La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 1-5).


I


— Ah ! c’est vous, m’sieu Chartrain ! Vous venez chercher papa et maman ? Eh bien, vous pouvez attendre… Maman, elle n’est jamais prête, et papa, il est toujours sorti…

Georges Vallier, couché sur le tapis du salon, feuilletait un numéro de la Revue Parisienne où la prose de son papa encadrait de joyeux dessins. Tous ces dessins représentaient des femmes, de « petites femmes », vêtues de chemises légères et de légers pantalons ; et la prose de M. Paul Vallier était à l’avenant, légère, légère !… Georges, sceptique et froid, contemplait ces personnes déshabillées qui, pensait-il, attendaient leur couturière, ou se préparaient pour le bain. Le texte, fort explicite, ne l’eût pas tiré d’erreur… Il avait sept ans, et il ne savait pas lire.

Interrogé, il avoua son ignorance :

— Lire ?… À mon âge ?… Maman ne voudrait pas… Ça me fatiguerait la tête… Elle l’a dit à m’sieu Moritz : « Faut pas lui fatiguer la tête, à cet enfant ». Et m’sieu Moritz, il a dit : « Vous allez en faire un joli cancre… » Qu’est-ce que c’est, un cancre, m’sieu Chartrain ?… Et maman a dit : « Bah ! il sera comme son père !… » Papa, il est un cancre, dites, m’sieu Chartrain ?

— S’il ne l’est plus, il l’a été, dit Chartrain avec un bon rire.

Les cheveux blonds de l’enfant balayaient les images des « petites femmes ». Chartrain, agacé, et même un peu choqué, ramassa la Revue Parisienne et la jeta sur un fauteuil. Alors, le gamin se releva, matelot minuscule et goguenard, aux joues roses, aux larges yeux verts et changeants, tout le portrait de madame sa mère, sa jolie mère… Et les mains croisées derrière le dos, contemplant l’homme de quarante ans dont il respectait le grand âge, il déclara :

— C’est-il vrai, monsieur, que vous avez été le professeur de papa, quand il était petit ?… Est-ce que vous étiez vieux, déjà ?… Et papa, est-ce qu’il était un cancre ?…

Mais avant qu’Étienne Chartrain ait pu lui répondre, la porte s’ouvre, et voici la femme de chambre anglaise qui réclame « Master Jo… » Master Jo offre au vieil ami une poignée de main virile et s’échappe, à regret, en disant :

— J’vas prévenir maman pour qu’elle se dépêche… Sans ça…

« Sans ça, j’attendrai longtemps », pense Chartrain.

Cette Jacqueline charmante, que fait-elle ?… En corset, en jupon court, ses bandeaux lissés et moirés, ses ongles polis, elle hésite : « Mettrai-je la robe bleue, ou la robe blanche, ou la robe noire ? Et quel chapeau : la colombe déployée ou la chimérique pivoine ?… Si Paul était là, il me conseillerait… Paul a du goût… Mais il n’est jamais là, ce cher Paul… Étrange idée d’habiter la rive gauche quand on vit sur la rive droite !… Paul veut être original ! » Et Jacqueline soupire…

Chartrain la voit qui prend une robe, au hasard puis une autre, et se décide : « La blanche, avec le chapeau blanc… » Tout à l’heure elle apparaîtra, longue et fine, une fleur de poudre aux joues, et parfumée comme un œillet. Tant de fois, il l’a vue venir à lui, avec ce geste de la main tendue, ce demi-sourire, cette ombre câline et flottante des cils, cils de brune sur des yeux de blonde… Tant de fois l’odeur de ses robes a imprégné l’atmosphère chaude du petit salon, les tentures de soie ancienne presque roses dans ce demi-jour, presque orangées dans la lumière…

C’est une jolie femme, une tendre femme, qui traîne beaucoup de désirs après elle, et qui pourrait aimer, si elle avait le temps… Aimer qui ?… Étienne Chartrain ?… Non certes. Il est trop vieux Il a quarante ans passés, ce qui est la pleine jeunesse amoureuse pour les hommes du monde… Mais Chartrain n’est pas un homme du monde : un artiste, un savant, de l’espèce timide, une âme de myosotis bien démodée en 1894… Et puis, il croit aux devoirs de l’amitié ; il a des fiertés et des scrupules… Seul au monde, brouillé avec une très méchante vieille mère qui habite la province, Étienne Chartrain se console de tout dans l’intimité des grands musiciens. Il les commente, il répand leur culte, il les fait aimer, et puisque le prêtre vit de l’autel, il vit modestement de ses livres.

Une voix, des pas sur le balcon… C’est Jacqueline. Elle n’a pas mis sa robe blanche.

Vêtue d’un soyeux nuage gris, coiffée d’une mouette irritée, elle porte les couleurs de l’orage. Ses bandeaux bruns, glissant sur ses tempes, lui font un petit visage florentin, mais, en dépit de la mode de ce printemps, elle n’est pas du tout mystique ; elle ne ressemble pas aux esthètes de l’Œuvre, aux femmes maigres des Rose-Croix. Ironie, douceur, des yeux spirituels, des lèvres fraîches, c’est une Française de Paris, une Française qui regarde la vie en face, pense hardiment et parle haut.