La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 17-29).


III


En revenant par les rues désertes de la montagne Sainte-Geneviève vers son petit appartement de la rue Vauquelin, Chartrain s’abandonnait au charme de la nuit, au souvenir de Jacqueline, avec une entière complaisance de cœur. Il l’avait quittée devant sa porte, réitérant la promesse de revenir le lendemain pour étudier les Amours du poète. Aucune amitié d’homme ne lui avait donné cette sensation de fraîcheur qui l’enveloppait comme une eau pure, ce soulèvement aérien de l’âme, cette joie de vivre et de sentir. Et cette joie était sans trouble. Jamais il n’avait tant aimé les vieilles bâtisses familières, le nocturne silence, la vapeur lactée des nébuleuses dans le bleu profond du ciel. Il lui semblait qu’un bonheur allait entrer dans sa vie.

« J’aurais tant désiré une sœur, une sœur beaucoup plus jeune que moi, affectueuse et docile ! La différence du sexe met une nuance plus douce dans le sentiment fraternel. Si je pouvais réaliser avec Jacqueline ce rêve d’une tendresse inconnue aux amitiés d’hommes, la chérir, la guider, recevoir ses confidences, l’aider à voir la beauté et l’harmonie de la vie… Mais est-ce possible ? L’immense majorité des hommes affirme que non. Mais la majorité c’est la médiocrité… Bah ! je n’ai plus vingt-cinq ans et il y a beau temps que je ne redoute plus les vertiges des sens et les chimères romanesques de la première jeunesse. L’amitié que je conçois est supérieure à l’amour même, car elle donne tout sans demander rien. Oui, je veux tenter de devenir l’ami de Jacqueline. Je la connais trop bien, je la juge trop équitablement pour rien craindre d’elle. C’est une enfant gâtée ; elle peut devenir une femme intelligente et généreuse. »

Il entra dans son cabinet de travail et trouva sur la table le cahier blanc tout prêt, attendant l’article promis au Journal des Arts. Le piano supportait la partition des Amours du poète.

« Ah ! si Jacqueline était là, pensa Chartrain, quel rêve d’entendre ces Lieder divins dans la nuit divine ! » La lampe allumée, il essaya d’écrire, puis il posa sa plume, rêva, fuma des cigarettes, ouvrit un livre. Il n’avait aucunement le désir du sommeil. Enfin il se pencha à la fenêtre ouverte sur le ciel de juin où les étoiles s’épanouissaient en fleurs de lumière. Il se rappelait des nuits pareilles, les nuits studieuses de sa vingtième année où, quand il préparait d’arides examens, de si beaux rêves veillaient avec lui, voletant autour de la lampe comme des papillons enivrés. Rêves de gloire, rêves d’amour, dont la vie avait brûlé les ailes. Plus tard, il avait connu les nuits fiévreuses que hante le souci du lendemain, nuits d’hiver sans feu, nuits d’été sans fraîcheur, nuits de misère dont on redoute l’aurore… Que tout cela était loin !

Des souvenirs lui revenaient. Pêle-mêle, il revoyait l’enterrement de son père, les premiers pas de son frère Maurice sur le tapis du salon provincial, la salle d’étude, ombreuse et fraîche, où il épelait l’alphabet. Puis Paris, la pauvreté d’un foyer de veuve, l’internat dans un vieux lycée, le travail acharné de l’adolescent qui prévoit les devoirs du jeune homme… Étienne achevait sa philosophie quand madame Vallier l’avait choisi pour donner des leçons à son fils, fieffé paresseux, honte de la classe de quatrième… Tous les dimanches, Étienne initiait son élève — presque son camarade — aux douceurs des déclinaisons grecques. Mais Paul préférait aux mystères des langues mortes le pittoresque argot parisien, la rédaction d’un journal manuscrit et illustré qui paraissait toutes les semaines et contenait la petite chronique du lycée et la charge des professeurs. Le père Vallier, chef de bureau aux Finances, désespérait de voir jamais le baccalauréat honorer son rejeton. Et madame Vallier, une blonde sèche et jolie, coiffée en repentirs, suppliait le jeune Chartrain de falsifier le bulletin de notes, remis tous les mois au papa. Étienne était bien persuadé que Paul se rendrait célèbre par des échecs successifs, d’autant plus lamentables qu’il était intelligent, affligé seulement, disait-il, « d’une flemmite aiguë ». Mais Étienne était déjà licencié et nommé professeur en province quand le moment fatal arriva. Une lettre affectueuse et humoristique apprit à Chartrain la retoquade de son élève, devenu son ami. Paul jurait de prendre sa revanche. Il tint parole et, l’année suivante, reçu avec la mention « passable », il annonça son intention de devenir un « auteur gai ». Schopenhauer exerçait alors ses ravages. Paul partit en guerre contre le pessimisme menaçant, et il publia dans les jeunes revues des nouvelles échevelées où il célébrait les vins de France et les hétaïres de Montmartre.

Pendant ce temps, Étienne suivait sa chimère — la politique, décevante maîtresse qui l’avait égaré loin du giron de la vieille Université. Convaincu, par l’expérience, qu’il n’avait pas les dons spéciaux et la chance heureuse des « conducteurs de peuples », il se consola bravement et se mit à travailler pour élever son jeune frère.

À dix-sept ans, celui-ci venait d’entrer au Conservatoire et Étienne saluait en lui un génie naissant. L’intérêt qu’il prit aux études musicales de Maurice le décida à tenter des essais de critique d’art.

Il se délassa de la critique en écrivant un volume de nouvelles, un court roman, quelques petits poèmes qui lui concilièrent l’estime des lettrés. Cependant la fortune menaçait de ne jamais entrer chez lui. Tant de travaux, tant de démarches, tant d’efforts assuraient l’aisance, à peine… « Bah ! disait la mère, Maurice nous fera riches. » Elle le croyait, pardonnant presque à son fils aîné d’avoir détourné le cadet de la bureaucratie. N’était-ce pas assez d’un toqué dans la maison ? Pour madame Chartrain, tous les écrivains, tous les artistes étaient des toqués, et Étienne méritait ce nom plus que les autres, ayant perdu, par sa faute, une belle position ! Ah ! s’il avait voulu !… Elle l’avait rêvé décoré, marié, respecté, élevé aux plus hauts grades. Le sentiment de la folie d’Étienne supprimait en elle toute espèce de reconnaissance. Jamais elle ne l’avait encouragé ; jamais elle n’avait lu une ligne de ses articles. Elle trouvait naturel qu’il travaillât, après avoir compromis la sécurité de toute la famille. Son affection même s’était altérée et aigrie. Les plus nobles qualités de son fils la laissaient indifférente. Il avait trahi ses espérances et elle ne pardonnait pas.

Maurice Chartrain pensait déjà au prix de Rome ; Étienne entrevoyait des jours plus heureux. Mais une flamme trop ardente brûlait le corps frêle du jeune musicien. Après des excès de travail, vainement réprimés par le frère aîné, Maurice mourut en quatre jours d’une foudroyante méningite.

Heures douloureuses où le deuil d’Étienne fut presque un désespoir paternel. Il connut le fond de la douleur quand la mère, exaspérée par une parole du médecin, rejeta sur lui la responsabilité de leur malheur. « Tu me l’as tué ! criait-elle… Je ne voulais pas qu’il apprît la musique. Tu l’as entraîné malgré moi ! » Et après les funérailles, avec quelle hostilité sourde madame Chartrain affectait d’ignorer son fils, jetant la clef du piano par la fenêtre, brûlant les partitions qu’elle trouvait, interdisant au malheureux le refuge de l’art et les consolations des maîtres.

Cet enfer avait duré des mois. Puis Étienne, louant la petite maison où s’était écoulée son enfance, décidait sa mère à l’habiter. Madame Chartrain était partie aussitôt et peu à peu l’absence avait détendu sa rancune. Ses lettres prenaient un ton plus affectueux. Étienne avait l’âme trop haute pour tenir rigueur à sa mère. Mais toute intimité de cœur était rompue entre eux. Désormais, il se savait seul.

Seul, bien seul. D’impérieux devoirs, pesant sur sa jeunesse, en avaient écarté le rêve du mariage et, parvenu à la période critique de la quarantaine, il n’avait même pas le souvenir d’un bel amour. Les maîtresses qui avaient traversé sa vie s’étaient montrées indignes ou inférieures, et, décidé à ne pas se donner à demi, il avait gardé, dans ses brèves aventures, la méfiance des femmes dont le passé douteux, le corps expérimenté, l’âme vénale ou frivole décourageaient son désir.

Deux fois cependant, Étienne avait cru aimer. Il avait rencontré, chez des amis, une jeune fille de vingt ans qui portait à miracle son doux nom de Claire. Claire, en effet, comme le cristal, blanche, blonde, saine, elle plaisait par sa gaieté et sa candeur. On lisait toutes ses émotions dans ses prunelles transparentes. Elle réalisait le type de l’épouse, chaste et forte gardienne du foyer, et ses jeunes flancs, déjà superbes, étaient promis aux maternités nombreuses. C’était la déesse du sanctuaire domestique, celle qui ne trompe pas, celle qui borne son horizon aux mousselines des berceaux, cœur patient et sens paisibles. Mais c’était aussi la fille des anciennes familles et des vieilles mœurs, créature faite pour le joug, dont la volonté hésitante ne sait ou n’ose décider, et qui accepte un mari de la main de ses parents, comme les jeunes filles de Racine. Elle était mariée maintenant, depuis dix ans, et habitait la province. Pourtant elle avait aimé Chartrain de cette vacillante tendresse des vierges qui n’est pas l’amour, mais la promesse de l’amour. Elle l’avait oublié dès les premières fêtes de fiançailles et lui, à la voir si docile, s’était vite consolé.

Un peu plus tard, il s’était attaché à une jeune femme, abandonnée par un de ses camarades après une longue liaison. Cette jolie Jeanne Hermenthal, brune aux yeux de velours, aux paupières modestes, peignait des écrans et retouchait des photographies. Elle devait faire des prodiges d’économie, car son petit intérieur, amusant et douillet, ne sentait pas la misère. Chartrain, libre, très estimé dans le petit cercle qu’elle fréquentait, lui parut bon à faire un mari. À trente-trois ans, il gardait un air de jeunesse qui permettait de se méprendre sur la dose de naïveté qui lui restait. Jeanne Hermenthal joua si bien l’Ariane résignée, elle parla tellement de sa pauvreté, de sa solitude, qu’Étienne, attendri, devint son confident. Chaque visite marqua une étape dans leur intimité. Enfin, après une savante comédie de craintes et de refus, après des familiarités qui bouleversaient les sens de Chartrain et la laissaient maîtresse d’elle-même, Jeanne céda brusquement… Étienne lui sut gré de cet abandon sans réticences qu’il ne soupçonnait pas prémédité. Pendant quelques semaines, il eut l’illusion du bonheur. Mais bientôt des incidents trahirent l’égoïsme de la jeune femme, sa perversité, l’impérieux besoin de dominer et d’exploiter qu’elle dissimulait sous une feinte tendresse. Froide de cœur et de sens, âpre calculatrice, elle jouait l’amoureuse enivrée pour mieux asservir son amant. Quand elle sentit faiblir la passion d’Étienne, elle excita sa jalousie. Mais il perçait ses desseins. Il rêvait de s’arracher d’elle. Tous deux connurent les scènes déshonorantes où les soupçons croissent à chaque serment nouveau, où la volupté des réconciliations charnelles laisse une rancœur de dégoût.

Nerveux et sensible, Étienne s’exaspéra. Il avait mis de grands espoirs en Jeanne. En quelques mois, il la vit telle qu’elle était, avec sa mesquinerie, ses bas calculs, prête à tout pour arriver au mariage. Elle lui fut odieuse ; il souhaita la fuir. Mais si peu, si mal que ce fût, il l’avait aimée, et il avait pitié de sa misère morale, de l’incertitude de son avenir. Il lui accorda des délais, la croyant fidèle, et tremblant de la rejeter à la boue de la demi-prostitution qui attend les déclassées. Il rompit pourtant, le jour où il eut la certitude qu’un autre partageait les faveurs de Jeanne et coopérait au budget. Écœuré, il la quitta et se jeta dans le travail, résolu à bannir la femme de sa vie.

Mais on ne ment pas à sa nature. À l’apogée de cette seconde jeunesse qui a la mélancolie des fins d’été, Étienne sentait parfois qu’il n’est pas bon à l’homme d’être seul. Resté jeune de cœur, capable de sensations fraîches, il ne voyait pas sans inquiétude venir les premières rides et les premiers cheveux gris. Allait-il donc vieillir sans avoir connu l’amour dans sa plénitude ? Mais il pressentait qu’à son âge la passion n’est plus clémente, que le dernier amour est le plus tenace, le plus redoutable de tous, comme ce démon de midi dont parle l’Église, et l’inconnue appelée dans ses rêves lui faisait peur au réveil.

Cette hantise le poursuivait surtout au soir des journées plus tristes ou plus gaies que de coutume, lorsque, tout débordant d’émotions confuses, il restait seul avec ses peines et ses plaisirs. Un besoin de confidence l’oppressait. Il rêvait à ces mots consolants que trouvent les femmes aimantes, à la vie que leur présence met autour du travailleur. Il n’est point de belle solitude où ne voltige pas leur baiser. Quel homme s’est affranchi d’elles ? Elles donnent aux enfants le lait de vie, aux jeunes gens l’éclair de l’amour, aux malades l’ingénieuse assistance, aux artistes la vision de la beauté. Elles sont debout sur leur route, du berceau au lit de mort. Et l’humanité, dans toutes ses langues, les a nommées des noms les plus doux : mère, fille, sœur, amie, amante.

Le temps coulait. Les étoiles déclinaient dans le ciel sans lune. Les cloches égrenaient les heures du côté de la rue Lhomond, sur les bâtiments noirs des couvents et des collèges. Étienne demeurait à sa fenêtre, incapable de s’affranchir des suggestions de la nuit, de la mélancolie des souvenirs. Son front cherchait la fraîcheur de la pierre. Il était étrangement attendri, amolli, les nerfs vibrants… Il revécut la soirée précédente… Quoi, parce qu’une femme lui avait parlé d’un ton de confidence, parce qu’elle s’était appuyée à son bras, parce qu’il avait senti une chevelure parfumée, une joue en fleur, près de sa bouche, il restait ébranlé, prêt aux larmes inexplicables de la tendresse et du désir ?

— Je ne veux plus y penser… Je suis absurde… Allons dormir…

L’idée du sommeil évoqua soudain Jacqueline endormie avec ses cheveux bruns tressés en natte, sa joue moite, sa ronde épaule découverte, cette épaule charmante entrevue un soir de bal. Quelle folie de penser à cela ! Elle était une amie — elle était la femme de Paul !… Ah ! le rêveur incorrigible !


« Demain, je la reverrai, pensa-t-il, une joie subtile emplissant son âme. Le petit salon sera clos, frais et sombre, et, tout l’après-midi, elle me chantera du Schumann. »

Le ciel changeait. Il passait du bleu au mauve, puis au gris pâle. Une étoile luisait encore sur le Panthéon, comme une grande perle peu à peu décolorée. Une blancheur répandue dans l’éther annonça l’aube. Chartrain, ivre de nuit, ivre de pensée, sourit au jour naissant.