La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 254-265).


XXIII


Chartrain attendait Jacqueline.

Vainement il se complut à parer son logis pour la recevoir, il ne retrouva pas l’impatience heureuse, le passionné désir des anciens rendez-vous. Pourtant il souhaitait l’arrivée de son amie, se rappelant des jours où, dans l’anxiété et la tristesse, une ivresse imprévue était sortie de leurs baisers.

Quand Jacqueline arriva, il crut devoir lui raconter, en partie, les confidences de Moritz, insistant sur l’indulgence discrète de leur ami commun. Jacqueline répondit :

— Moritz parle ainsi parce qu’il n’est sûr de rien. Il y a une nuance entre soupçonner et savoir. Vous oubliez que s’il est votre ami il est, plus encore, l’ami de Paul. Allez, si nous étions découverts, il ne faudrait compter sur l’indulgence de personne.

Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle murmura :

— Tous ceux que j’aime, tous ceux que j’estime nous ont condamnés, hier. Ils ont raison, je le sens… Toute la nuit, j’ai pensé à cela… C’est affreux de mentir toujours, de jouer la comédie de la vertu, de tromper un honnête homme… de se donner au mari après…

— Tais-toi ! cria Chartrain…

— Mais…

— Tais-toi ! Il y a un an, il y a six mois, nous n’étions pas moins coupables. Tu étais heureuse pourtant. Tu ne pensais pas à nous juger… Oui, tu m’aimais tant que tu me trouvais des excuses. Est-ce l’opinion des autres qui me rabaisse à tes yeux ?… Parle donc. Tu as peur d’être méprisée et tu te forces à me mépriser, maintenant.

Il marchait à grands pas avec une sorte de fureur.

— Qu’y a-t-il donc de changé ?… Crois-tu que je n’aie pas souffert jusqu’à la torture du mensonge, du partage que j’acceptais ? J’ai pleuré de rage, des nuits entières, en songeant que tu étais dans les bras de ton mari… Je me méprise d’avoir supporté cela… Mais pouvais-je t’enlever ? Aurais-tu voulu me suivre ?… Et pourtant, tu m’aimais, tu m’aimais !

— Tu penses donc que je ne t’aime plus ?

Il s’emportait.

— Si tu te méprises, si tu me méprises, quitte-moi. Je ne veux pas être aimé par pitié.

— Ah ! sanglota Jacqueline, que tu nous fais mal à tous deux en parlant ainsi… Depuis deux mois, je vis dans un enfer… Je te le dis à mon tour : « Tais-toi, épargne-moi ! »

— Non, dit-il fermement. Je veux connaître toute ta pensée.

— Est-ce que je la connais moi-même ? dit-elle avec désespoir. C’est le chaos, dans mon âme ! Ah ! pourquoi ne suis-je pas restée puérile et folle comme autrefois ? Je vivais dans le présent, dans l’ivresse et le vertige, et je n’avais conscience que de mon amour… Mais tu as voulu faire de moi une autre femme. Hélas ! tu y as réussi… Il fallait m’étourdir ou me dépraver si tu me voulais toujours souriante et joyeuse. La nuit où je t’ai appelé près de Paul mourant, l’évidence m’est apparue. J’ai compris ma faute… J’ai désiré mourir.

— Malheureux que nous sommes ! dit Chartrain accablé. Nous n’avions pas prévu ce jour. Ah ! Jacqueline, tu n’es plus à moi. Je te perds. Je t’ai perdue. Oublie-moi. Reprends ta liberté, puisque mon amour te fait horreur.

Elle se jeta à genoux prés de lui, lui pressant les mains, l’attirant vers elle :

— Qu’as-tu dit ? Nous pourrions nous séparer ! Tu vivrais sans moi ! Ah ! j’accepte les remords, et le danger, et ma misère, je consens à tout, je ne me plaindrai pas, mais nous resterons l’un à l’autre, toujours, dis, toujours ? Étienne, Étienne, souviens-toi ! Trois ans d’amour… des heures divines… tes tristesses que j’ai consolées… les heures où j’ai dormi sur ton cœur… Regarde-moi ! Crois-tu que mon amour ait faibli ? Je t’aime, je t’aime…

Sa tête penchait, ses yeux égarés fascinaient Chartrain. Elle jeta dans un cri :

— Je voudrais mourir ou dormir toujours. J’ai horreur de vivre. Emporte-moi, garde-moi ! Oublions !

Il la saisit avec une fureur silencieuse. Oublier ! Il ne souhaitait que l’oubli dans la volupté profonde où tout s’abîme et se dissout. La chambre aux fenêtres voilées, au doux silence, entendit encore les soupirs et les sanglots de leur amour. Ils rêvèrent d’embrasser leur bonheur fugitif, de le retenir entre leurs mains, leurs poitrines et leurs lèvres. Mais ils avaient prononcé les mots irréparables. Ils ne pouvaient plus oublier.

La vie, une dernière fois clémente, leur accorda un jour de répit. Novembre allait finir, et, tardif et tiède, se prolongeait l’été de la Saint-Martin. Chartrain ramena Jacqueline dans la forêt de leurs amours. Ils reconnurent chaque sentier, chaque tertre vêtu du velours des vieilles mousses, et par les carrefours du Pavé, sur les Avenues, ils marchèrent, un fantôme se levant à chacun de leur pas. Vers trois heures, ils s’arrêtèrent sur la lisière de Chaville, dans une petite auberge bâtie tout contre la voie du chemin de fer. Un jardin de curé, bordé d’espaliers, divisé par les buis en plates-bandes régulières, montrait ces fleurs naïves que l’on ne cueille pas et qui décorent seulement les parloirs de communautés et les autels de village. Une bonne femme à l’accent provincial, coiffée d’une mousseline neigeuse et pareille à une vieille fée, servit du lait, des fruits et du pain noir. Vite familière, en préparant la table sous la tonnelle, elle se plaignit de la saison qui éloignait les Parisiens. Elle appela le barbet brun, la sournoise petite chatte jaune qui guettaient les bols de lait et suivie de ses bêtes, lente et courbée, elle rentra dans la maison.

Assis l’un près de l’autre, Étienne et Jacqueline se souriaient sans rien dire, étonnés d’être heureux encore et rêvant de mettre dans cette brève journée toutes les joies que l’amour peut contenir. Le vent fraîchissait ; l’orient se nacrait sous une brume légère, et les peupliers, par-dessus les murailles, égrenaient leurs frondaisons d’or. La vieille fée, caressant la tête du barbet brun, la chatte blonde frôlant sa jupe, reparut dans l’allée des dahlias — et Chartrain, tremblant comme un jouvenceau à sa première escapade, s’enhardit jusqu’à demander :

— N’auriez-vous pas une chambre où ma femme qui est souffrante pourrait se reposer une heure ou deux ?

L’élégante simplicité de Jacqueline, la gravité de Chartrain, l’espoir d’une aubaine devenue rare, disposèrent favorablement la brave femme. Elle enleva les assiettes, et de la voix traînante des campagnards :

— Pt’ête ben ! dit-elle. Pt’ête ben que je pourrais vous la donner, la chambre… Une belle chambre que je loue à des artisses pendant l’été.

Jacqueline, complice dans la comédie, feignit un grand malaise. La vieille ajouta :

— Faut qu’elle se dégrafe, la p’tite dame, et qu’elle dorme un bout de temps.

Puis, d’un air entendu :

— C’est pt’ête ben un bébé ?

— Peut-être, dit Étienne qui voulait imposer Jacqueline au respect de l’hôtesse et prévenir tout équivoque soupçon.

La vieille fée les conduisit par un escalier obscur dans une vaste chambre qui sentait le linge frais, les poires mûres et l’herbe sèche. Des rideaux blancs à franges nouées s’évasaient sur le lit d’acajou. Une armoire Louis XV occupait le centre d’un panneau, en face de la cheminée. Entre des candélabres en simili-bronze, un berger jouait de la flûte sur une pendule qui ne marchait pas. Un papier jaunâtre couvrait les murs, et sur le plancher lavé à grande eau, un tapis usé montrait un chien sans forme ni couleur, tenant un perdreau dans sa gueule.

Jacqueline se laissa tomber dans le fauteuil voltaire garni d’une housse au crochet.

— Tu n’es pas mieux ? demanda Étienne hypocritement.

— Vous voulez pt’ête de la liqueur ? dit la vieille. Un verre de noyau ou de menthe ? Ça remet bien. Faut pas vous tourner les sangs, madame. On ne meurt pas de ces maladies. Moi, je connais ça. J’ai sept garçons…

Elle cligna de l’œil vers Chartrain.

— Tout d’même, y sera gentil, l’ petit, qu’y ressemble à son père ou qu’y ressemble à sa mère.

Elle s’en alla, traînant ses savates dans l’escalier.

Le silence de la maison n’était troublé que par de lointains caquètements de poules, l’aboi du chien, et parfois, ébranlant les murs, le tonnerre fuyant du train de Granville. Le soleil rougissait déjà l’horizon, du côté de Versailles. Un rayon horizontal, frappant la glace ternie où éclatait l’étoile d’une fêlure, traçait dans la pénombre un grand angle lumineux et venait mourir au pied du lit sur les franges des rideaux blancs et sur l’édredon de reps rouge. Il touchait en passant le berger de simili-bronze et l’animait d’une vie discrète. Son chapeau tyrolien posé en arrière, prétentieux et frisé, l’affreux bonhomme couleur de chocolat se transfigurait sous les jeux incertains de la lumière, et ses doigts pressaient des pipeaux d’or.

— Je suis heureuse, dit Jacqueline. Oh ! je voudrais pleurer !

Jamais, depuis les angoisses de cet automne, ils n’avaient goûté telle douceur. Le cadre nouveau de leur amour, cette chambre étrangère mais si gaie, si bienveillante, avec son lit pas trop large, sa vieille armoire, le mauvais goût attendrissant de la pendule et du tapis, les isolait dans l’enchantement du présent, hors des milieux familiers, évocateurs de tristesses. Le cercle de pierre et de bruit, la Ville, ne les oppressait plus à travers les murs. Ils jouissaient de sentir au-dessus d’eux, sur le toit, un vaste ciel pur et parfumé, et autour d’eux le cirque de la forêt, les arbres à l’infini, la solitude…

Jacqueline balbutiait :

— Oh ! rester comme cela, toujours… Il me semble que je m’évanouis sur ta poitrine, que je me perds en toi, Étienne aimé.

— Je te retrouve donc, dit-il. Ma douce, ma caressante amie n’a pas changé.

Elle eut un rire tendre.

— La bonne femme me croit bien malade. Si elle se doutait…

— Elle ne se doute de rien. Elle te prend pour une jeune mariée, bientôt mère… Brave vieille ! Que ne dit-elle vrai ?

— Tu souhaiterais… cela ?

— Ne l’as-tu pas souhaité toi-même ? Mais tu le redoutes, maintenant, tu m’aimes moins.

— Un enfant de nous ! Dieu sait si je l’ai désiré. Mais tu te récriais quand je parlais de mon rêve.

— Je voudrais qu’il se réalisât, oui, maintenant… Entends-tu, reprit-il avec une sorte de violence, je le voudrais. Tu ne pourrais plus me rejeter de ta vie. L’enfant t’attacherait à moi pour toujours.

— Est-il besoin de l’enfant pour nous unir ? Que crains-tu donc, mon Étienne ? Peux-tu douter de ton amie en ce moment si doux, si délicieux ?

Il secoua la tête.

— Hélas ! je suis fou, ma pauvre Line. C’est la frayeur de te perdre qui me fait déraisonner ainsi.

— Chut ! dit-elle en lui posant sa main fraîche sur la bouche. Ne pourrons-nous être heureux une journée entière ? Celle-ci finira donc, comme tant d’autres, par des reproches et des pleurs ?

— Chérie, mesure tes forces. Ne confonds pas l’amour et la pitié. Si le joug te pèse…

— Le joug m’est doux et léger, dit-elle, sincère à cette minute.

… Le rayon avait disparu. La nuit venait. Entre les rideaux, on voyait un grand morceau de ciel turquoise encadré par des arbres noirs. Jacqueline se coiffait à la lueur falote d’une bougie pendant qu’Étienne contemplait le paysage crépusculaire, la plaine où s’effaçaient les maisons, les masses sombres du bois, les feux rouges de la voie ferrée. Un train siffla, lugubre ; Jacqueline, toute frissonnante, se rapprocha de son amant.

— Comme il fait noir, déjà. Dire qu’il faut nous en aller dans le froid, dans la nuit… Dire que nous ne reverrons jamais cette chambre si hospitalière.

— Qui sait ? dit Étienne. Veux-tu que je la loue, cette chambre, pour l’été prochain ?

Elle soupira :

— Non. Nous avons été heureux, aujourd’hui. Gardons intact ce souvenir. Adieu, chère petite chambre !

D’un geste enfantin, elle envoya un baiser dans l’air.

— D’autres viendront s’aimer, ici, sous les rideaux à franges. Ils riront du chien fantastique qui mange un perdreau décoloré. Le berger jouera pour eux de sa flûte silencieuse. Ils sentiront peut-être, épars dans l’atmosphère, l’arrière-parfum de notre amour, et songeant que les plus douces journées finissent, ils seront tristes, comme nous.

La proche séparation, le deuil du bonheur qu’on ne recommence pas, scellèrent leurs bouches pendant ce court trajet de Chaville à Paris. Après dîner, Étienne fut pris d’un impérieux, d’un angoissant désir de revoir Jacqueline. Il courut chez elle.

Assise près de Paul, à la table où Jo écrivait un devoir, elle était si pâle, si abattue que Chartrain la crut malade. Il devina quelle fatale réaction s’était produite au retour. Celle qu’il avait étreinte et possédée n’était pas devant lui, le front lourd, le cœur troublé ; elle était restée dans l’auberge de Chaville, car elle n’était point une créature vivante, mais le spectre du Passé même, l’ombre de la Jacqueline d’autrefois. Entre ses deux gardiens, l’époux et l’enfant, l’autre apparaissait lointaine, défendue, à jamais étrangère, prisonnière des Lares du foyer.