La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 30-35).


IV


— C’est m’sieu Chartrain, cria Jo, c’est m’sieu Chartrain !

Il courut à la grille du jardin et, à travers les barreaux, il tendit ses deux mains à son grand ami.

Jacqueline était déjà sur le perron de la villa :

— Quelle bonne surprise, dit-elle. C’est gentil à vous d’être venu si tôt.

— C’est le beau temps qui m’a décidé. Mon cabinet était plein de soleil et de cris d’hirondelle. L’inspiration ne venait pas. J’ai pensé : « Devançons l’heure du dîner et allons demander à mon aimable petite Muse une seconde audition du Dichterliebe… » Et j’ai apporté mon étude sur Heine et Schumann. Ah ! l’on est mieux à Meudon qu’à Paris.

Ils entrèrent dans le salon du rez-de-chaussée. Tous les ans, de juin à septembre, les Vallier s’installaient dans la villa des Trembles que leur cédait madame Aubryot. Jacqueline aimait cette maison où elle avait grandi, où elle s’était mariée, où elle avait passé la première année de son mariage. La proximité de Paris rendait facile les voyages quotidiens de Paul.

Par la fenêtre ouverte, Étienne regarda la vaste pelouse irrégulière bordée d’un rideau de hêtres et de trembles argentés. Des roses trop épanouies exhalaient dans l’air tiède de quatre heures leur parfum subtil et fort. Jo, étendu dans l’herbe, faisait danser au bout d’un bâton le chapeau volé au visiteur. Pas un roulement de voiture, pas un cri, pas un bruit de pas dans la calme petite rue Babie.

Ils causèrent, Chartrain semblait heureux. L’ondée chaude du sang à ses joues pâles lui donnait un air de jeunesse. Le bleu lumineux de ses yeux charma Jacqueline. « Est-ce bien le moine Chartrain ? » pensa-t-elle. Et tous deux se regardaient, surpris de découvrir en eux une âme inconnue et des traits nouveaux.

— Jouez-moi d’abord la série des Lieder

La jeune femme se mit au piano. Chartrain écoutait vibrer la voix pure ; mais le cou blanc, la taille libre dans la robe de batiste écrue distrayaient son attention. La langue de Heine, un peu âpre et gutturale, prenait sur les lèvres de Jacqueline une mélodieuse douceur, et des vers surpris au passage éveillaient de lointaines résonances dans la mémoire de Chartrain. « Au splendide mois de mai, alors que tes bourgeons rompaient l’écorce, l’amour s’épanouit dans mon cœur… — Quand je vois tes yeux, j’oublie mon mal et ma douleur… Quand je baise ta bouche je me sens guéri tout à fait. » Les premières mélodies des Dichterliebe, qui expriment avec une tendresse si pénétrante le charme des commencements d’amour, ces cris de joie et de jeunesse, ces aveux tout frémissants de mélancolie, Étienne les avait entendus bien souvent… Mais jamais il n’avait secoué la tristesse des derniers Lieder où passent les sanglots et les ironies de l’amour trompé. Quel sentiment le poussa à arrêter Jacqueline quand elle achevait le grave choral qui accompagne, comme l’hymne d’une foule pieuse, l’évocation de la sainte peinte sur cuir doré, dans la cathédrale de Cologne ?… Il ne voulait entendre ni les reproches, ni les plaintes, ni le rappel à la réalité, ni la chute du cercueil de la jeunesse dans les eaux profondes… La jeune femme, étonnée, le regarda :

— Vous ne voulez pas continuer ?

— C’est que j’ai écrit la première moitié seulement de mon étude… Nous réserverons la fin des Lieder pour une autre séance…

— Alors, je vous écoute, dit-elle en s’appuyant au piano…

Il lut les petites analyses délicates et subtiles qu’il consacrait aux premiers Lieder. La jeune femme discuta certaines opinions avec une déférence timide. Étienne répondit.

— Voilà ce que vous devriez écrire, s’écria Jacqueline quand il eut parlé… Votre article est très bien, mais cette causerie est plus vivante, plus intéressante encore. Pourquoi n’avoir pas dit tout cela ?

— Pourquoi ?… Le sais-je ? J’ai beau jouer cent fois de suite les Dichterliebe, l’émotion esthétique, seule, me saisit… En vous écoutant, tout à l’heure, je vivais les Amours du poète.

Il se tut comme s’il craignait d’en trop dire.

— Enfin, dit-elle, notre pacte tient toujours. Je vois que vous ne me traitez plus en petite fille…

— Je demande que vous restiez toujours la femme que vous êtes en ce moment. Mais, je le sais, vous êtes capricieuse et mobile… Lachaume viendra ce soir, Moritz, Quérannes, et vous rirez de notre ferveur musicale d’aujourd’hui.

— Chut !… chut !… fit-elle. Ne soyez pas le monsieur qui n’est jamais content.

Ils riaient. Elle dit :

— C’est bon, une amitié comme la nôtre.

— D’autant plus que vous avez assez d’adorateurs pour apprécier un ami.

— Des adorateurs ? Ah ! ils m’excèdent. Vous n’avez jamais fait la cour à aucune femme, vous, je le parierais…

Elle ferma le piano et atteignit son chapeau posé sur un meuble.

— Voulez-vous que nous allions ensemble jusqu’à la Patte-d’Oie ? Nous boirons du lait chez une brave femme qui habite là dans une cahute. Jo sera enchanté.

— Très volontiers.

Jacqueline appela l’enfant et tous trois sortirent ensemble. Jo gambadait en avant. Appuyée au bras d’Étienne, madame Vallier causait gaiement, sans coquetterie et sans trouble. Ils furent bientôt à la porte du bois. Le soleil était moins ardent déjà, mais une belle lumière vert doré jouait sur les mousses dans la profondeur des sentiers fuyants. Au carrefour de la Patte-d’Oie, ils s’assirent sous un auvent rustique, où des tables vides attendaient les promeneurs. Jo se balançait sur l’escarpolette suspendue entre deux montants peints en vert, et Jacqueline, tout en buvant le lait frais, écoutait les paroles d’Étienne. Heure charmante ! La joie de vivre sortait du frisson des feuillages, de la tiédeur épandue dans l’air, du rire de l’enfant, du regard de la jeune femme. Chartrain, le cœur gonflé d’effluves, en savourait l’enchantement. Il s’abandonnait aux hasards qui l’avaient conduit là, dans ce frais paysage dont Jacqueline était l’âme vivante, gaieté, jeunesse et douceur. Il ouvrait les yeux à sa beauté, l’oreille à ses confidences. Il prolongeait la halte heureuse, ému comme un adolescent.