La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 160-174).


XV


Ce furent quinze jours délicieux, splendides, ensoleillés par le nouvel été, l’amour nouveau, un enchantement prolongé dans le silence, l’absence même et le sommeil. Étienne et Jacqueline s’abandonnèrent à la joie d’être amants, à la joie de cette liberté qu’ils ne devaient jamais plus retrouver peut-être. La présence des domestiques à Meudon obligeait Jacqueline à quelque prudence, mais tous les jours elle venait rue Vauquelin et tous les soirs, sous les tilleuls de la terrasse, elle retrouvait son ami.

Chartrain ne se cherchait pas d’excuses.

« J’avais trop présumé de mes forces, pensait-il. J’avais tenté un renoncement que la foi seule, ce puissant levier des volontés humaines, m’aurait permis d’accomplir. La nature m’a tendu son piège éternel dans la beauté de Jacqueline. Ai-je été lâche ? Je ne le crois pas. J’ai été faible seulement. Et puis est-il deux absolus ? Ce qu’on appelle sensation, plaisir, tendresse, forme un tout indivisible : l’Amour. Le mutiler, n’est-ce pas l’abolir ? L’âme simple de Jacqueline a senti le leurre de l’idéal platonique. « Mettons tout l’amour dans notre amour. Qu’il soit complet ou ne soit pas. » Elle a formulé spontanément la loi de la passion et elle l’a acceptée. Pouvais-je lui résister encore ? »

Tout disparaissait quand elle était près de lui, entre ses bras, dans la petite chambre close et fleurie. Avec leurs courbes fines, leurs robes rayées de guirlandes, les meubles avaient des grâces d’aïeules. Au pied du lit, les deux sphinx de bronze retenaient des reflets errants, et le miroir, un peu terne et verdi dans son cadre dédoré, évoquait la profonde douceur d’une eau verdâtre. Étienne et Jacqueline ne discutaient plus leur félicité, prisonniers dans le présent comme dans une île enchantée. Enivré, il découvrait en elle le plus admirable instrument d’amour. Un génie inconnu galvanisait ce corps fragile, allumait des incendies dans ces yeux clairs, modulait sur un ton plus riche et plus grave les caresses de cette voix. Et Chartrain, engourdi par le philtre qu’elle versait à ses remords, se demandait si jamais homme avait goûté de telles ivresses sans mourir.

Il oublia tout. Il aima avec fureur, bornant son horizon aux murs de la chambre où, chaque jour, sa maîtresse plus éprise, plus heureuse, plus ensorcelante, versait à sa passion le doux narcotique qui engourdit la raison. Puis, un matin, ils rêvèrent à ces terribles délices le doux intermezzo d’une promenade à travers bois. Ils revinrent aux sites familiers, aux avenues solitaires entre Chaville et Velizy. Comme dans les forêts-fées, ils s’égarèrent sans retrouver le creux herbu, sous les châtaigniers et les chênes. Il est des paradis où l’on ne rentre pas. Elles étaient fanées, les fraîches jacinthes, mais l’été, brûlant les vigoureux feuillages, dorait les croupes des coteaux nuancés comme un fond de vieille tapisserie. Les mûriers blancs étaient en fleurs. Des églantiers attardés montraient leurs étoiles fragiles et les fougères, sur les pentes humides, ouvraient de larges éventails.

Par les mêmes allées où ils avaient passé naguère, Étienne et Jacqueline gagnèrent Velizy. Ils retrouvèrent la tonnelle en forme de ruche, la table rustique, le vin rose, et dans leur joie ardente se leva le souvenir du timide amour. Ils se rappelèrent leur déjeuner du dernier printemps, à cette même place, la halte dans le ravin, les jacinthes enchantées et le baiser qui avait failli les faire amants. C’était le passé ; déjà Étienne ne l’évoquait pas sans mélancolie, mais la jeune femme riait de tout et d’eux-mêmes. Elle avait dix-sept ans ce jour-là et ses boutades, ses espiègleries, sa verve taquine exercèrent la patience de Chartrain.

Il s’efforçait de se mettre à l’unisson, mais la gaieté de Jacqueline, qui le rajeunissait parfois comme un philtre, résonnait faux dans son âme. Vainement il s’excitait à sourire ; Jacqueline, grisée par l’air vif, l’amour, la liberté, la jeunesse joyeuse, ne devinait pas l’humeur plus grave de son amant.

Pourquoi Chartrain semblait-il moins heureux que la veille ? Moins heureux, il ne l’était pas. Mais il souhaitait une heure de confidences à mi-voix, un entretien sérieux et doux. S’il comprenait les violences de la passion, il n’en pouvait admettre l’insouciance et, presque injuste, il reprochait à Jacqueline de ne point sentir comme lui. Ils achevaient de déjeuner quand elle remarqua sa mine mélancolique, et, vivement :

— Qu’avez-vous ? demanda-t-elle. Vous êtes souffrant ?

— Non, ma chérie. Je suis préoccupé… Ne vous inquiétez pas, je vous en prie.

Elle insistait :

— Voyons, qu’avez-vous ? Ce n’est pas naturel. N’êtes-vous pas heureux ?

— Je suis heureux, mais je songe, avec tristesse, que notre liberté va finir.

— Au retour de mon mari ? Il est peut-être en route, mais bah ! nous y penserons demain. Voyez, ne suis-je pas jolie aujourd’hui, n’êtes-vous pas fier de moi ?

Elle lui jeta des boulettes de mie de pain :

— Voulez-vous bien sourire ! Oh ! boudeur ! Je ne vous aimerai plus si vous gâtez ma journée.

Elle était charmante, sous l’ombre de la vigne qui tachetait sa robe de foulard, ses bras mi-nus, sa grande capeline fleurie de roses.

Étienne la regarda profondément. Elle reprit :

— Tenez, je vais vous dérider. Je vais vous montrer une lettre de Jo…, une lettre très drôle.

Elle prit un papier dans son corsage et se mit à lire tout haut :

« Ma chère maman, je sais écrire tout seul et je t’écris ma première lettre. Maman, il fait beau ici. C’est très joli. J’ai un petit jardin et madame Marguerey est très bonne… Je suis allé me promener à âne dans la forêt. Il y a des œillets dans mon jardin. Il y a du persil. Maman, viens me voir avec papa. Je m’ennuie de ne pas te voir.

» Ton petit garçon qui t’aime,

» GEORGES VALLIER. »

— C’est gentil, n’est-ce pas ?… Et je vous fais grâce de l’orthographe… Il est très intelligent, mon petit Jo.

Elle recommença à rouler ses boulettes de mie de pain. Étienne prit la lettre de l’enfant, la feuille historiée de pâtés, couverte d’une grosse écriture maladroite. Son visage s’était altéré. Il murmura :

— Pauvre petit Jo… C’est vrai… Vous n’êtes pas allée le voir. Votre cœur ne vous reproche-t-il pas un peu cette négligence ?

Jacqueline, interdite, rougit :

— Il revient dans trois jours… Je ne pensais pas mal faire. Étienne, nous avons si peu de temps à nous.

— Mais, je ne vous ai pas accaparée, ma chérie.

Elle sentait le blâme indirect et ne répondait pas, vaguement boudeuse.

— Vous craignez peut-être de le revoir, maintenant !

Elle riposta d’un air fâché :

— Pourquoi ?… Il n’a pas l’âge de comprendre. Et puis, dois-je me croire déshonorée parce que je vous appartiens ?

— Jacqueline, je ne dis pas cela.

— Mais vous le pensez. Oui, je devine… Vous me trouvez trop gaie… Vous avez des remords et cela vous étonne que je ne les partage pas. Mon âme est ainsi faite. J’aime et je ne discute pas mon amour. Mais vous vous dites que j’ai cédé bien facilement et bien vite… Oh ! je n’aurais pas cru cela de vous.

— Folle, vous savez bien le contraire.

— Partons ! fit-elle brusquement.

Elle se leva et sortit de l’auberge. Étienne la rejoignit à l’entrée du bois.

Le soleil était haut sur l’horizon, la chaleur devenait accablante. Chartrain, ému par la sourde irritation de son amie, essaya de la radoucir :

— Line, ne me boudez pas, je vous en prie, ne soyez pas enfant.

Elle secouait la tête et ne répondait pas. Ils s’enfonçaient dans le taillis, vers les abris touffus et frigides de l’Allée noire, étoilée de véroniques, embaumée du fort parfum des menthes. Des libellules rayaient l’ombre, devant eux, et le sol humide se couvrait de fraisiers, de lierres rampants, de bizarres plantes lancéolées. Les deux amants s’assirent dans un endroit sec où s’amoncelaient des feuilles mortes. Étienne prit la main de Jacqueline et la baisa.

— Comment me faire pardonner ? dit-il. C’est notre première querelle. Que de moments de bonheur perdus.

Il sentait la différence qui subsistait, malgré l’amour, entre cette petite âme mobile, toute d’instinct et de sentiment, et son âme d’homme, dont quarante années de dure vie avaient amorti l’élan naturel vers la joie. Et comprenant que Jacqueline, moins raisonneuse, était peut-être plus logique que lui, il reprit :

— J’avais tout oublié dans l’ivresse de ces deux semaines. Le retour de Paul, si proche, m’épouvante… et cette lettre de Jo, cette lettre que vous m’avez montrée, m’a serré le cœur.

— Vous avez des remords ?

Il murmura :

— Que n’êtes-vous à moi seul ? Pourquoi la fatalité nous condamne-t-elle au mystère, aux terreurs, aux mensonges ?

Elle répondit :

— Vous êtes dur pour moi.

— Comment ?

— Est-ce le moment de me rappeler ces choses ? Je ne suis pas un philosophe, moi. Je n’ai pas de théories. Je ne sais qu’aimer. Et vous me croyez mauvaise mère, vous me reprochez ma gaieté, ma jeunesse, mon bonheur.

Elle fondit en larmes. Désolé, il la prit dans ses bras :

— Ah ! que vous êtes bien femme ! Mais vous êtes aussi une grande enfant. Ne parlons plus de tout cela. Vous irez voir Jo demain, et je ne gâterai plus notre bonheur, je vous le promets. Allons, essuyez ces beaux yeux, ma Jacqueline.

Elle se laissa cajoler, mais les réflexions d’Étienne l’avaient touchée au vif du cœur.

Elle ne pouvait comprendre qu’il n’oubliât pas l’univers entier auprès d’elle, et sensible, susceptible, fière aussi, l’appréhension du mépris la rendait ombrageuse. Elle ne bouda point pendant la promenade à travers la forêt, le goûter à Chaville, le retour sous un beau ciel tragique, fauve et or. Mais un voile de tristesse s’était étendu sur sa beauté.

À la gare, elle tendit la main à Étienne.

— Au revoir, dit-elle. Je prendrai le prochain train. J’ai quelques emplettes à faire.

— Jacqueline, nous ne nous quitterons pas ainsi. La journée a été manquée. Venez dîner avec moi. Vous partirez par le train de minuit.

Elle hésita, elle qui adorait ces dîners improvisés chez Étienne.

Chartrain finit par la décider. Chemin faisant, ils achetèrent un poulet froid, des fruits, quelques friandises que Jacqueline aimait. Et dans la petite salle à manger, face à face, ils dînèrent comme deux époux.

Quand ils passèrent dans le cabinet de travail, Étienne demanda un peu de musique. Les fenêtres étaient ouvertes sur l’horizon des toits découpés en arêtes sombres et dominés par la masse du Panthéon. Étendu sur le divan, Chartrain regardait le soir décolorer le ciel dans un rose de roses mortes, dans un vert acide de poison. Des vols circulaires de chauves-souris battaient l’air tiède encore, et dans une nacre fine et grise, à l’est, la pleine lune s’épanouissait comme un large tournesol d’or.

Les pressentiments d’Étienne s’évanouissaient à l’angoissante et douce approche de la nuit. Dans le mystère du crépuscule, Jacqueline, assise au piano, n’était plus qu’un blanc fantôme, et les Lieder mélancoliques du Dichterliebe, des voix incertaines, qui ressuscitaient le passé.

Chartrain songeait à l’après-midi déjà lointain où il avait lu à madame Vallier son article sur Schumann. Qui eût dit, alors ?… Ému par ce souvenir, il s’approcha de la jeune femme. Elle tourna la tête vers lui et il vit ses yeux humides de pleurs.

— Line, mon amour, vous pleurez ?

Elle ne répondit pas, mais soudain penchée, les coudes appuyés au clavier, la tête entre ses mains, elle éclata en sanglots. Et à peine Chartrain put-il distinguer ces paroles balbutiées et répétées :

— Vous me méprisez, vous me méprisez !

— Oh ! ma chérie, qu’avez-vous pensé ? Que dites-vous ? Moi je vous méprise, moi, qui vous adore ?

Elle répondit :

— Je l’ai deviné aujourd’hui. Et tout à l’heure, en jouant ces Lieder, j’ai pensé aux premiers temps de notre amour, à cette époque où nous nous aimions purement, silencieusement, selon votre rêve… Et j’ai senti que jamais, jamais je ne réaliserais votre idéal.

— Enfant !

— Et puis… et puis…

— Dites…

— Et puis j’ai pensé à ce que nous avions fait, à ma folie que vos paroles d’aujourd’hui m’ont fait connaître. J’ai pensé à Paul qui est je ne sais où, là-bas, et à Jo, qui dort dans son petit lit, près de ma mère… Et tout cela m’a déchiré le cœur. Ah ! pour que je sois heureuse, il faut que je les oublie, Étienne… Et je les aime, malgré tout, je les aime tant.

Étienne frémit. Lui aussi, il avait eu la vision du mari, calme et confiant, et de l’enfant endormi près de l’aïeule. Il prit Jacqueline dans ses bras :

— Mon amour, cria-t-il, mon amour ! Je ne te méprise pas, je ne te blâme pas. Je te plains. Et ne crois pas qu’il y ait dans mon cœur, pour toi, autre chose que de la tendresse.

Elle pleurait doucement sur son épaule. Il la fit asseoir près de lui.

— Chère âme, nous souffrirons. C’est inévitable. J’accepte toutes les douleurs. Tu me les as payées d’avance. Mais toi, pauvre petite, as-tu mesuré tes forces, as-tu du courage ? M’aimeras-tu malgré tout ?

— Toujours.

— Toujours ?

— Oh ! n’en doutez pas, dit-elle avec un accent de prière.

— Je ne suis pas un tyran, dit-il, en caressant de la main la joue de la jeune femme, où roulait une larme brillante. Le jour où notre liaison — je ne dis pas notre amour — vous pèserait comme un crime, vous seriez libre, mon amie. Je ne veux vous tenir que de vous-même, par un consentement sans cesse renouvelé. N’oubliez jamais cela.

— À quoi bon ?… Est-ce que quelque chose, maintenant, peut nous séparer ? Je vous ai donné mon âme.

— Ah ! que vous savez bien aimer, dit-il, attendri. Mais vous êtes une idéaliste forcenée, ma Jacqueline, et vous me voyez en beauté, dans un mirage, qui, bientôt peut-être, s’évanouira. Quel que soit l’avenir, je ne veux ni vous diminuer, ni vous dépraver. Je vous veux bonne, dévouée à ceux que vous aimez et que vous aimerez encore quand je ne serai plus, dans votre vie, qu’un mélancolique souvenir. Chère, la folie de ces derniers jours, la fièvre où nous vivons, cette passion que tu me pardonnes, n’enlèvent rien du tendre respect que j’ai pour toi. Et je ne serai ni égoïste, ni avare, en possédant mon cher trésor… Oui, je veux que personne ne souffre par notre faute. Cela paraît étrange, n’est-ce pas ? Un amant, l’amant éperdu que je suis, tenant ce langage. Je dois te sembler ridicule ou inconscient. Mais je ne puis me désintéresser de ta vie, de cette part même de ta vie qui ne m’appartient pas. Je te veux, chérie, telle que je te souhaiterais si tu étais ma femme, car j’aime ton esprit, ton cœur, ton âme, autant que ta douce beauté.

— Ah ! que tu sais bien me parler ! que je t’aime, murmurait-elle avec ravissement, et je t’admire autant que je t’aime. Sois mon guide, mon maître et mon soutien.

— Chut ! ne me donne pas des louanges que je ne mérite pas.

Il était ravi cependant, et un grand bonheur lui venait de cette certitude qu’ils ne pourraient jamais se mépriser. Il ne songeait plus à critiquer Jacqueline. Elle était la femme avec ses inconsciences qui ressemblent à la perversité, ses puérilités, ses contradictions, et aussi avec sa tendresse ingénieuse, l’héroïque folie qu’elle apporte dans l’amour et le charme qui ramène l’homme à son sein, comme à la patrie retrouvée.