La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 6-16).


II


Dans la voiture qui les emporte vers les Champs-Élysées, Paul Vallier explique son retard… La Revue Parisienne organise des conférences sur les romans, les romanciers et les romancières. Vallier doit commenter l’œuvre de Figeac.

— Mais il n’a pas de talent ? dit Chartrain.

— Ça n’a pas d’importance. Il est la mode.

— Et c’est une « fripouille… »

— Ça n’a pas d’importance ; tout le monde le reçoit…

— Ses mœurs…

— Bah !… On raconte tant de choses… Et puis, si on ne voyait que les candidats au prix Montyon, la vie, à Paris, ne serait pas drôle.

— Vous recevriez Figeac, vous ?

— Pourquoi pas ? dit Jacqueline.

Chartrain ne répond pas. Vallier se met à rire :

— Comme tu es resté provincial, mon pauvre Étienne.

Jacqueline sent un reproche très doux dans le silence de l’ami. Elle comprend que Chartrain a une arrière-pensée, une inquiétude… Ce Figeac, c’est un homme à femmes, doublé d’un homme de lettres ; c’est le séducteur professionnel, le petit Valmont pour snobinettes… Chartrain le méprise. Tout à l’heure, il le détestera… Pauvre Chartrain ! Il a des susceptibilités de mari, et aussi des délicatesses que les maris n’ont pas toujours. Il ne veut pas que le méchant homme, le vilain homme, si dangereux, approche l’innocente Jacqueline ; il ne veut pas que la femme de Paul soit soupçonnée… Pauvre Chartrain !

Jacqueline pense :

— Voilà une idée qui n’est pas venue à Paul. Paul me connaît. Il a confiance.

Pourtant, elle n’est flattée qu’à demi de cette confiance parfaite de Paul. L’amour sans jalousie est sans prestige, et la tranquillité de Vallier révèle la secrète certitude qu’il a de son petit mérite personnel, ou une certaine disposition à l’indifférence… Chartrain, s’il aimait une femme, aurait une confiance plus attentive, une tendresse plus facilement alarmée…

Quelle différence entre ces deux hommes, entre cet amour et cette amitié qui, depuis quelques années, enveloppent et défendent la jeunesse de Jacqueline !

Paul est un si bon garçon ! Il est si amusant, si facile à vivre, si heureux de voir le beau côté des gens ! Tout à fait dénué de vice, malgré ses contes libertins, faussement sceptique et très sentimental à ses heures, comme un vrai gamin de Paris, il ne prend rien au sérieux, pas même le mariage… Sa paresse incurable le sauve des passions, et il n’a, en toutes circonstances, que de gentils sentiments… La gentillesse ! Ce mot résume les qualités physiques et morales de Paul. Il n’est pas beau, il n’est pas sublime, il n’est pas savant, il n’est pas original, mais il est gentil.

Il s’est marié gentiment, avec Jacqueline Aubryot, qui était une gentille petite jeune fille, et leur gentil ménage est pareil à tous les gentils ménages de leur monde, demi-artiste et demi-bourgeois. Mais Jacqueline sent, obscurément, qu’elle a une autre ardeur, une autre avidité de tout connaître, de tout comprendre, et que sa « gentillesse », à elle, pourrait, un jour, se transformer.

Étienne Chartrain, seul entre tous leurs amis, devine peut-être ces possibilités, ces promesses qui sont dans l’âme de Jacqueline et qui deviendront tout le bien ou tout le mal, tout le bonheur ou tout le malheur, si le destin ou le hasard leur permettent de se réaliser… Et Jacqueline qui n’est pas familière avec Étienne, qui est même un peu intimidée par ce timide, lui sait gré des pensées qu’il n’exprime pas… Quand il lui dit un mot bien simple d’éloge ou de blâme, elle sent qu’il espère quelque chose d’elle : une meilleure amitié, plus tard, et rien d’autre, mais c’est — ce sera — exquis, cette amitié-là dont l’heure n’est pas venue…

Paul et Jacqueline raillent doucement Chartrain, quelquefois, parce qu’il est un peu mélancolique et un peu « collet-monté », parce qu’il vit à Paris en provincial et ressemble à l’Alceste de Molière. Mais tous deux, également, l’estiment… « C’est l’honnête homme du xviie siècle, dit Vallier, c’est un stoïcien tendre, un artiste qui aurait passé par Port-Royal… » Jacqueline songe : « C’est un homme qui a été bien malheureux. »

Les gens qui dînaient aux petites tables, dans le jardin du Grand-Concert, regardèrent Vallier, Chartrain et Jacqueline, — surtout Jacqueline. Quelques-uns durent penser : « Voilà le trio classique : le mari, la femme et l’amant… »

Mais c’était Vallier qui représentait « l’amant » parce qu’il était plus jeune, plus chic et plus aimable qu’Étienne…

Les déceptions, les colères, les tristesses avaient laissé leurs stigmates sur le noble visage de Chartrain. Ses cheveux d’un blond foncé, presque châtain dans l’ombre et cendré dans la lumière, étaient touchés aux tempes d’un léger rehaut d’argent. Courts sur la nuque ils encadrent un front admirable, haut, mat et régulier comme le portique du temple de l’esprit. Le nez aquilin accusait la fierté, mais une lassitude détendait l’arc de la bouche.

Vers sa vingtième année, Étienne rappelait les jeunes héros du Nord, les chevaliers beaux et purs comme des jeunes filles. L’âge mûr lui donna la sévérité virile sans lui enlever tout à fait ce charme quasi féminin des cheveux cendrés et des yeux bleus.


Il faisait jour encore. L’air frais et doux, le parfum des géraniums roses, la beauté des femmes, la chère excellente, excitaient la verve de Paul. Beaucoup de dîneuses considéraient avec bienveillance ce garçon replet, robuste, la moustache hardie, l’œil clair, type d’homme heureux, nonchalant et sensuel, un peu amolli par le bien-être. Jacqueline n’était pas insensible au succès que son mari obtenait facilement dans le monde où ils fréquentaient tous deux, et dans le monde où il fréquentait tout seul. Elle en éprouvait un plaisir de vanité, et parfois un fugitif frisson de jalousie… Elle avait aimé Paul avec son cœur d’enfant ; elle l’aimait encore avec ses sens de jeune femme. Cependant, ce soir-là, elle était un peu irritée par les regards qu’il lançait à droite et à gauche, par sa manière de tourner la tête quand une femme, non loin d’eux, se levait pour partir et rajustait son chapeau, les bras en l’air, le torse en parade… « Épatante ! » disait Paul. Jacqueline ne répondait pas. Elle n’était pas émue et ne craignait pas les comparaisons, mais ce manège de Paul lui semblait agaçant, bébête, vulgaire. Garderait-il toujours ces façons qui n’ont de grâce que dans la première jeunesse ?… Allait-il devenir fat ! Jamais, jamais il ne serait qu’un gosse, un bon gosse, bien gentil, mais un gosse…

Elle l’avait bien aimé, elle l’aimait bien, et pourtant elle était vaguement fâchée contre lui, sans savoir pourquoi… D’où lui venait ce sentiment de déception et cette petite lassitude inavouée qui, depuis quelque temps, la rendait si lente à jouir des choses ?

Le soir tombait, le soir voluptueux de Paris, qui sent encore la chaleur et la poussière, et qui bleuit autour des lampes électriques, allumées tout à coup et palpitantes sous le vert cru des marronniers. Étienne et Paul causaient en fumant. Jacqueline se taisait, et quand Vallier parla de quitter la place, elle n’entendit pas… Elle regardait Chartrain.

Ce regard hésitant, ce regard qui flotte et qui se fixe, qui se détourne et qui revient, ce regard invinciblement attiré, invinciblement retenu, Étienne le connaissait trop pour ne pas le reconnaître. Il l’avait vu dans les yeux des jeunes filles assises auprès de leur mère, égarant sur l’inconnu qui passe et qui plaît leur ignorante rêverie ; dans les yeux hardis de filles avilies par la gaieté grossière des réunions de plaisir et que touchait l’émotion d’un caprice, éclair de sincérité, mirage de la vraie tendresse. Il l’avait retrouvé dans les chastes, les calmes prunelles de femmes honorées pour leur vertu et qui, rassurées par l’illusion d’une amitié toute spirituelle, arrêtaient sur sa tête de jeune homme ce regard qui semble à la fois promettre et regretter. Que de fois Étienne avait frémi devant cet aveu des prunelles, que les lèvres ne ratifient pas toujours ! Et ce divin regard avait lui sous les cils levés de Jacqueline !… Chartrain voulut le fuir. Il ferma les yeux, mais, vaincu, il les rouvrit et il sentit en pleine poitrine le choc sourd du pressentiment qui frappe au cœur pour l’avertir… Des pensées lui vinrent qu’il n’osa préciser, de l’étonnement, de la frayeur, une obscure prescience qui lui noyait l’âme de mélancolie.

Vallier se leva :

— Eh bien, mes enfants, je vous lâche. J’ai rendez-vous avec Figeac au Café de Paris. Tu m’excuses, Chartrain ? Je te confie la plus belle moitié de moi-même.

Il serra la main de son ami :

— Adieu, Line. Vous pourriez finir la soirée à l’Horloge. Il y a une clownesse exquise, un bijou qui fait courir tout Paris.

Il partit et Chartrain se tourna vers la jeune femme :

— Voulez-vous voir la clownesse ?

Elle eut un geste ennuyé :

— Non… oh ! non, je n’y tiens pas… J’ai le café-concert en horreur. Cette musique idiote, ces grossièretés ! Je m’en suis amusée les premiers temps de mon mariage, par curiosité d’enfant… Maintenant, j’en suis dégoûtée pour toujours.

— Que voulez-vous faire ? dit-il… Je voudrais vous égayer un peu… Vous voilà toute mélancolique, vous qui jasiez comme un oiseau.

— Eh bien, dit-elle en se levant, promenons-nous sous les arbres, bien sagement. Les lumières et le tintamarre m’excèdent.

« Ah ! que n’est-elle toujours ainsi ! » pensa Étienne.

Ils sortirent du restaurant et remontèrent l’avenue. Sur les grandes voies qui rayonnent du rond-point de l’Étoile au bord du fleuve, la nuit était plus dense, le silence plus égal, la fraîcheur plus exquise. Étienne et Jacqueline ralentirent le pas. Elle avait parlé tour à tour d’un livre qu’elle venait de lire, des espiègleries de son fils, de l’étude que Chartrain écrivait sur le Lied en Allemagne. Ils avaient convenu de repasser ensemble la série des Amours du poète épris tous deux d’un même culte pour Heine et Schumann… Pourquoi ne trouvaient-ils plus rien à se dire ?… C’était leur premier tête-à-tête, depuis des années, et cette solitude imprévue semblait ouvrir une ère nouvelle dans l’histoire de leur amitié… Parfois, ils croisaient des couples, époux ou amants. Sollicitées par ces visions furtives, par la langueur du soir, par l’inconnu que chacun d’eux pressentait en l’autre, leurs pensées tendirent vers l’amour. Et Jacqueline songea que Chartrain, si tendre dans son silence, la quitterait peut-être pour aller retrouver une maîtresse aimée, une amie plus chère, autrement chère, dont elle ne saurait jamais rien.

Curieuse de surprendre le secret de la rêverie d’Étienne, elle murmura :

— À quoi pensez-vous ? Vous êtes loin.

— Moi ! dit-il. Je suis tout à vous.

Il avait parlé simplement, sans nuance de galanterie. Cette réponse spontanée émut Jacqueline d’un chaleureux plaisir dont elle ne démêla pas les causes. Et tout de suite, il reprit :

— Mais vous, vous ne parlez plus. Vous n’êtes pas triste ?

— Triste ? Oh non. Mais on ne peut pas rire toujours. Je vous assure que je suis très calme et très heureuse.

Elle souriait. Étienne jouissait de la sentir à son bras, sous sa protection, dans la nuit solitaire. Il voyait les beaux yeux intelligents s’éclairer d’une flamme humide sous l’auvent du grand chapeau. Et, malgré lui, il pensait qu’il serait délicieux de les baiser, ces yeux, sur leurs molles paupières, comme on respire une fleur, comme on caresse un enfant. « Mon amie ! ma chère petite amie !… »

Il ne songeait pas qu’il avait vécu longtemps près de cette amie sans rien livrer de soi ni rien connaître d’elle. Et la vie, devant eux, était pareille au vaste ciel inconnu — si lointain, si noir, plein d’étoiles !