La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 206-213).


XIX


Un après-midi de fin septembre, Jacqueline quittait Chartrain. Elle semblait un peu triste, ce jour-là, et inquiète. Il l’interrogea :

— Vous vous êtes mise en retard. Craignez-vous d’être grondée ?

— Non, mais je suis préoccupée.

— À cause de moi ?

— À cause de Paul.

— Soupçonnerait-il ?…

— Il ne soupçonne rien, mais depuis quelques jours il est souffrant. Il est enroué. Il tousse. Pourvu qu’il ne soit pas allé m’attendre à la gare ! Le temps est si mauvais !

— Mais son indisposition n’est pas grave ?

— Je ne le pense pas. Croyez-vous que je serais venue, s’il avait eu besoin de mes soins ? Mais Paul est sujet aux angines et, très entêté, il refuse de voir le médecin.

— S’il était malade, Jacqueline, vous m’avertiriez.

— Certes… Si je ne puis venir à Paris d’ici quelques jours, vous recevrez une lettre.

Ils se quittèrent sur cette promesse et Jacqueline prit le train de six heures. Une pluie fine tombait. Des gazes grises descendaient du ciel bas, cachant les collines de Clamart. L’été humide s’achevait en précoce automne. Appuyée aux capitonnages du wagon, Jacqueline s’abandonnait à la demi-somnolence du voyage, une langueur lourde pesant sur ses yeux fatigués. Elle croyait entendre la toux de Paul, et un malaise qui ressemblait à un remords s’infiltrait en elle.

Vallier n’était pas à la gare. Jacqueline, rassurée, respira. Elle monta l’avenue Jacqueminot, presque déserte. Dans la vallée, Paris disparaissait sous un rideau de pluie vaporeuse. En arrivant rue Babie, la jeune femme fut surprise de ne pas y trouver le petit Jo.

— Madame Aubryot est venue, dit la femme de chambre en prenant le manteau mouillé qui enveloppait Jacqueline. Elle a dit que Monsieur avait une angine et qu’elle voulait emmener le petit. Monsieur s’est badigeonné la gorge avec du citron. Il ne peut presque pas parler. Il a la fièvre.

Jacqueline se précipita dans la chambre où Paul, accablé, dormait près du feu.

— C’est toi ! dit-il en s’éveillant. Ta mère est venue…

— Je le sais… Mais toi, mon Paul, tu es malade…

— Une petite angine plus désagréable que dangereuse. J’ai fait allumer du feu et je me gargarise avec, du jus de citron. Ne t’alarme pas.

Elle le regarda.

— Tu as bien mauvaise mine. Ta main brûle. Ah ! je me repens d’être sortie aujourd’hui.

— Qu’as-tu fait ?

Elle dut raconter des courses imaginaires. Paul l’écoutait distraitement. Tout à coup, il toussa. Des quintes courtes le secouèrent. Sa voix, sèche et sonore le matin, était voilée, presque indistincte. Jacqueline s’épouvantait.

— Je vais envoyer chercher le médecin.

Elle donna des ordres, puis, tourmentée d’une affreuse inquiétude, elle voulut badigeonner elle-même la gorge de son mari.

— Allume la lampe, dit-il avec effort.

Une nouvelle quinte le secoua. Il se plaignit d’une douleur croissante à la base du cou.

— Ah ! l’angine… Me voilà cloué ici pour quinze jours.

— Ne parle pas ! dit Jacqueline.

Elle examina la gorge avant d’introduire le pinceau.

— C’est étrange. Tu as quelques lignes blanchâtres sur la luette et le voile du palais… Oh ! pas nombreuses… Le pinceau va les enlever.

Lucie revint au même instant. Le docteur Nory devait aller à Fleury pour un accouchement difficile. Il avait prescrit une potion calmante et des vomitifs.

Le vomitif pourtant soulagea Paul. Il prit un peu de bouillon. La fièvre n’augmentait pas, mais le pouls demeurait fréquent et capricieux. Jacqueline, rassurée par cette amélioration apparente, persuada à son mari qu’il devait se mettre au lit.

Il obéit, brisé d’une lassitude inexplicable et peu après il s’assoupit. Le feu s’éteignait. Jacqueline, courbée vers les braises dont les formes obsédaient ses yeux fixes, songeait douloureusement. Elle voulait se convaincre que Paul ne courait aucun danger et que sa présence, dans la journée, n’eût point modifié le cours de la maladie. Mais la joie même du rendez-vous, les caresses d’Étienne, la tendresse unie à la volupté, laissaient une âcre et subtile amertume.

Une bûche croula dans un tourbillon de cendre fine, dans un crépitement d’étincelles. Paul dormait, la bouche entr’ouverte, avec de sifflantes inspirations. Pauvre garçon ! Il n’avait jamais douté de Jacqueline et Jacqueline n’avait jamais cessé de le chérir. Elle l’avait trahi pourtant. Mais leur vie eût-elle été sensiblement différente, si l’épouse fût demeurée fidèle à ses devoirs ? La jeune femme imagina le vœu de Chartrain réalisé trois années auparavant, l’amour transformé en amitié et les jours uniformes de sa jeunesse éclairés d’un bonheur pâle comme un soleil d’hiver. Peut-être le mari et l’enfant eussent comblé le vide laissé dans son âme par la passion volontairement arrachée ? C’eût été le bonheur médiocre, gris et sûr.

Mais Étienne ?

Hélas ! celui-là n’eût pas reçu sa part des joies humaines. Malgré le danger, malgré les tares inévitables de leur félicité, Jacqueline ne pouvait regretter d’avoir aimé Chartrain. Elle déplora seulement la fatalité qui joint les lèvres des hommes et des femmes parce que leurs cœurs se sont unis, les lois éternelles des sexes auxquelles n’échappent pas les plus forts et les plus pures. Le sommeil la prit dans cette rêverie. Quand la toux de Paul, plus rauque, plus sifflante, la fit brusquement tressaillir, le matin bleuissait les vitres derrière le tulle des rideaux. Elle courut vers le lit. Paul était blême et brûlant, les lèvres violacées dans la bouffissure de la face. L’aphonie était complète, mais le malade portait fréquemment sa main à la base du cou comme pour desserrer l’étreinte d’une serre invisible qui l’étranglait. Pendant les inspirations, un frémissement étrange simulait la fuite de l’air dans un tube étroit.

— Parle-moi ! Qu’as-tu ? Paul !… Tu es plus mal. Et ce docteur qui ne vient pas… Oh ! mon Dieu !…

Calmé, il la rassurait du geste et il prononça son nom d’une voix à peine perceptible. Jacqueline était folle de douleur. Elle ne se précisait pas elle-même, par ignorance, le nom de la maladie qui menaçait Paul, mais elle devinait que c’était, cette maladie, autre chose qu’une simple angine, un mystérieux et redoutable ennemi… Cependant la maison s’éveillait. Les domestiques marchèrent dans les couloirs. La sonnette retentit. Le docteur peut-être ? Non, c’était la laitière de Trivaux, le boulanger, le facteur.

Neuf heures sonnaient et madame Vallier parlait d’envoyer sa femme de chambre à Paris, chez le médecin de madame Aubryot, quand le docteur Nory arriva. Jacqueline le reçut dans l’escalier, oubliant ses cheveux en désordre, son peignoir ouvert, inondée de larmes, la tête perdue.

Le docteur s’excusa. Il avait passé la nuit à Fleury et à peine avait-il pris le temps d’avaler un bol de chocolat. Il paraissait exténué de fatigue, mais l’orgueil professionnel le raidissait. Blond, assez jeune, ironique et cérémonieux, il intimida Jacqueline.

Après avoir examiné la gorge de Paul, il descendit au salon pour écrire une ordonnance. Madame Vallier l’avait suivi.

— Eh bien ? dit-elle.

Il répondit :

— Vous avez des enfants ?

— Oui, un petit garçon.

— Il faut l’éloigner.

— C’est fait.

— Radouci par une pitié sincère, le médecin regardait Jacqueline.

— Madame, dit-il, êtes-vous courageuse ?

Elle avait compris.

— Mon mari est en danger !

— En grand danger. C’est la diphtérie.

Un froid de glace coula dans les veines de Jacqueline. Elle ne pleura pas. Le docteur vit seulement se décolorer son visage.

— Ayez du courage, dit-il. Nous tâcherons de le sauver.

Elle pensait que pour sauver Paul elle aurait cent fois donné sa vie.