La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 198-205).


XVIII


Un nouveau printemps, un nouvel été passèrent.

— Savez-vous que nous allons mettre Jo au collège ? dit Jacqueline, un jour.

Étienne se récria :

— Jo ? Quel âge a-t-il ?

— Neuf ans bientôt. Il ne sait rien. C’est à peine s’il écrit couramment. On l’a tant gâté !… Paul n’a pas le temps de s’occuper de lui et je manque de patience. D’ailleurs, il sera très bien au collège Condillac, à Palaiseau, dans un air excellent.

— Au collège ! répéta Chartrain. Et il n’a pas neuf ans. Vous ne ferez pas cela, Jacqueline.

Il lui parla des dangers de l’internat, de la douteuse moralité des camarades, de l’indifférence parfois hostile des maîtres, surveillants non éducateurs. Jo, peu préparé, supporterait mal ce nouveau mode de vie. Pourquoi Paul et Jacqueline, le père et la mère, ne commenceraient-ils pas eux-mêmes son instruction ?

— Paul ?… Il n’y faut pas compter. Il collabore à trois journaux quotidiens ; il prépare un roman. Quant à moi, je suis une ignorante. Et je n’ai aucune autorité sur Jo.

— Vous la prendrez, l’autorité. Quant à votre ignorance, elle n’est pas incurable… Vous vous intéressez bien à mes bouquins.

— Puisque vous me le conseillez, Étienne, je veux bien essayer. Mais jamais, jamais je ne me tirerai d’affaire toute seule.

Elle soupirait, découragée de se trouver impuissante.

— J’ai toujours joué avec ce petit. Il m’aime, mais il sait que les rôles sont renversés, que je cède et que j’obéis… Et puis, Étienne, je vous le répète, je ne sais rien… malgré mes fameux diplômes. J’ai tout oublié.

— Vous rapprendrez tout.

— Et le temps ?

— Nous nous verrons un peu moins.

— Oh !

— C’est votre devoir, je vous assure.

— Vraiment, dit Jacqueline, vraiment, vous l’aimez, ce petit Jo ?

— Mais oui… cela vous semble étrange ?

Il reprit :

— Vous craignez d’assumer une tâche trop lourde. Paul ne peut pas vous aider. Si je pouvais… si j’osais… Dites, Jacqueline, vous n’auriez pas de répugnance à me confier Jo de temps en temps ? Je puis me rendre libre. Cela me ferait tant de plaisir.

— Cher Étienne, je vous aime trop, je vous estime trop pour vous écarter de mon enfant comme un danger, comme une honte. Vous n’avez commis qu’une faute dans votre vie, et cette faute dont je suis la cause et la complice, pourrais-je vous la reprocher ? Vous savez bien que je suis devenue meilleure à votre contact.

Vallier fut très étonné de ce qu’il appela un caprice de Jacqueline.

Il paria que son rôle d’institutrice la fatiguerait avant trois mois. Chartrain vint alors à la rescousse. Paul céda, flatté dans son amour-propre paternel, enchanté d’être débarrassé d’une responsabilité ennuyeuse. Il connaissait l’affectueux intérêt qu’Étienne portait au petit Jo, et la détermination de son ami le surprit moins que celle de sa femme.

Aucun soupçon n’avait effleuré son esprit. Sa confiance, touchante par son excès même, était faite à la fois de tendresse, d’estime et d’innocent orgueil. Optimiste par tempérament, il considérait les femmes comme des êtres un peu inférieurs, qu’on domine en les amusant, et il se croyait psychologue habile parce que les expériences de sa vie de garçon avaient confirmé presque toujours sa théorie. Il était persuadé que les maris trompés sont trompés par leur faute et que les jaloux, les avares, les brutaux n’ont que ce qu’ils méritent. Certain de n’être ni brutal, ni avare, ni jaloux, il se faisait gloire de laisser à sa femme, avec la plus grande liberté, le mérite de le préférer à tous — et ce délicat sentiment le distinguait des maris vulgaires. Incapable de passion profonde, il ignorait les rapides intuitions qui éclairent l’abîme d’un cœur féminin et l’avenir d’un amour menacé. Il n’avait point les divinations de la jalousie qui étonnent par leur justesse en supprimant l’ordre logique du raisonnement. D’ailleurs, Jacqueline, en se donnant à Chartrain, n’avait rien modifié dans sa vie conjugale et Paul ne sentait pas les transitions infinies par lesquelles la passion devient l’amitié.

Chartrain ne l’inquiétait pas. Il le savait trop droit pour entreprendre une œuvre de séduction préméditée, et sa confiance d’ami eût été toujours justifiée sans l’imprudence de sa confiance d’époux. Connaissant très bien son ami et très mal sa femme, Vallier ne prévoyait pas que la brillante Jacqueline pût s’éprendre du taciturne Chartrain.

Il était donc pleinement heureux. Il voyait Jacqueline évoluer et se transformer, dégoûtée de la vie bruyante, d’autant plus dévouée, qu’elle se sentait plus coupable. Mais il croyait à une réaction passagère, dans une âme saturée de plaisirs.

Jacqueline commença immédiatement sa tâche d’éducatrice. Étienne lui avait donné des conseils pratiques et une direction générale. En instruisant le petit Georges, elle acheva de connaître cet esprit d’enfant mobile, curieux et avide de nouveautés. En quelques semaines elle prit à son rôle un intérêt passionné. Seule, peut-être la légèreté de Jo, ses paresses, ses boutades, l’eussent irritée et dégoûtée. Soutenue par Chartrain, elle mit une secrète émulation à parfaire l’œuvre qu’ils entreprenaient ensemble. Les soucis de la maternité prirent une place plus importante dans sa vie et jamais elle ne sacrifia les heures d’études pour aller rejoindre son amant. Près d’Étienne, dans l’amour irrégulier et clandestin, elle avait entrevu la beauté d’une union fidèle. Il avait éveillé en elle une âme d’épouse, et maintenant l’âme de la mère s’éveillait lentement. À force de vanter l’intelligence de l’enfant, sa gentillesse elle intéressa Paul lui-même. Il s’amusa à faire réciter les leçons, à examiner les devoirs de Jo ; mais ce furent des velléités sans but et sans résultat. Jo demeura à la mère et au maître improvisé. C’était un lien de plus, car ils reportaient sur cette tête innocente la tendresse qu’ils eussent vouée à un fils de leur amour. Et Chartrain songeait que la plupart des gens qui font profession de vertu eussent réprouvé la présence de l’enfant entre les deux amants comme un fait d’immoralité cynique. Mais Jacqueline avait trouvé dans son cœur d’éloquentes raisons. Le caractère d’Étienne lui inspirait beaucoup de respect. Elle comprenait mieux qu’autrefois par quel surhumain effort il avait tenté de renoncer à elle, et elle revendiquait pour elle seule la responsabilité de leur chute. Ni cette chute, ni la dissimulation imposée, ni l’excès des voluptés qui devient l’écueil où se brise la tendresse, n’avaient entamé l’âme de Chartrain.

Elle s’ingéniait ainsi, au mépris des « convenances morales », à créer dans le cœur d’Étienne une paternité d’élection. Jo lui ressemblait assez pour ne pas évoquer une image étrangère à leur rêve, et, parfois, Étienne cédait à l’illusion… Mais ce que Jacqueline n’avait pas prévu, ce qu’elle ne put empêcher, c’est la réaction douloureuse de ces calmes joies. Quand Étienne avait passé des heures avec son petit élève et sa chère collaboratrice, la solitude lui pesait plus lourdement encore et à la nostalgie de l’amour s’ajoutait la nostalgie du foyer. Ce bel enfant dont il aidait l’éclosion, dont il formait le cœur et l’intelligence, il appartenait à un autre, il portait le nom d’un autre. Un autre recueillerait la gloire de ses succès. Déjà Georges accaparait Jacqueline. Pourquoi Chartrain s’attristait-il de la voir devenir telle qu’il la rêvait ? Pourquoi, lorsqu’il pensait aux premières saisons de leur amour où Jacqueline se donnait avec tant d’aveugle passion, tant de jeune fougue, un malaise indéfinissable s’emparait-il de lui ? Pourquoi ? Il avait connu, dans ces lointaines saisons, les angoisses du remords, les jalousies, les doutes. Et dans la pleine certitude, une anxiété le prenait, un confus pressentiment qui lui faisait demander à sa maîtresse : « Seras-tu à moi toujours ? ».