La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 236-253).


XXII


— Vous êtes en retard, dit Jacqueline en entrant dans la petite pièce transformée en vestiaire. Tous nos convives sont arrivés.

Étienne dit tout bas :

— Je vous ai attendue.

Elle restait droite, à deux pas de lui, encadrée dans le chambranle de la porte, grandie par une ample et longue jupe noire toute brodée de jais changeant. Le corsage plissé, froncé, gracieusement lâche, était couvert d’une mousseline impondérable, souple et vaporeuse comme un nuage noir.

Il reprit :

— Je vous ai attendue. Je vous attends tous les jours depuis que vous êtes revenue à Paris. Pas une visite, pas une lettre, pas même, quand je suis ici, un mot ou un regard… Que vous ai-je fait ? qu’avez-vous ? Vous m’évitez, je le sens. Ma présence vous gêne et vous irrite.

— Vous êtes fou, mon pauvre ami.

— Je ne suis pas fou, je suis plus lucide que vous ne pensez… et très malheureux.

Elle murmura :

— Je ne puis quitter Paul.

— Mais il va mieux !… Et si vous ne pouvez venir me voir, vous avez le loisir de m’écrire. Ah ! Jacqueline, vous n’êtes plus la même, vous ne m’aimez plus.

— Étienne…

— Vous ne m’aimez plus. Votre abandon…

— J’ai trop souffert. Accordez-moi un délai. Quelques jours encore, Étienne, quelques jours et je vous promets…

Il lui prit la main :

— Ayez pitié de moi. Venez demain. J’ai beaucoup de choses à vous dire. Je suis à bout de force et de patience… Ah ! vous avoir eue à moi, pendant des années, toujours pareille à vous-même, tendre, gaie, fidèle, ma joie, mon espoir, ma consolation — et me trouver privé de vous, rejeté dans l’ombre avec le torturant souvenir de la lumière…

Elle frémit.

— Chut ! vous me faites mal… Étienne, Étienne, ne me pressez pas de venir.

— Pourquoi ?

Elle garda le silence. Dans l’antichambre, derrière elle, la porte du salon s’ouvrit. Elle recula et jeta, à mi-voix, comme à regret :

— Demain donc. Je viendrai demain.

Elle traversa le vestibule, suivie de Chartrain. Au salon, les convives réunis pour fêter la convalescence de Paul attendaient, groupés au gré de leur fantaisie. Étienne salua Quérannes et Moritz, les Lachaume, madame Lussac et son mari. Puis, près de madame Aubryot, il aperçut deux dames noires en robes de faille mate, avec des médaillons d’or, des manchettes de dentelles, de longs nez périgourdins et des fronts jaunes surmontés d’une étrange mousse de cheveux frisés contenus dans un filet invisible.

Vallier nomma les dames Séverat, deux arrière-cousines, et la présentation s’acheva par un petit mouvement du cou de ces dames. Presque aussitôt, les portes de la salle à manger étant ouvertes, Étienne dut offrir son bras à la plus âgée. Il imagina celle-ci pieuse, vertueuse et malveillante, notairesse dans les environs de Périgueux ; l’autre, cérémonieuse et bavarde, préoccupée d’être « comme il faut » et de faire « ce qu’on fait ».

Les candélabres fleuris irradiaient une lumière joyeuse. Le regard de Chartrain effleura les convives assis autour de lui. Au centre, Vallier, maigri, pâli. Puis la tête spirituelle de madame Aubryot, montrant des cheveux de vieil argent, un teint de pêche mûre, d’admirables yeux de velours noir ; le visage sec de la cadette des Séverat, les cheveux blonds de madame Lachaume, la face haute en couleur de son mari, le profil énergique de Quérannes, le profil fier et fin de Moritz, la figure mate de Lussac, aux francs yeux bruns, à la barbe bronzée. Plus près, la petite tête de Suzanne Lussac, coiffée d’un casque de cheveux noirs, le cou nu émergeant d’un corsage mauve. Enfin, en face de Vallier, Jacqueline fraîche et touchante comme une fleur battue du vent qui se redresse et se recolore entre deux orages.

Le dîner s’achevait dans une cordialité charmante, quand Lachaume interpella Vallier :

— As-tu lu les journaux du soir ? Quel est le verdict du jury pour le capitaine Cruz, ce Portugais qui a tué l’amant de sa femme ?

— Cruz est acquitté, dit Lussac.

Lachaume eut une exclamation de triomphe :

— Je l’avais bien dit !

Madame Aubryot s’indigna :

— Acquitté ? Cette brute qui a tué un homme, avec la plus complète préméditation, le plus grand sang-froid, la plus lâche prudence ?

— Il y avait flagrant délit.

— Provoqué par lui, certainement… C’est une indignité, une infamie ! Voilà votre œuvre, messieurs les romanciers.

— Eh ! dit Vallier, ne nous accablez pas… Moi, j’ai toujours prôné l’indulgence. Voyez mes œuvres complètes.

— Qu’est-ce que ce capitaine Cruz ? demanda madame Stéphanie Séverat.

Lachaume répondit :

— Le capitaine Cruz possédait une femme trop jolie et un ami trop intime. L’ami de monsieur est devenu l’amant de madame. Une lettre anonyme avertit le capitaine. Quoique Portugais, il était d’humeur morose et jaloux comme un Espagnol. Il prétexte un petit voyage. Vieux truc qui réussit toujours. Il revient à l’improviste, trouve le tourtereau roucoulant près de sa tourterelle et l’expédie dans l’autre monde en trois coups de revolver. La femme, blessée au bras, s’évanouit. Les voisins arrivent et mon capitaine, bel et bien vengé, se constitue prisonnier, tranquillement. Il passe aux assises et il est acquitté. Ce n’est que justice.

— Comment ! fit madame Lussac, vous, Lachaume, vous admettez ces mœurs de sauvage, quand le divorce existe, quand le mari trompé peut reprendre sa liberté ?

— Le divorce, le divorce !… Avec ça que le divorce modifie ou supprime le vieux fond de sauvagerie qui surgit chez les mâles. Et les mœurs, les absurdes mœurs qui ridiculisent l’époux quand la femme est coupable ! Le capitaine a vu rouge où d’autres voient jaune. C’est plus dramatique. Le sang coule, on s’épouvante, mais on ne rit pas.

— Allons donc ! repartit Moritz. Quand un homme voit rouge, comme vous le dites, il ne prend pas tant de précautions. Le Cruz a médité quatre jours sa petite comédie qui devait s’achever en drame.

— Tant pis pour les victimes. Je ne les plains pas. Ces deux imbéciles qui vont s’aimer dans le logis même du mari, au milieu du piège, sans avoir rien prévu, rien pressenti… Ils connaissaient pourtant le caractère du bonhomme. Ils n’avaient qu’à se tenir tranquilles. Je ne les excuse ni ne les plains.

Une discussion générale s’ensuivit, les hommes, sauf Moritz, excusant le mari, les femmes, sauf les Séverat, s’apitoyant sur les amants.

— Et cette malheureuse madame Cruz, dit Jacqueline. Que va-t-elle devenir ? Je ne comprends pas qu’elle ne se soit pas tuée.

— Elle se consolera avec son avocat, répondit Lachaume, à moins qu’elle ne revienne chez son mari.

— Vous méprisez bien les femmes, dit madame Lussac.

— Je méprise les femmes qui trompent. D’abord je déclare ne pas admettre le fameux entraînement de la passion. La passion romantique, irrésistible, qui s’excuse par son excès même, tout le monde en parle, personne ne l’a vue, personne ne la ressent. Que l’animalité de l’homme se déchaîne, passe encore. C’est dans la nature. L’homme est polygame et agressif. Mais la femme, être passif par tempérament et par obligation, la femme dont les sens sont plus tièdes, la volonté plus indécise, le cerveau plus étroit, la femme dépositaire et intermédiaire de la race, doit rester chaste dans le gynécée. C’est une nécessité sociale et une nécessité morale… Oui, oui, mesdames, vous pouvez protester !… Vous êtes une espèce inférieure, vous êtes des hommes atrophiés.

Tout le monde se prit à rire. Suzanne riposta :

— Vous nous refusez l’intelligence, la volonté, l’égalité même dans la force et la finesse des sensations. D’où vient que depuis six mille ans vous tombiez dans nos pièges, que Dalila triomphe encore de Samson, Omphale d’Hercule et Cléopâtre d’Antoine ?… Allez, Lachaume, si votre femme n’était pas l’honnête femme que nous connaissons, vous seriez trompé tout comme les autres et vous n’y verriez que du feu, monsieur le polygame et l’agressif.

Les rieurs passèrent du côté de madame Lussac. Lachaume était un peu vexé.

— Si j’avais épousé une coquine et que je la surprisse en flagrant délit… Ah ! tonnerre ! J’étranglerais le couple comme une paire de pigeons.

— Et tu serais bien avancé, fit Vallier.

— Oh ! toi, tu ferais de l’esprit, tu blaguerais. Et vous, Chartrain ?… Oh ! vous, j’en suis sûr, vous feriez du sentiment. Il n’y a pas de quoi. Madame Aubryot a raison à un certain point de vue : les romanciers nous ont joué un mauvais tour. Ils ont inventé l’excuse de la passion, les drames du cœur, l’adultère poétique. Des blagues ! L’adultère est ignoble, bête et banal…

— Il peut y avoir des exceptions.

— Oui et toutes les dames qui rôtissent d’innombrables balais se félicitent d’être de ces exceptions. Je ne suis pas si terrible que madame Lussac veut le croire. J’admets que le mari peut être une canaille et l’amant un héros. Alors la femme ne doit pas hésiter. Qu’elle s’en aille au bras du héros, sans tromper personne.

— Et les enfants ?

— Oui, reprit Jacqueline, croyez-vous qu’une femme soit forcément une mauvaise mère parce qu’elle cède à une passion ?

— Elle doit choisir. Ou elle sacrifie sa passion à ses enfants, ou elle sacrifie ses enfants à sa passion. Ne venez pas me parler de ces fatalités qu’on déchaîne toujours par sa propre faute, toujours, car on a prononcé un mot imprudent ou commis un acte décisif, au moment où l’on était libre encore. C’est la responsabilité des ivrognes. La loi l’admet puisqu’elle la punit.

— Vous confondez. On peut être libre de boire ou de ne pas boire. Mais Lacordaire a dit très justement : « Le cœur est comme la foudre. On ne sait où il tombe que lorsqu’il est tombé. »

— Lachaume est un bourgeois. S’il n’était pas marié, il aurait des trésors d’indulgence, dit Vallier qui s’amusait à irriter la verve de son ami. Lachaume, pourrais-tu jurer devant Dieu et les hommes que tu n’as jamais soufflé sur le feu où rôtissaient les susdits balais ?

— Il n’y a pas moyen de discuter avec toi, dit Lachaume, interloqué.

Madame Lussac intervint :

— Vous êtes un homme sensé, monsieur Vallier. Vous n’approuvez pas le massacre.

— Ma foi, non… Je trouve la loi assez burlesque sur ce point. Si l’adultère est un crime, seize francs d’amende et trois mois de prison sont un châtiment bien peu sévère. Si l’adultère est un simple délit, qu’on n’acquitte plus les capitaines Cruz.

Quérannes reprit :

— Il faut mépriser l’infidèle assez pour ne pas la punir. Toute violence dégrade celui qui la commet. Mais si la coupable a des excuses — elle peut en avoir ! — il est beau de pardonner et de reconquérir l’âme que l’on a perdue.

— Mon cher Quérannes, supposons que tu sois marié, trompé et généreux… Tu relèves la femme, tu l’absous, tu la purifies… Mais si elle aime l’amant…

— Si une femme garde quelque lueur de sens moral, malgré sa faute, elle ne peut que comparer la générosité de l’époux à la platitude de l’amant — car l’amant, le voleur, l’intrus, celui qui dérobe et qui ment, aura toujours le vilain rôle…

— Pas pour sa maîtresse, dit Vallier. Avec ça qu’une femme éprise a tant de sens moral ! Elle aime un homme. Il lui faut cet homme. Toute votre grandeur d’âme ne vaut pas un cheveu de son bien-aimé.

Lachaume se taisait. Quérannes reprit avec une animation singulière :

— Si j’aimais une femme, je préférerais renoncer à elle que de la partager… J’excuse pourtant les amants coupables quand le mari s’est rendu odieux par d’injustes brutalités. J’excuse même ces surprises des sens qui jettent une honnête femme au bras d’un amoureux, chute unique, sans récidive, qu’un repentir immédiat peut effacer. Mais vous, Moritz, vous, Chartrain, vous-même, Vallier, ne réprouvez-vous pas le mensonge de tous les instants, la trahison installée au foyer de famille ?… La femme qu’on possède dans le crime, dans la terreur, peut-on l’aimer d’une bien noble tendresse ? Allons donc ! les petites vilenies, les petites lâchetés quotidiennes altèrent et corrompent l’amour. Il commence par de beaux rêves, de délicates émotions, des sensations exquises. Il finit misérablement sur les canapés de cabinet particulier et les lits publics des garnis louches.

Les dames Séverat baissaient leur nez pudiquement. Jacqueline était pâle et semblait prête à défaillir. Chartrain répondit avec douceur :

— Vous nous racontez, mon cher ami, l’histoire banale qui arrive à l’immense majorité des amants. Je vous félicite d’en être écœuré et indigné. La trahison, comme le vol, comme l’ivrognerie, fait horreur aux honnêtes gens, satisfaits de leur sort et qui jugent de sang-froid les misères des autres. Je ne prétends pas excuser les adultères. Je ne prétends pas non plus les condamner en bloc. Autant de cas, autant de verdicts. Mais, mon ami, à côté de cette immense majorité dont nous parlions, parmi les âmes viles et les corps lâches, des amants peuvent se rencontrer qui eussent été d’admirables époux. Ah ! les malheureux qui ont lutté, qui ont déploré leur faiblesse, qui chérissant l’un ou l’autre ce qu’ils ont de meilleur, ces couples punis par l’éternel silence, l’éternelle séparation, l’amertume de leur bonheur même, je les plains de toute mon âme et je m’abstiens de les juger… Oui je réserve mon mépris aux séducteurs professionnels et aux perverses coquettes qui tombent par curiosité ou par ennui. Vous parliez, Quérannes, des canapés de restaurant et des lits d’hôtel. J’avoue qu’un chalet suisse, une villa d’Italie, un sanctuaire d’amour parfumé et capitonné forment un plus beau décor. Et cependant, dans ces endroits vulgaires et louches qui révoltent votre délicatesse d’artiste, des hommes et des femmes ont pu s’aimer d’un amour sublime. L’amour ne connaît ni loi, ni fausses pudeurs, ni exigences d’art. Il voit tout à travers lui-même. La bougie de deux sous qui brûle à la fenêtre de l’aimée est plus divine que toutes les étoiles du ciel. Et pensez-vous que ceux qui s’aiment dans le danger, dans le mystère, dans les larmes, pensent à se mépriser réciproquement ? On dit couramment : « Tous les hommes méprisent leur maîtresse par cela seul qu’elle est leur maîtresse… » Laissons ce préjugé misérable aux gens qui prouvent, en le répandant, la médiocrité de leur cœur.

— Chartrain a raison, répartit madame Lussac.

Il pourrait ajouter que les hommes rejettent trop souvent toutes les responsabilités sur leurs complices, oubliant qu’ils sont les instigateurs de tout le mal et bien plus coupables, selon moi, que les femmes.

— Ça, c’est discutable, dit Vallier… Qu’en penses-tu, Jacqueline ?

— Moi ?

Elle eut un sursaut nerveux que Chartrain seul remarqua.

— Oui. Suppose un brave mari berné par sa femme et son meilleur ami. Sur qui devra tomber sa vengeance ?

Elle regarda Chartrain et répondit :

— Quand une femme a un brave mari — comme tu dis — des enfants, une vie respectée et heureuse, elle ne peut pas être à la merci du premier venu. Elle se donne librement et celui qui la possède ne l’a pas séduite. Seule, elle est liée par un serment, par l’affection du mari, les devoirs maternels, le souci de l’honneur commun… L’amant ne vole point sa vertu puisqu’elle-même va au devant du sacrifice… Seule, elle doit être punie, seule…

— Opinion de femme romanesque ! interrompit brusquement Chartrain, Paul, oublions les théories et les paradoxes… La vieille loi du Décalogue nous dominera toujours. Celui qui prend la femme d’un ami ne mérite aucune pitié. Il a pour le défendre contre la tentation l’expérience de la vie, la supériorité de l’âge, une raison plus solide, un esprit plus cultivé. La femme élevée dans une adoration maladive de l’amour, la femme au cerveau plus impressionnable, aux émotions plus vives, victime des fatalités physiologiques, victime du divin instinct de pitié qui fait sa grâce et son malheur mérite presque toujours la pitié sinon l’indulgence…

Madame Séverat, la jeune, trouva bon de conclure la discussion en affirmant ses principes.

— Je ne comprends pas qu’il puisse exister deux opinions sur ce sujet. Il y a, n’est-ce pas, monsieur ? deux espèces de femmes : les femmes bien élevées, les femmes comme il faut et les autres. Ces aventures regrettables n’arrivent jamais aux femmes comme il faut. Quant aux autres, je les mets au rang des chiens. Oui, on devrait les marquer à la figure pour leur faire honte…

— Ah ! soupira l’aînée qui n’avait encore rien dit, quand les femmes perdent la religion, on peut s’attendre à tout.

— Bah ! fit madame Aubryot, je ne suis pas dévote, ma cousine, et je ne me crois pas moins honnête que vous. Rester vertueuse est encore le meilleur calcul qu’on puisse faire. Rien ne tourmente et n’abîme une femme comme la passion.


Vers minuit Chartrain s’en alla seul avec Moritz dans la nuit brumeuse. Le peintre l’entraîna dans une longue promenade, par un affectueux désir d’apaiser le trouble qu’il devinait.

Il parla de Jacqueline, non plus avec ce léger dédain qui naguère avait ému la jalousie d’Étienne, mais avec une sympathie nuancée de respect.

— Elle a bien changé depuis trois ans, dit-il. Comparez la Jacqueline que nous avons connue et celle que nous quittons. Ce n’était pas Vallier, certes, qui pouvait la modifier ainsi. Quelque chose a traversé la vie de cette femme.

— Moritz ! Il n’y a rien dans sa vie qui ne soit noble, pur et avouable. Je n’ai pas reçu ses confidences, mais j’en suis sûr, entendez-vous, j’en suis sûr.

— Oh ! fit le peintre, je suis certain que madame Vallier mérite toute notre estime… Mais je tiens à mon hypothèse. Cette femme a connu l’amour et la douleur, j’en jurerais.

— Et quand cela serait ?… Ah ! vous ne seriez pas prudhommesque et dur comme Lachaume, vous…

— Mon ami, cette femme est faite pour la passion et nul n’échappe à sa destinée. Je ne l’oserais dire qu’à vous seul… Elle a aimé…

— Qui sait ? dit Chartrain…

— Elle a aimé, et elle s’est reprise… Tôt ou tard le temps fait son œuvre et quand l’amour s’éternise sous la forme définitive d’un sentiment pur, c’est la solution la plus heureuse du problème de l’adultère.

— Mais, dit Chartrain pensif, à travers ces misères et ces épreuves, deux amants peuvent-ils, sans cesser d’être amants, s’aimer d’un véritable amour ?

— L’âge, l’absence, les soucis refroidissent le désir physique et tôt ou tard la vie brise les liens de la chair. On se garde par lâcheté, par orgueil, par générosité même. Celui qui voudrait se libérer craint la douleur de l’autre, celui qui chérit le joug l’alourdit sur son compagnon. Ah ! les fins d’amour, les fins de liaisons qui croulent dans la banalité de l’habitude, dans l’enfer des déceptions, quelle tristesse !

Ils étaient arrivés devant la porte de Moritz. Le peintre reprit :

— Voyez comme la causerie nous a entraînés loin de madame Vallier… Mais je voulais vous montrer toute ma pensée, mon cher ami. Je sais tout excuser parce que je puis tout comprendre.

« S’il n’a rien deviné, il a tout pressenti, songea Chartrain descendant la rue Bara. Et il a voulu me prouver qu’il ne cesserait pas de nous estimer. Brave Moritz ! Il nous croit sortis de ces misères dont il parlait, après une faute lointaine, ancienne, rachetée par un courageux effort. Ah ! cet effort, il est impossible quand on aime comme j’aime avec une passion à brûler l’âme et le corps. Nous séparer volontairement ? Jamais, ah ! non, jamais ! Je veux bien souffrir, mais je ne puis vivre sans Jacqueline. »