La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 175-179).


XVI


Jacqueline partit le lendemain pour Fontainebleau, et lorsqu’elle revint, ramenant son fils, une dépêche de Vallier annonçait son arrivée pour le jour même.

Quand les portes de la gare s’ouvrirent devant le flot des voyageurs, madame Vallier, tenant Georges par la main, resta clouée au sol, tremblante. C’était la minute qu’elle redoutait depuis le matin, dans un affolement qui lui avait fait oublier de prévenir Étienne. Soudain, l’enfant lâcha sa main ; elle entendit son cri joyeux :

— Papa !

Et elle se sentit étreinte, embrassée :

— Ma Jacqueline, mon trésor !

Sur la poitrine de l’époux, l’ancienne tendresse, la chère habitude remontèrent au cœur de Jacqueline. Une émotion puissante la secoua. Elle fondit en larmes en rendant à Paul son étreinte et son baiser.

— Ma chère femme, mon beau petit ! Que c’est bon de revoir ceux qu’on aime. Je trouvais le temps bien long.

Une voiture les emporta vers la gare Montparnasse où ils devaient prendre le train de Meudon. Paul, bruni, maigri, mais alerte, débordait de joie, mêlant les questions aux caresses, les baisers aux récits. Jacqueline, les yeux encore humides, lui répondait distraitement, hantée par une pensée unique. L’enfant bavardait et riait sur leurs genoux.

Après le déjeuner, quand Paul eut raconté ses projets, ses espérances et, plus longuement, ses impressions de voyage, il s’étendit dans un rocking-chair sur la pelouse, Jacqueline assise auprès de lui. Il l’interrogea, demandant des nouvelles de tous les amis, le récit de cette fameuse soirée chez Suzanne Mathalis, où Jacqueline avait eu un double succès de musicienne et de jolie femme. Et sans voir la contradiction douloureuse des traits de Jacqueline, il continua :

— As-tu vu récemment Chartrain ?… Que devient-il ? Il m’a écrit une seule fois.

Il reprit :

— Moritz m’a écrit aussi. Il m’a parlé de ta robe. Il paraît que tu fais concurrence aux Burne-Jones. Moritz veut faire le portrait de cette robe. Je pense qu’il n’oubliera pas de te mettre dedans.

Il riait en respirant l’air tiède, tout heureux, disait-il, de revoir le ciel, les arbres et les femmes de France. Il voulut dîner dans le jardin, et, la table desservie, Jo endormi, il devint tendre. Il attira sa femme sur ses genoux. Elle cédait, mélancolique, tressaillant au contact de cette tête brune qui lui rappelait de chers souvenirs. Un trouble tumultueux emplissait son âme. Elle avait envie de pleurer, de fuir, de se cacher, et, malgré tout, un charme douloureux la retenait près de l’époux qui lui demandait sa part de bonheur, sa part de joie, — une joie qui ne serait plus partagée, jamais…

Elle le regardait comme si l’absence, les événements irréparables avaient dû créer un autre Paul dans le Paul qu’elle connaissait. Et elle le trouvait changé, sans réfléchir qu’elle n’était plus l’ancienne Jacqueline. C’était donc le même homme qu’elle avait aimé, son mari, son vrai maître ? Il l’avait possédée vierge et rendue mère ; il avait vécu et dormi près d’elle pendant huit ans, et il la connaissait si peu qu’il ne devinait aucun changement en elle. Son amour léger ignorait les intuitions profondes, les divinations de la passion. Elle l’aimait cependant. Rien ni personne ne pouvait séparer leurs destinées. La communauté du nom, du lit, des intérêts et des habitudes, les souvenirs, l’enfant les liaient d’une chaîne solide et que ne romprait pas l’assaut furieux de l’amour. Mais, entre cette femme et ce mari — les deux moitiés d’une unité — se creusait l’abîme d’un éternel mystère. Ils étaient plus étrangers que des amis. Ils vivraient ensemble pourtant, et peut-être vivraient-ils heureux, lui par ignorance, elle par habitude, époux mais non mariés au sens exact du mot, séparés, non par ces griefs qui détruisent l’estime ou suscitent la haine, le dégoût, la colère, non pas même par une série de malentendus déterminés, mais par la seule évidence, apparue enfin, des différences essentielles de leurs natures. Vallier ne la voyait pas, cette évidence qui avait lentement tué l’amour dans l’âme de Jacqueline. Mais elle l’avait pressentie cinq mois auparavant, le soir où Paul avait répondu à sa mélancolie par une gaieté maladroite :

— Line, ma Line chérie.

Il lui donnait ce nom familier aux lèvres d’Étienne. Il baisait sa nuque à la même place où Chartrain appuyait ses baisers. Et Jacqueline entrevit l’épouvantable douleur que la révélation de sa faute infligerait à cet homme. La pitié vainquit en elle l’horreur du partage…