Dentu (p. 299-305).


XXVIII.


Quand Taë et moi nous fûmes seuls sur la grande route qui s’étend entre la cité et le gouffre par lequel j’étais descendu dans ce monde privé de la clarté du soleil et des étoiles, je dis à demi-voix : —

— Mon cher enfant, mon ami, il y a dans la physionomie de votre père quelque chose qui m’effraye. Il me semble voir la mort en contemplant sa sereine tranquillité.

Taë ne répondit pas tout de suite. Il semblait agité et paraissait se demander par quels mots il pourrait m’adoucir une mauvaise nouvelle.

— Personne ne craint la mort parmi les Vril-ya, — dit-il enfin. — La craignez-vous ?

— La crainte de la mort est innée dans l’âme des hommes de ma race. Nous pouvons en triompher à la voix du devoir, de l’honneur, ou de l’amour. Nous pouvons mourir pour une vérité, pour notre patrie, pour ceux qui nous sont plus chers que nous-mêmes. Mais, si la mort me menace ici, maintenant, où sont les motifs qui peuvent contrebalancer la terreur qui accompagne l’idée de la séparation du corps et de l’âme ?

Taë parut surpris, et sa voix était pleine de tendresse quand il me répondit : —

— Je rapporterai à mon père ce que vous venez de me dire. Je le supplierai d’épargner votre vie.

— Il a donc décrété ma mort ?

— C’est la faute ou la folie de ma sœur, — dit Taë, avec quelque pétulance. — Elle a parlé ce matin à mon père, et après leur conversation, il m’a fait appeler, comme chef des enfants chargés de détruire les êtres qui menacent la communauté, et il m’a dit : « Prends la baguette de vril, et va chercher l’étranger qui t’est devenu cher. Que sa fin soit prompte et exempte de douleur. »

— Et, — dis-je en tremblant et en m’éloignant de l’enfant, — c’est donc pour m’assassiner que vous m’avez emmené à la campagne ? Non, je ne puis le croire. Je ne puis vous croire capable d’un tel crime !

— Ce n’est pas un crime de tuer ceux qui menacent les intérêts de l’État ; ce serait un crime de détruire le moindre petit insecte qui ne nous ferait aucun mal.

— Si vous voulez dire que je menace les intérêts de l’État parce que votre sœur m’honore de cette sorte de préférence qu’un enfant peut montrer pour un jouet singulier, il n’est pas nécessaire pour cela de me tuer. Laissez-moi retourner vers le peuple que j’ai quitté, par le gouffre qui m’a permis d’entrer dans votre monde. Avec un peu d’aide de votre part, j’en puis venir à bout. Grâce à vos ailes vous pourrez attacher la corde, que vous avez sans doute gardée, au rocher qui m’a servi pour descendre. Faites cela, je vous en prie ; aidez-moi à remonter à l’endroit d’où je suis venu, et je disparaîtrai de votre monde pour toujours et aussi sûrement que si j’étais mort.

— Le gouffre par lequel vous êtes descendu ?… Regardez ; nous sommes juste à l’endroit où il s’ouvrait. Que voyez-vous ?… Le roc solide et compact. Le gouffre a été fermé par les ordres d’Aph-Lin, aussitôt que des rapports furent établis entre vous et lui, pendant votre sommeil, et qu’il apprit de votre propre bouche ce qu’est le monde d’où vous veniez. Ne vous souvenez-vous pas du jour où Zee me pria de ne pas vous questionner sur vous-même ou sur votre pays ? En vous quittant, ce jour-là, Aph-Lin m’aborda et me dit : « Il ne faut laisser aucun chemin ouvert entre le monde de l’étranger et le nôtre, ou les malheurs et les chagrins du sien pourraient descendre parmi nous. Prends avec toi les enfants de ta bande, frappez les parois de la caverne de vos baguettes de vril jusqu’à ce que la chute des rochers ferme toute issue par laquelle la clarté de nos lampes puisse être aperçue. »

Pendant que l’enfant parlait, je regardais avec effroi les rocs noirs qui se dressaient devant mes yeux.

D’énormes masses irrégulières de granit, montrant par des taches de feu où elles avaient été frappées, s’élevaient du sol à la voûte de la caverne, pas une crevasse !

— Tout espoir est donc perdu, — murmurai-je en m’asseyant sur le bord de la route, — et je ne reverrai plus le soleil.

Je me couvris la figure de mes deux mains et je priai Celui dont j’avais si souvent oublié la présence sous ce ciel qui manifeste sa puissance. Je sentis qu’il était présent dans les profondeurs de la terre et au milieu du monde des tombeaux. Je relevai les yeux, calmé et fortifié par ma prière, et, regardant l’enfant avec un tranquille sourire, je lui dis : —

— Si tu dois me tuer, frappe maintenant.

Taë secoua doucement la tête.

— Non, — dit-il, — l’ordre de mon père n’est pas si absolu qu’il ne me laisse aucun choix. Je lui parlerai et peut-être pourrai-je te sauver. Quelle étrange chose que tu aies cette crainte de la mort que nous pensions être le partage des êtres inférieurs, auxquels la connaissance d’une autre vie n’est pas accordée. Chez nous les enfants même n’ont pas cette peur. Dis-moi, mon cher Tish, — continua-t-il après un moment de silence, — redouterais-tu moins de passer de cette forme de vie à la forme qu’on trouve de l’autre côté de cet instant qu’on appelle la mort, si je t’accompagnais dans ce voyage ? Si tu le désires, je demanderai à mon père qu’il me soit permis de te suivre. Je suis de ceux qui doivent émigrer un jour, quand ils seront en âge de le faire, dans un pays inconnu. Je partirais aussi volontiers pour les régions inconnues de l’autre monde. La Bonté Suprême est aussi présente dans celui-là que dans celui-ci. Où ne la trouve-t-on pas ?

— Enfant, — dis-je en voyant à la figure de Taë qu’il parlait sérieusement, — tu commettrais un crime en me tuant ; mais celui que je commettrais ne serait pas moindre si je te disais : Donne-toi la mort. La Bonté Suprême choisit son moment pour nous donner la vie et pour nous la reprendre. Partons. Si après que tu auras parlé à ton père, il décide ma mort, fais-le-moi savoir aussitôt que tu le pourras, afin que je puisse m’y préparer.

Nous retournâmes à la ville, ne conversant que par intervalles et à bâtons rompus. Nous ne pouvions nous comprendre l’un l’autre et j’éprouvais pour le bel enfant à la douce voix, qui marchait à mes côtés, le même sentiment qu’éprouve un condamné à mort en marchant à côté du bourreau qui le conduit à l’échafaud.