La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 36-47).


V


De joyeux reproches accueillirent Jacqueline et Chartrain à leur retour. La table du dîner était dressée déjà sur la pelouse, et Vallier aidait une jolie femme blonde à disposer des roses dans la corbeille du milieu. Des hommes fumaient en causant, assis sur des chaises rustiques.

On entendait les mots d’idéalisme, d’impressionnisme et de fatalisme, Chartrain comprit qu’on causait à la fois littérature, peinture et philosophie.

Quérannes représentait la littérature. C’était un grand garçon mince et blond, dont le visage accentué eût semblé dur sans la douceur des yeux gris bleu. Il écrivait des poèmes un peu abstraits, qui ne plaisaient guère aux femmes et que beaucoup d’hommes ne comprenaient pas. Combien différent du joyeux et robuste Lachaume en qui éclatait la splendeur de la vie physique. Celui-là semblait échappé d’un conte de Brantôme. Avec le profil d’un François Ier brun et riche en couleur, dos épaules faites pour l’armure, des dents de loup, un poing de Cyclope il avait une belle humeur d’homme bien portant et l’égoïsme ingénu de l’enfance. Il se piquait de franchise et de galanterie. Sa franchise était parfois maladroite, sa galanterie un peu lourde, mais la candeur de son rire sauvait tout. Entre ces deux types d’intellectuel pur et de naïf sensuel, Moritz représentait le rêveur indolent, moqueur parfois, souvent ombrageux.

Près de Moritz, dans un fauteuil rustique, une jeune femme s’éventait. Grande, svelte et brune, elle était plus agréable que jolie dans sa robe d’un vert faux et charmant, un vert d’absinthe décolorée. Elle n’était pas la moins ardente à la discussion, et son accent assuré, son regard qui s’allumait d’un feu noir quand la controverse devenait vive, la révélait différente des autres femmes par le caractère, l’éducation, l’habitude de vie. Chartrain vint la saluer affectueusement.

— Je vois qu’on vous taquine, dit-il.

— C’est monsieur Lachaume qui veut démolir mes idoles… Ah ! cela finira mal… Nous nous brouillerons…

— Non, dit Lachaume en s’appuyant au dossier de sa chaise… Non, madame Mathalis. Vous êtes une bavarde adorable. Ma parole, vous conférenciez très bien.

— Laissons cette discussion, dit la jeune femme. Madame Vallier nous appelle… Nous continuerons jeudi prochain.

Suzanne Mathalis recevait en effet, chaque semaine, ce même petit groupe d’artistes et de gens de lettres qui se retrouvaient tous chez les Vallier. Cette jeune femme vivait sur la limite de la société bourgeoise et du monde artistique, sans appartenir à l’une ou à l’autre, également estimée et critiquée dans les deux camps. Elle avait connu Jacqueline bien avant son mariage, lorsque toutes deux suivaient les mêmes cours, et leur amitié, un peu entravée par les préjugés de madame Aubryot, s’était développée et fortifiée par la suite. Suzanne Mathalis, qui cachait sous une grande affabilité une énergie extraordinaire, avait tenté, comme Chartrain, de réaliser un rêve d’indépendance et de libre travail. Seule, vivant du mince produit de quelques leçons, elle était entrée dans la bataille littéraire.

Beaucoup de femmes, dans le monde que Jacqueline fréquentait, considéraient madame Mathalis — elle se faisait appeler madame — comme un être démoniaque, avili et détraqué. Mais Jacqueline et Paul appréciaient les réelles qualités de cette courageuse créature, si loyale dans ses amitiés, si ferme dans ses convictions, si fière dans sa vie — fière jusqu’à l’imprudence, car, ne doutant pas d’elle-même, elle n’admettait pas que les autres en pussent douter.

On se mit à table et la conversation devint générale. Quérannes et madame Mathalis soutenaient contre Lachaume la beauté d’un drame Scandinave que l’architecte niait avec éclat. Dans le coin de Vallier, on n’écoutait pas beaucoup, et le maître de la maison, excité par l’ivresse légère du bourgogne, la proche présence de la blonde Anna Lachaume, se penchait vers sa voisine un peu trop familièrement… Tout à coup, dans un silence, on l’entendit qui disait :

— Une jolie petite caille comme vous…

Ce fut un rire unanime. Madame Lachaume rougissait et Lachaume, interloqué, prit le parti de rire comme les autres. Il s’écria :

— Dites donc, vous autres, pendant que nous commentons votre assembleur de nuages du Nord, Vallier fait la cour à ma femme… je vais me venger.

Et se tournant vers Jacqueline assise auprès de lui :

— Vengeons-nous !

Et il fit le geste de prendre la jeune femme par la taille… Elle recula en protestant :

— Ah ! non !… Ah ! laissez-moi tranquille… Vous m’ennuyez, Lachaume. Je ne suis pas jalouse… Vengez-vous autrement.

— Comment ! s’écria Vallier, tu n’es pas jalouse !… Eh bien, Lachaume, je t’autorise… Ça lui apprendra.

— Finissez, Lachaume, finissez !

Malgré les refus rieurs de Jacqueline, l’architecte la maintint et l’embrassa sur la joue. Ces aimables familiarités n’étaient pas rares entre les deux ménages, chaque mari faisant un simulacre de cour à la femme du voisin… Mais ce baiser volé, un peu libre et brutal, irrita sourdement Chartrain, assis à la droite de Jacqueline. Madame Vallier devina son agacement.

— Que ce Lachaume est insupportable, dit-elle en se tournant vers Étienne… Sermonnez-le donc.

— Oh ! fit Lachaume, Chartrain est scandalisé. C’est un chaste, c’est un pur. Il a rougi, ma parole !

— Eh ! dit Paul, ne vous y fiez pas…

— Et la galanterie française, Chartrain, qu’en faites-vous ?

— Je ne tiens pas à passer pour galant, dit Étienne.

— Vous avez raison, expliqua madame Mathalis, la galanterie, c’est la caricature de l’amour.

Lachaume se récria, invoquant la tradition nationale et le xviiie siècle. Chartrain reprit, un peu agacé :

— Eh ! Lachaume, croyez-vous que le xviiie siècle soit le siècle de l’amour ?

— Cependant madame d’Épinay, madame de Warrens…

— Des pédantes à paniers !… Vous avez vu de l’amour dans les madrigaux de Voltaire, secs comme des fleurs artificielles, les larmoiements de Jean-Jacques, les fantaisies libertines de Diderot ?… L’amour n’a pas tant d’esprit et de faconde, tant de hardiesse, surtout. Pour moi…

— Chut ! fit Vallier, le sage des sages va nous donner sa théorie de l’amour.

— Pour moi, continua Chartrain, sans entendre, je ne pourrais donner à une femme qu’un baiser passionné, comme amant, ou un baiser fraternel, comme ami. Mais ces baisers volés par gageure, ces baisers un peu bêtes et insolents — tant pis pour vous, Lachaume ! — Ah ! je ne voudrais pas embrasser ainsi la femme la plus chérie, dussé-je renoncer à connaître jamais la douceur de sa joue.

Il regarda Jacqueline, involontairement. Elle sembla l’approuver du regard.

— Voici le café, dit Vallier. Tu es convaincu de sacrilège contre le sacro-saint Sentiment, avec un S majuscule. Résigne-toi, mon vieux Lachaume, Chartrain nous met dans le même panier.

Dès lors, la causerie se fragmenta. Les chaises s’écartèrent et se groupèrent. Le ciel, vert à l’occident, se nuançait à l’est d’un mauve délicieux où brillait, seule, une claire étoile. Le feuillage des trembles était plus pâle dans le demi-jour, et une odeur de terre, d’herbe et de fleurs, flottait, fraîche et mouillée. Les insectes du soir commençaient à voler autour de la table et les femmes tressaillaient en sentant, sur leurs cheveux, l’obscur velours d’ailes incertaines. Avec la nuit, avec les papillons et les phalènes, avec les astres et les parfums, une langueur était venue, comme un crépuscule très doux, épandu dans les âmes.

Les trois jeunes femmes s’étaient rapprochées. Leurs robes répétaient les couleurs du soir, et leurs beautés, aux violents contrastes, prenaient dans l’ombre un charme plus harmonieux. Suzanne Mathalis, assise en arrière, la tête tournée vers l’invisible, était vêtue du même vert céleste que le jour déjà fugitif. Une cendre fine éteignait les reflets sur la tête blonde d’Anna Lachaume, et sa robe cerclée de dentelles plus molles que des nuées rappelait le mauve indécis du ciel. Debout, la tête droite et rêveuse sous le voile partagé de ses cheveux bruns, tout enveloppée d’un vaporeux fichu de gaze noire, Jacqueline avait la grâce, le mystère d’une nymphe de la nuit.

— Voyez, dit tout bas Quérannes. N’est-ce pas un groupe à réjouir les amateurs de symboles ? Que préférez-vous, Chartrain ? L’adieu du jour, le charme du crépuscule, la divinité de la nuit ?

— J’ai toujours aimé la nuit, dit Étienne. Mais madame Vallier se fâcherait de la comparaison… Elle est trop jeune pour ne pas évoquer l’aurore.

— Oui, dit Lachaume, avec une intention un peu libre, l’aurore d’une nuit d’amour.

Riant de son mot, il appela sa femme. Ce fut le tumulte du départ, les préparatifs, les adieux, les recommandations affectueuses de revenir bientôt.

À ce moment, Vallier s’approcha d’Étienne :

— Toi, dit-il, je te garde jusqu’à demain. J’ai besoin de te demander conseil. Nous reviendrons à Paris, ensemble, après le déjeuner.

Chartrain accepta. Paul alluma une lanterne japonaise suspendue au bout d’un bâton :

— En route, mes enfants, dit-il. Suzanne, prenez le bras de Moritz. Quérannes conduira madame Lachaume. Les maris formeront l’arrière-garde.

La petite troupe emplit de rires et de pas l’avenue silencieuse, Étienne et Jacqueline restèrent seuls.

— Quand donc, dit Chartrain — et sa voix trahissait un léger dépit — quand donc ce bon Lachaume renoncera-t-il à ses manières de reître ? C’est très joli de ressembler à François Ier, mais ce n’est pas une raison…

— Pour embrasser la femme d’autrui, dit Jacqueline en souriant. Bah ! les plaisanteries de Lachaume n’ont aucune importance, vous le savez bien, Paul en rit tout le premier.

— Paul ! il passe tout à ses camarades.

— Mais vous devriez être habitué aux façons de Lachaume.

— Non, dit Étienne, agacé par le souvenir du regard que l’architecte avait jeté sur Jacqueline en la comparant à l’aurore d’une nuit d’amour. Il me déplaît de voir un étranger, fût-ce un ami, fût-ce Lachaume, prendre avec une femme des libertés que je m’interdirai toujours… On n’aime pas une amie comme un ami. Il y a une nuance.

— Mais je suis bien un peu responsable des folies de Lachaume, dit Jacqueline doucement. Il sait que je ne suis pas bégueule… pas plus que madame Mathalis.

— Oh ! ne vous comparez pas à madame Mathalis.

— Pourquoi ? Elle est charmante…

— Mais vous ne ressemblez à personne…

Et il fredonna :

    Die Kleine, die Reine, die Feine, die Eine


Puis, stupéfait tout à coup de son audace, il se plongea dans l’ombre des trembles… Madame Vallier ne semblait pas avoir entendu.

— Venez, dit-elle… Je vais vous montrer votre chambre.

Elle le fit monter au premier étage de la villa et ouvrit la porte d’une petite chambre tendue de perse à fleurs et toute virginale avec ses rideaux croisés sous un bandeau bleu, ses meubles modestes son lit étroit.

— Ma chambre, dit-elle… ma propre chambre de jeune fille.

— Vraiment ?

— Oui. Ces livres que vous voyez sont mes prix d’écolière, et voici, au mur, les trophées du cotillon de mon premier bal…

Tous deux s’accoudèrent à la fenêtre. Un parfum de violette tiède émanait des vêtements de Jacqueline, de ses cheveux, de sa chair. Cette odeur amoureuse qui flotte autour de la femme, l’ombre de la chambre, le mystère de la lune errant sur les trembles d’argent émurent Étienne. Il murmura :

— Comme on est bien ici. Ah ! je n’oublierai pas cette journée délicieuse…

— Vous reviendrez…

— Je n’ose m’imposer à vous, ici, dans le tête-à-tête… Il ne faut pas abuser des libertés que me donne l’amitié de Paul. Songez que les amis les plus bienveillants trouveraient étrange cette intimité. J’ai souci de votre réputation, surtout après m’être montré sévère pour Lachaume.

Jacqueline dit avec dépit :

— Comme c’est bête, les convenances. Il me serait si agréable de travailler avec vous. Comme cela m’amuserait d’aller vous surprendre dans votre ermitage.

— Mais — Étienne hésita — pourquoi ne viendriez-vous pas le visiter une fois, mon ermitage ?…

— En effet, pourquoi pas ?

La voix de Paul résonna dans le jardin. Jacqueline se rejeta en arrière. Mais son mari l’avait aperçue. Il cria :

— Je monte. Je vais te dire bonsoir.

Quelques instants après, Étienne était seul dans sa chambre… Le souvenir d’une nuit pareille lui revint, où il avait éprouvé la même langueur douce et dissolvante.

« Qu’ai-je donc ? se dit-il, qu’ai-je donc ? »

Ce qu’il avait, il ne voulait pas le savoir. Il ne voulait pas se gâter par des analyses le charme d’une journée inoubliable. Enfantillage auquel les plus graves n’échappent pas : il leur semble que l’amour et la responsabilité qu’il provoque, datent de l’instant précis où le mot d’amour est prononcé dans leur pensée… Étienne sentait encore sur lui-même l’auto-suggestion de l’amitié… Il s’endormit à peine troublé et bien heureux en pensant : « Viendra-t-elle ?… »