La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 48-57).


VI


Quand il eut fait son examen de conscience, Chartrain se persuada que tout péril immédiat était écarté. S’il était sûr d’aimer Jacqueline, il n’était pas sûr de l’aimer d’amour. Elle lui apparaissait à la fois lointaine et proche, familière à sa pensée et défendue à son désir. Quelques sophismes généreux aidant, il parvint à confondre le vœu secret de son cœur avec le consentement de sa raison et fort de ses intentions, rassuré par le souvenir d’un passé sans faiblesses, séduit par l’espoir d’un bonheur qu’il sentait mérité, il concilia des sentiments presque inconciliables.

Il ne se disait pas que sa sollicitude pour Jacqueline pouvait faire tort à l’amitié sincère qu’il avait vouée à Paul. Le rêve d’une fraternité d’élection enchantait son âme. « Viendra-t-elle ? » pensait-il, sans apercevoir une contradiction entre ce désir et la prudence qui lui faisait espacer ses visites à la villa des Trembles… Mais juillet passa. Les Vallier partirent pour Royan, et Chartrain resta sans nouvelles de Jacqueline. À peine lui écrivait-elle un mot bref et poli pour lui demander l’envoi d’un livre. Il répondit sur le même ton, laissant percer, malgré lui, l’ennui de la solitude et l’amertume de se savoir oublié.

« Allons ! se disait-il, je me suis trompé. Les femmes s’apitoient aisément : mais leur pitié facile n’a ni profondeur, ni clairvoyance. Celle-ci s’est jouée de moi, comme les autres. Elle monte à cheval, elle danse au Casino, elle flirte, elle fait son métier de jolie femme. Cela vaut peut-être mieux, après tout. Qui sait où cette affection naissante m’eût entraîné ? »

Il s’étonnait pourtant de tant souffrir de cette indifférence. Il devenait pessimiste et chagrin. Jacqueline, à son retour, le trouva tout à fait changé Elle ne pouvait pas, elle n’osait pas lui dire qu’elle était allée bien des fois rue Vauquelin, et qu’une timidité inconnue à cette audacieuse l’avait arrêtée au seuil d’Étienne, invinciblement. Elle souhaitait qu’il lui rappelât sa promesse. Mais si Chartrain semblait tenir à ses privilèges d’ami, rien dans ses paroles ne faisait penser qu’il désirât étendre ces privilèges. Jacqueline se rejeta dans la vie mondaine. L’ennui la prit bientôt, et le regret. Tout ce qu’elle ne disait pas à Vallier, soit par instinctive prudence d’épouse, soit parce qu’un malentendu initial les séparait, elle l’eût dit à Étienne, sans scrupules ni remords. Pourquoi après avoir fait un pas vers elle, Étienne reculait-il soudain ?

Les soirs d’hiver réunirent de nouveau les amis de Paul, soit dans le petit salon de la rue Leverrier, soit chez madame Mathalis. Jacqueline s’était remise à la musique avec une singulière ardeur. Chartrain résistait rarement au plaisir de s’asseoir près d’elle. Vaincu par la magie des voix mariées, par les frémissants souvenirs évoqués dans les Lieder de Heine, il laissait tomber le masque de sa fausse sérénité. Il ignorait que les femmes possèdent toutes le don de double vue et que Jacqueline ne perdait aucune de ses expressions. Un de ces soirs, vers la fin de cet hiver si pénible pour Étienne, il profita d’un instant de demi-solitude pour réclamer à madame Vallier un volume de poésies qu’il lui avait envoyé à Royan. Ils étaient debout près de la cheminée et, la tête inclinée, les yeux voilés par ses cils pudiques, un rose plus vif errant sur ses joues, elle murmura :

— Je ne saurais vous donner ce livre tout de suite… Il faut que je le cherche… et si cela ne vous dérange pas… je vous le remettrai moi-même, en passant, demain, dans l’après-midi.

Elle tendait aux braises écroulées son petit pied chaussé de satin noir, et posée comme un oiseau, sous la vive lumière des candélabres, elle espérait un mot de reconnaissance émue. Elle fut glacée quand Étienne répondit presque sèchement :

— Je ne veux pas vous donner cette peine. Je reprendrai le livre lundi prochain.

Jacqueline ne bougea pas. Un chagrin brusque gonflait son cœur, serrait sa gorge, remplissait de larmes ses yeux baissés…

Tout à coup, elle entendit la voix de son ami, tout altérée, tout adoucie.

— Non… Pourquoi me refuser à moi-même une joie que je n’espérais plus ? Vous viendrez, n’est-ce pas, vous viendrez ?

Elle leva les yeux : le Chartrain qu’elle croyait perdu, le Chartrain de l’été précédent était devant elle. Elle reconnaissait sa voix, son sourire, l’éclat bleu de son regard. Et après la douleur d’être méconnue, la certitude d’être aimée éclata dans l’âme de Jacqueline comme une aurore.

Elle vint le lendemain. Un soleil déjà printanier riait aux vitres, et Chartrain, rajeuni par le bonheur, guettait son amie derrière le rideau soulevé.

— Est-ce possible ? dit-il en lui prenant les mains quand elle entra, c’est vous, c’est vous !

— Vous êtes content ?

— Regardez-moi, dit-il… Il me semble que mon bonheur est écrit sur mon visage.

Elle le tint un moment immobile sous la caresse de ses yeux.

Puis, avec une gaieté d’enfant :

— C’est charmant, ici… Comme on doit bien travailler auprès de cette fenêtre. Allons, monsieur mon ami, faites-moi les honneurs de la maison.

Il lui fit visiter chaque pièce, la salle à manger un peu sombre, la chambre tendue d’ancienne toile de Jouy à dessins vieux rose, meublée de vieux fauteuils Louis XVI et d’un lit Empire en acajou flammé, à tête de sphinx. Il lui raconta qu’il avait réuni peu à peu toutes les pièces de ce mobilier, fouillant les bric-à-brac les plus infâmes, avec une acharnée patience de collectionneur. Mais il n’osa pas lui dire combien de nuits il avait passées à l’évoquer, à la gronder, à la chérir dans cette même petite chambre.

Ils revinrent dans le cabinet de travail, et Jacqueline aperçut les roses sur la cheminée et sur la table, le thé, les gâteaux, un flacon de vin d’Espagne. Elle comprit, à ces menus détails, qu’on l’avait attendue et désirée. Assis sur le divan, près d’elle, Étienne ne se lassait pas de l’admirer, si fine, si fraîche, avec son teint de brune blanche et ses yeux verts comme la mer sous un beau ciel occidental.

— Alors, dit-elle en souriant, vous n’êtes pas fâché que je sois venue ? Vous m’avez répondu si brusquement, hier soir.

— Pardonnez-moi, dit-il. Je vais vous ouvrir, humblement, le fond noir de mon âme… Depuis quelques mois, j’étais très fâché contre vous.

— Pourquoi ?

— Je me croyais oublié…

— Ingrat ! dit-elle. Je suis venue bien souvent… Oui, je suis allée jusqu’à votre porte en me disant : « Je monterai. » Je n’ai jamais osé. Pourquoi ? Je ne sais pas. Et à Royan, j’avais tellement envie de vous écrire…

— Oh ! dit-il, pourquoi avez-vous hésité ? Ne suis-je pas votre meilleur ami ? Que craignez-vous de moi, Jacqueline ?… Excusez-moi, reprit-il, je vous ai nommée tout haut comme je vous nomme dans mon cœur…

— Vous m’aimez donc encore un peu ?

Elle était si près de lui que ses bandeaux effleuraient la joue d’Étienne. Un désir irrésistible lui vint de répondre par un baiser. Mais il se contint, et avec une nuance de mélancolie :

— Vous le savez bien, dit-il. Je vous aime… comme un frère aîné.

— Vous ne me blâmerez jamais d’être venue ? Les hommes sont si étranges, si injustes. Ils prennent nos témoignages d’affection pour des manœuvres de coquetterie. Mais notre amitié est tout à fait exceptionnelle.

Il s’efforça de sourire.

— Tout à fait. Je ne suis pas homme à abuser de votre confiance… ma réserve dût-elle me coûter des efforts.

Elle prit un air naïf, mais son cœur battait de joie. Ces derniers mots d’Étienne, c’était presque un aveu. L’éternelle curiosité, l’invincible élan de l’amour vers l’amour triomphèrent de sa timidité.

— Alors, dit-elle, vous n’avez pas trop mauvaise opinion de votre petite amie ? Cependant, avouez qu’une femme comme moi vous eût fait peur… Si vous m’aviez connue quand j’étais libre, vous…

— Chut ! fit-il. Je vous en prie, ne parlons pas de cela. J’aurais effrayé votre jeunesse… Vous auriez ri de mon amour.

— Qu’en savez-vous ?

Elle le vit pâlir.

— À quoi bon parler de ce qui pouvait être et n’a pas été ? Qui sait ce que la fatalité eût fait de nous, si je vous avais rencontrée quelques années plus tôt ?

— Je ne vous aurais pas déplu ? J’ai bien des défauts. Je suis si étourdie, si entêtée, si paresseuse.

— Je vous aurais tant aimée, dit-il, que vous seriez devenue parfaite.

— Cher ami !

Elle lui tendit ses deux mains. Chartrain, bouleversé, prit ces petites mains dans les siennes.

— Oui, continua Jacqueline, sans paraître comprendre la gravité des mots qu’elle prononçait, vous auriez eu de l’influence sur moi, vous.

— Vous m’auriez aimé ? dit-il tremblant.

— Certes, fit-elle, en le regardant avec une hardiesse candide.

Le soleil baissait. Le demi-jour de cinq heures le feu mourant, l’air attiédi saturé de l’odeur des roses, le silence de l’appartement, la solitude, tout incitait Chartrain aux confidences tendres, comme des aveux… Il sentait qu’il pouvait parler, qu’il pouvait baiser les mains fraîches, les cheveux bruns de Jacqueline. Elle murmura :

— Notre part est belle encore ; je serai votre sœur…

Et comme elle prononçait ce mot de sœur, un baiser timide frôla ses cheveux, glissa lentement sur son front, puis sur ses paupières. Elle ne résista pas. Le bras d’Étienne l’entourait doucement et l’attirait. Docile, elle posa sa joue sur l’épaule de Chartrain. Une chaleur délicieuse la pénétrait ; elle fermait les yeux, envahie d’une félicité mélancolique. Puis elle releva la tête, et ses lèvres rencontrèrent les cheveux d’Étienne, sa tempe, son oreille où elles s’appuyèrent comme par un aveu muet. Lâche, amollie, brisée par la violence de ses sensations, Jacqueline ne pouvait s’arracher des bras de son ami. Elle eût souhaité rester toujours contre cette épaule et que la minute divine ne finit jamais. Mais Étienne soupira. Il repoussa doucement la jeune femme.

Ils restèrent en face l’un de l’autre silencieux et frémissants. Jacqueline dit tout à coup :

— Mon pauvre ami… il faut que je m’en aille.

— Je n’ose pas vous retenir, dit-il. Il est tard, déjà…

Elle mit son chapeau et ses gants, et tout à coup, au moment de partir, se tournant vers Chartrain :

— Étienne… dit-elle — et ce nom tremblait sur ses lèvres — Étienne, dois-je revenir ?

Il la regarda avec des yeux encore voilés mais où brillait une volonté loyale :

— Non, dit-il… Je vous remercie d’être venue, mon amie… mais il vaut mieux attendre… Vous comprenez ?

— Oui, dit-elle.