyant ses yeux… C’est la réaction. Je ne peux plus me contenir. Si vous saviez ma peine ! Je me trouve injuste et ingrat, maintenant. J’ai cru connaître mon devoir. L’ai-je fait, mon devoir ?… Je n’ai pas su prévoir la mort possible de mon frère… la triste vieillesse de maman…

Jacqueline était toute tremblante, devant ces larmes viriles si puissantes sur la sensibilité des femmes. Elle ne savait comment consoler Étienne, et une envie lui venait de l’embrasser comme un enfant. Mais elle respectait cette douleur filiale et timidement, elle répondit :

— Tous ceux qui vous connaissent savent que vous avez fait votre devoir. Si votre pauvre maman vous voit d’un autre monde, soyez sûr qu’elle vous comprend et vous bénit. Ah ! je voudrais bien que mon petit Jo fût pour moi ce que vous fûtes pour elle.

— Vous êtes délicate et bonne, dit-il en baisant la main qu’il tenait toujours… Vous seule pouviez adoucir ce retour que je redoutais. Vous seule pouviez me consoler. Voyez, je n’ai aucune honte devant vous… Les femmes sont faites pour entendre les confidences de la douleur et essuyer doucement les larmes. Je vous aime, je vous aime bien.

— Et moi aussi, je vous aime bien, dit-elle. Parlez-moi. Confiez-vous à moi. Pleurez à votre aise… Je vous aimerai d’autant plus que je vous verrai malheureux.

— Hélas ! dit-il, je ne trouve rien à vous répondre… Je songe que vous allez me quitter dans un instant, vous, ma consolatrice. Jacqueline, comprenez-vous ce que c’est que de se sentir seul au monde ? Tant que ma mère a vécu, j’ai caressé l’espoir de la reconquérir. Et puis je la savais vivante. Un être existait, un être de mon sang et de ma chair qui portait mon nom, qui se rattachait à l’arbre de la famille. Je suis maintenant un rameau brisé. Ni femme, ni frère, ni enfant. Des amitiés me restent, je le sais, mais l’amitié ne remplit pas certains vides. Vous-même… Ah ! je ne devrais pas dire cela ! Vous que je chéris depuis des années, vous qui m’aimez fraternellement, je le crois, vous forcez votre pitié à l’aumône de la tendresse. Mais votre vie est faite, votre cœur est comblé. Quoi que vous fassiez je serai toujours un étranger pour vous. Ah ! Jacqueline, je ne puis ni vous aimer ni être aimé de vous, comme l’exigerait mon cœur malade pour s’apaiser enfin et guérir. Pourquoi vous attacher à moi ? Il vaut mieux que je me résigne, que j’apprenne à vivre seul, puisqu’il n’y a plus de bonheur pour moi en ce monde.

Jacqueline fondit en larmes :

— Étienne, c’est vous qui me désespérez. Pourquoi dites-vous que vous serez toujours seul, toujours malheureux, que je ne puis rien pour vous ? Je ne puis entendre cela. C’est au-dessus de mes forces…

— Pardonnez-moi, dit-il éperdu de la voir pleurer… Je récompense bien mal votre sollicitude. Votre amitié…

— Ah ! gémit-elle en cachant sa tête dans ses mains… mon amitié… Est-ce que je pleurerais ainsi si c’était de l’amitié… si…

— Jacqueline !

Il écartait les mains mouillées et tremblantes.

— Que voulez-vous de plus ? dit-elle. N’aviez-vous rien compris, rien deviné ? Nous devions en arriver là, un jour ou l’autre…

Et, se laissant attirer sur la poitrine de Chartrain :

— Que puis-je pour vous ? Est-ce que je pouvais vous connaître sans vous aimer et vous aimer sans vous le dire ? Je ne suis pas héroïque comme vous. J’ai besoin de vous consoler, de vous savoir heureux. Puisque nous ne faisons rien de mal, c’est notre droit. N’est-ce pas, vous êtes un peu heureux tout de même de savoir que je pense à vous, que je partage vos joies et vos peines, que je vous aime tout à fait, pour toujours ?

— Je n’aurais pas rêvé ce bonheur, dit-il en serrant la jeune femme sur son cœur. J’en reste muet. Je n’y puis croire. Ah ! mon amie, ma divine Jacqueline, mon amour inespéré, est-ce bien vous ?

— C’est moi, Étienne, c’est moi… pour toujours !…

— Je suis accablé. Trouver une telle félicité dans l’abîme du désespoir, cela brise les pauvres forces humaines. Je vous ai tant aimée, je vous aime tant ! Oh ! répétez-moi que vous m’aimez ! Je ne me lasse pas de vous l’entendre dire… Ma chérie ! ma Jacqueline, regardez-moi.

— Je vous aime, Étienne, je vous aime…

Longuement, chastement, ils s’embrassèrent sur le divan où ils avaient échangé leur premier baiser… Étienne entourait Jacqueline de ses bras.

Les yeux fermés, il appuyait sa joue sur les doux cheveux de son amie avec la paix d’un naufragé qui rentre au port. Et il lui semblait qu’ils étaient, elle et lui, deux pauvres êtres abandonnés à des volontés obscures et que d’obscures fatalités avaient conduits l’un vers l’autre, lentement, dans une bien sombre nuit. À travers les limbes de l’enfance, les troubles de la jeunesse, les durs labeurs de la maturité, il était venu à Jacqueline. Les épreuves, jadis maudites, l’avaient préparé pour cette joie ; il l’eût moins bénie et moins bien goûtée s’il avait moins souffert. Il pouvait dire enfin : « Voilà celle que j’attendais, celle qu’on ne trouve pas deux fois. Mon cœur l’avait pressentie ; ma bouche la reconnaît… »

— Aimez-moi ! disait-elle, aimez-moi, je n’ai que vous au monde.

Il ne songeait pas à s’étonner, à lui répondre qu’elle avait un mari et un enfant, car en disant : « Je t’aime » à un être, on remet dans ses mains toutes les chances du bonheur et du malheur. La tristesse du deuil récent planait encore sur Étienne, mais il ne se révoltait plus. Sans projets, sans espoirs, il s’abandonnait à la certitude, et remords, doutes, angoisses, tout le mauvais rêve du passé s’évanouissait sous les lèvres de l’amante, « parce que, dit l’Écriture, l’amour est plus fort que la mort ».