La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 180-197).


XVII


Le retour de Vallier ouvrait l’ère des conflits. Les derniers incidents laissèrent un trouble dans l’esprit d’Étienne.

Cet homme droit, épris de la vie harmonieuse, avait puisé dans l’horreur d’une trahison qui démentait toute son existence la force de prolonger un combat inégal. Docile en apparence et peut-être de bonne foi, Jacqueline s’était toujours armée contre lui de sa séduction irrésistible, de son amoralité ingénue, de son impérieux amour. Vaincu, il s’était donné pour toujours en acceptant pour toujours Jacqueline. Il ne songeait plus à se reprendre, mais il voulait pouvoir s’estimer.

Plus que tout autre, il devait souffrir des petits supplices que l’habitude n’avait pas encore émoussés. Serrer la main de l’ami qu’on trahit, s’asseoir à sa table, mentir toujours et partout, ces obligations allègrement supportées par les séducteurs professionnels firent expier à Chartrain son bonheur coupable. Plus d’une fois, le cœur lui manqua… Il était sévère pour lui-même et ne se ménageait pas les cruelles vérités, mais il ne pouvait convenir du péché d’hypocrisie. Non, il n’était pas un hypocrite, car son amitié pour Vallier, antérieure à son amour, n’était aucunement modifiée.

Cette amitié restait sincère, et ce n’étaient pas des ruses adroites, ces témoignages de dévouement qu’il prodiguait à Paul. Sa jalousie même demeurait douloureuse sans être agressive, car l’esprit de justice qui dominait toutes les actions de Chartrain triomphait dans l’amour même. Paul, d’ailleurs, ne montrait aucun souci de vigilance. Très affairé, accoutumé aux longues absences de Jacqueline, il ne demandait à sa femme que de la bonne humeur et de la beauté, aux rares heures qu’ils passaient ensemble. Il était trop naïvement content de lui pour n’être pas sûr d’elle, n’étant ni de la race des amants, ni de la race des jaloux.

Chartrain subit donc la loi commune. Il se résigna aux fatalités de sa faute, non sans en souffrir, mais sans se révolter. Et puis, malgré tout, il lui fallait bien en convenir, ses chagrins étaient compensés, largement, par l’amour de Jacqueline. La vraie passion crée des chefs-d’œuvre, comme le génie. Et c’étaient les chefs-d’œuvre qu’accomplissait la jeune femme, chefs-d’œuvre de sollicitude, de tendresse, de tact délicat. Elle savait prévenir les accès, calmer les fureurs, prolonger par des lettres quotidiennes le bonheur des rendez-vous. Et sur ces lèvres toujours offertes, Étienne trouvait une ivresse plus subtile que la lourde ivresse de la chair. Il goûtait dans l’oubli l’unité divine, la certitude d’aimer absolument et d’être uniquement aimé.

Pourtant, vers le milieu de l’hiver, il vit avec chagrin que le monde lui prenait Jacqueline. Les premiers succès de Vallier avaient élargi le cercle de ses relations, et chaque soir c’étaient des dîners, des bals, des parties carrées avec quelque couple, au théâtre ou au cabaret. Jacqueline, délivrée des premiers scrupules qui avaient troublé son bonheur, jouissait ouvertement de la vie, et cet étalage de bonheur parut insolent aux âmes malveillantes. Chartrain surprit des opinions qui le chagrinèrent, d’autres qui l’indignèrent, d’autres qui le firent réfléchir. Il eût voulu son amie plus grave, plus recueillie, et voici que l’enfant délicieuse, mais inquiétante, menaçait de reparaître. Il n’avait rien à lui reprocher précisément, mais elle riait très fort, elle se décolletait trop, elle encourageait les propos libres. Un brin de cour ne lui déplaisait pas.

Certains détails de leur liaison revenaient à la mémoire d’Étienne. Il se rappelait les premières coquetteries de Jacqueline ; son obstination à tenter le danger et cette absence de remords, cette fougue brûlante qui faisaient d’elle une tendre, une gracieuse petite faunesse. Elle avait l’imagination vive et le tempérament voluptueux. Ah ! si son cœur était seulement le complice de cette imagination et de ce tempérament ! Si elle n’aimait que l’amour dans l’amant ! Quelle anxiété pour Étienne !

— Elle embellit, la petite Vallier, dit Moritz, un soir, comme il sortait de chez Lussac… Si on lui baisait la joue, elle ferait semblant de se fâcher, mais on pourrait lui baiser la main. Elle ne dirait rien et, tôt ou tard, on aurait la joue.

Moritz, plus que tous les amis de Jacqueline, était au-dessus du soupçon. Néanmoins, Chartrain s’alarma. Il étudia sa maîtresse et pensa qu’elle acceptait avec une sérénité trop égale les nécessités humiliantes de leur situation. Il l’eût préférée plus craintive, cédant à la force irrésistible de l’amour sans se complaire aux petits mystères de leur aventure. Inquiet, il devint injuste et se prépara de nouvelles douleurs.

Si tendres que soient restés les hommes parvenus au milieu de la vie, ils ne peuvent abolir le souvenir d’expériences sentimentales qui les ont rendus méfiants. Tous ont perdu, plus ou moins, cette puissance d’illusion qui revêt de beauté les banales amours de la jeunesse. Leur passion, trop clairvoyante, vit dans la crainte, et souvent un parti pris de critique pessimiste gâte leurs meilleures joies et les condamne à des jalousies sans raison. Cette disposition d’esprit rebute les femmes qui aiment peu, indigne celles qui ne savent pas la comprendre. Blessées de voir leurs paroles et leurs actions interprétées dans un sens défavorable, elles attribuent cette sévérité de leurs maris ou de leurs amants à quelque égoïste besoin de domination, à la malveillance d’un caractère morose. Combien peu compatissent aux tourments d’un homme cruellement instruit par des catastrophes morales et qui joue, dans un amour suprême, sa suprême chance de bonheur ? Car si cet amour avorte dans la médiocrité commune, s’il aboutit au désastre d’une trahison, l’avenir ne garde ni ressources d’oubli, ni consolations possibles.

L’excès même de la passion d’Étienne eût exigé, pour n’être jamais douloureux, cette part d’illusion qu’il n’y pouvait plus mettre. Il connaissait son amie assez bien pour l’apprécier, trop bien pour ne rien craindre d’elle. Le mot de l’Imitation : « Amor vigilat », fut sa devise. Son amour veillait, en effet, mais les moindres incidents, grossis par une imagination inquiète, alarmaient ce tremblant amour. Pendant une période féconde en troubles, Étienne s’ingénia à gâter son bonheur, Jacqueline ne surveillait ni ses allures ni son langage, n’attachait aucune importance à des plaisanteries qu’Étienne croyait préméditées. La Rochefoucauld a dit fort justement que les amants qui ne se querellent jamais ne s’aiment pas. Étienne et Jacqueline se querellèrent pendant les premiers mois de leur liaison. Ils étaient de ceux qui veulent se posséder jusqu’à l’âme, et, de même que la possession physique, la conquête réciproque des esprits prend parfois le caractère d’un combat où des coups involontaires font blessure.

Cette inquiétude d’Étienne atteignit son paroxysme quand Moritz commença le portrait de Jacqueline. Il lui déplaisait que la jeune femme posât en toilette de soirée, dans la solitude de l’atelier, propice aux demi-confidences et aux vagues déclarations. Certes, il estimait Moritz, mais sa propre faiblesse lui apprenait à ne pas trop compter sur l’héroïsme d’autrui. Chartrain s’exaspéra. Quand il savait madame Vallier dans le petit atelier de la rue Bara, une nervosité maladive le rendait irritable, impatient, incapable de s’arracher à l’obsession jalouse. Et Jacqueline, maladroite de bonne foi, lui racontait les détails des séances et les innocents privilèges que tout artiste s’arroge avec son modèle, quand ce modèle est une femme jeune, séduisante et spirituelle. De petites scènes éclatèrent, puis, un jour, sous un prétexte futile, Étienne s’emporta contre Moritz.

— Vous êtes donc jaloux ? dit Jacqueline.

Elle n’était point offensée de ces colères qu’une femme éprise considère toujours comme la preuve et l’effet d’une passion violente. Mais Chartrain, à tort ou à raison, souffrait réellement.

— Je ne suis pas jaloux, répliqua-t-il, mais j’ai souci de votre dignité et de la mienne. Il me déplaît que vous vous fassiez faire la cour par Moritz.

— Moi, je me fais faire la cour !

— Tout le monde s’en aperçoit et Dieu sait comment on vous juge.

On ! Qui, on ? Quel est ce on qui me juge si mal ?

Il ne répondit pas. Elle eut tort de tourner la discussion en plaisanterie.

— Vous êtes jaloux, vous êtes furieux parce que Moritz me trouve jolie… Croyez-vous que j’aie envie de me défigurer pour éviter une admiration que je ne provoque pas ?…

Étienne fut blessé de l’accent ironique de la jeune femme et, de récriminations en reproches il finit par la blesser à son tour. Elle mit son chapeau, sans répondre, et s’en alla.

Chartrain eut envie de courir après elle et de lui demander pardon. Puis il songea qu’il serait beau et digne d’attendre le retour pénitent de Jacqueline et il se remit au travail. Madame Vallier ne revint pas et ni le courrier du soir, ni celui du matin n’apportèrent la lettre affectueuse et conciliatrice qu’Étienne espérait vaguement. Après un déjeuner funèbre, l’amoureux n’y tint plus. Il courut chez Jacqueline. Elle était absente. Elle posait chez Moritz.

— Elle n’a pas écrit un mot !… Elle ne m’aime plus !

Le propre de la jalousie, c’est la logique dans l’absurde.

Chartrain édifia le monument funéraire de son bonheur sur cette misérable petite coïncidence, et, en quelques minutes, il devint le plus infortuné, le plus troublé des amants. Étienne acceptait d’être malheureux, mais il ne voulait pas être dupe. Il alla rue Bara, dans un accès de fureur, ne sachant ce qu’il dirait ni ce que Moritz penserait de sa présence. La servante, interrogée, déclara que Monsieur avait modèle et que la porte était condamnée rigoureusement. À de nouvelles questions, elle répondit que madame Vallier n’était point venue. Étienne crut distinguer dans ces explications une nuance d’embarras et des pensées folles lui traversèrent l’esprit. Il oublia l’année d’amour, la tendresse de Jacqueline, sa sincérité, son dévouement, et à ses oreilles la voix de Moritz murmura : « Si on lui baisait la main, tôt ou tard on aurait la joue… »

— Il faut que je voie monsieur Moritz. C’est indispensable… Portez-lui ma carte…

La servante, effarée, obéit à cette injonction, et peu après Étienne entendit un juron énergique :

— Fichez-moi la paix ! J’ai défendu de me déranger. Dites que j’ai modèle.

— Mais, monsieur, le monsieur m’a donné sa carte.

— Ah ! c’est Chartrain !

Moritz, en chemise de flanelle, sa palette à la main, sortit de l’atelier avec l’air bourru d’un homme qu’on arrache à une occupation intéressante.

— Excusez, mon cher… Que puis-je pour vous ?

Chartrain, un peu confus, balbutiait la demande d’une adresse. Le peintre l’observait de son œil fin.

Radouci, il se prit à rire :

— Entrez donc.

— Mais… n’est-ce pas madame Vallier ?…

— Madame Vallier !… Elle a décommandé la séance. Ah ! ces pécores de femmes ! On ne peut jamais compter sur elles… Elle était d’une triste humeur, hier soir. Mais entrez donc. Vous verrez un beau modèle.

Chartrain refusa, un peu confus.

« Ai-je été ridicule et puéril ! pensait-il en revenant chez lui ! Pauvre Jacqueline ! Je l’ai certainement méconnue. Comme l’amour nous ramène à des terreurs d’enfant ! »

Il entra dans son cabinet et il resta stupéfait en voyant Jacqueline assoupie dans un fauteuil, près du feu… Depuis combien de temps était-elle installée à cette place, attendant l’amant injuste, l’amant ingrat, si longtemps que le sommeil l’avait prise ?

Au bruit des pas d’Étienne, Jacqueline se réveilla :

— C’est vous ! Vous êtes là !

— Oui, chérie. Je n’espérais point vous rencontrer. Oh ! la cruelle, qui n’a pas trouvé le temps de m’écrire !

— Mais j’ai trouvé le temps de venir. Je suis arrivée après déjeuner, toute disposée à l’indulgence. Personne. Quelle déception !… Et je me suis endormie au coin du feu, en pleurant d’ennui, de tristesse. Oh ! le méchant jaloux, l’ingrat ! Vous oubliez donc toutes les preuves d’amour que je vous ai données ?

— Je reconnais mes torts et je viens me faire pardonner.

— Tout est pardonné d’avance. Je vous aime tant.

Il raconta ses colères, ses soupçons, sa visite chez Moritz.

— Ah ! mon ami, s’écria Jacqueline quand il eut achevé son récit, si je ne vous savais pas sincère et malheureux, je me fâcherais… oui, vraiment. Cette jalousie me fait injure.

Elle s’indignait à l’idée qu’Étienne avait pu la soupçonner.

— C’est absurde, ce que vous avez fait là. Moritz aura pressenti quelque chose… Oh ! il est discret. Il ne dira rien… Mais ça m’ennuie tout de même… Voyons, fit-elle en prenant entre ses mains la tête de son ami, pourquoi ne veux-tu pas être indulgent ?… Je suis un peu imprudente et étourdie, je le reconnais. Mais tu devrais m’estimer assez pour avoir confiance.

— Je t’estime, répondit-il… Mais je sais, je vois tout ce qui nous sépare, ta jeunesse, tes habitudes, ton goût bien légitime pour la gaieté et le plaisir… Je tremble toujours que tu ne me trouves pédant, triste et bête. C’est la terreur de te perdre qui me fait déraisonner. Oui, quand d’autres te trouvent belle, quand leur curiosité ou leur désir t’effleurent, il me semble qu’on me vole un peu de toi.

— Tu as donc un amour de propriétaire ? dit-elle en riant.

— Ce n’est pas mon orgueil qui crie, c’est ma tendresse !… Line, ma petite Line, ménage mon pauvre cœur. Je suis ton prisonnier et je redoute la liberté que tu pourrais me rendre. Oh ! comment peux-tu m’aimer ? Pourquoi ?… Je sais ce que tu vas répondre. Hélas ! cette dignité, cette intégrité de mon caractère, que tu estimais autrefois, ne les ai-je pas compromises en acceptant un bonheur interdit ? Ton amour est né dans cette admiration naïve que tu avais pour moi. Lui survivra-t-il ?… Suis-je à tes yeux le même Chartrain ? L’estimes-tu, cet amant qu’un mot inquiète, qu’un hasard affole, qui oublie son âge, son expérience — si lâche que la joie de te posséder lui fait accepter tout ?

Elle ne souriait plus, car les traits de Chartrain exprimaient une angoisse vraie. Elle lui passa ses bras autour du cou.

— Mon pauvre ami, mon pauvre Étienne !… Tu déraisonnes encore en demandant si je puis t’estimer. N’es-tu pas pour moi ce qu’il y a de meilleur au monde, l’homme le plus noble, le plus droit, le plus généreux ?… Moi, ne pas t’estimer !

Cette idée lui semblait tellement extraordinaire et invraisemblable qu’elle ne savait comment persuader son ami.

— Écoute, je serai plus prudente. Tu ne souffriras plus par ma faute, et peut-être, avec le temps, deviendrai-je parfaite, pareille à ton rêve… Parfaite ! je le serais déjà, si j’avais eu le bonheur de te rencontrer, de n’appartenir qu’à toi seul et toujours, d’être, non pas une maîtresse furtive et clandestine, mais ta femme, et une tendre et fidèle femme, crois-le bien.

— Ma femme !

Il secoua la tête comme pour fuir l’obsession d’un rêve triste.

— Ma femme !… Ah ! quelle vie eût été la nôtre ! Chère petite, ta présence aurait chassé les tristesses stériles. J’aurais travaillé, allègre, et je ne serais point le Chartrain inquiet et obscur qui a semé toute sa vie sans récolter et dédaigne les moissons tardives. Toi, ma femme ! Vivre auprès de toi, dans la sécurité d’un amour que rien ne menace… Ah ! ne parlons pas de cela… Il est vrai, reprit-il, il est vrai que j’étais fait pour cette vie de travail et de tendresse. J’ai toujours eu la nostalgie du foyer. Je suis mal à l’aise dans les complications sentimentales et les mystères des liaisons irrégulières parce que je suis l’homme de la règle, créé pour la vie simple, les routes droites. J’aime ce qui est sûr et définitif.

— Mais notre amour est définitif.

— Je l’espère, je le crois… Seulement cet amour, éternel en soi, n’est pas garanti contre les catastrophes extérieures. Tu n’es pas mienne, hélas ! Le caprice, l’intérêt d’un autre peuvent bouleverser nos projets et nos espérances. Ton mari peut t’emmener au bout du monde… Que sais-je ? Je goûte les joies du présent, mais je suis triste, ma Jacqueline, parce que l’avenir n’est pas à nous.

Elle mit sa joue contre la joue de son amant. Mais Étienne était bien loin des pensées voluptueuses.

— Chère, si le sort nous sépare, que restera-t-il de notre amour ? Tu garderas ton foyer, tes habitudes, les apparences du bonheur et rien ni personne ne témoignera qu’un jour nous nous sommes aimés. Pauvre amour caché, flottant sur la vie comme une fleur sans racines sur l’eau d’un lac !

— Tu es injuste, Étienne. L’amour a des racines profondes dans nos cœurs.

Et tout bas, ardemment :

— Pourquoi ne resterait-il rien de nous ? Si tu savais… si tu savais ce que je rêve ?

— Dis, mon amour ?

Elle murmura dans un baiser :

— Notre amour se perpétuerait… notre amour s’incarnerait pour nous survivre… si j’avais un enfant… de toi.

— Jacqueline ! Toi, tu voudrais…

— Oui, je le voudrais. Ce serait une joie infinie. Étienne, comme je l’aimerais !

— Ma bien-aimée, c’est toi qui parles ainsi, toi, la coquette et craintive Jacqueline, toi qui redoutais tant…

— Étienne, je ne connaissais pas l’amour. Je comprends maintenant cette suprême joie de sentir vivre en soi celui qu’on aime. Un enfant de toi, un enfant de nous, un enfant qui aurait ces yeux, ces cheveux, cette bouche…

— Ah ! pauvre petite, dit-il attendri, ne souhaite pas ce malheur. Tu es mariée, tu ne dois pas imposer à ton mari l’enfant d’un autre… Hélas ! je ne serais pas le père de ce fils qui naîtrait de nous, de nos furtifs baisers… Ne l’appelons pas à la vie, cet être inconnu… Et pourtant…

Sa voix se brisa :

— Que de joies il m’est interdit de connaître !

— Tu as raison. C’est un rêve insensé, dit-elle tristement. Vois pourtant, Étienne, vois ce que tu as fait de moi. J’étais une enfant légère et frivole : j’avais peur de la souffrance ; je réclamais l’amour en redoutant ses rançons. Et maintenant, je me sens prête à tout accepter, à tout subir, à vivre toute la vie… mais pas sans toi, bien-aimé.


Jacqueline ne mentait pas. Aux heures où nul ne peut feindre, réalisant les qualités virtuelles de l’ancienne Jacqueline, une femme nouvelle se révélait à Chartrain, une femme qu’il avait non point créée, mais aidée à se dégager, une femme qui était tout son rêve et un peu son œuvre, créature pressentie, adorée et poursuivie depuis longtemps. Et celle-là n’était ni futile ni coquette. Enjouée certes, par un charmant désir de répandre la joie autour d’elle, mais déjà promise aux mélancolies inséparables des grands amours. Ils sont tristes, ces amours, parce qu’ils nous font sentir notre impuissance à les exprimer, à les inspirer. Nos forces se brisent, nos cœurs défaillent, et nous tremblons quand ils nous visitent comme des hommes qui recevraient des dieux.

Cette gaieté de jeunesse et d’ignorance que les étrangers pouvaient méconnaître, donc Chartrain s’était alarmé, devait donc, forcément, s’atténuer et disparaître. Sensible d’abord à l’orgueil d’être aimée, Jacqueline connut la douceur d’aimer avec une égalité dans la tendresse, une gravité dans le dévouement que la première fureur de la passion rend impossibles. Et l’évolution, commencée deux ans auparavant, se continua sous l’influence d’Étienne, à travers les joies et les troubles, les malentendus et les réconciliations.

Après les orages, ils entrèrent dans la région sereine de la certitude, et Jacqueline mit son orgueil à rendre parfaite la félicité de Chartrain.