Dentu (p. 294-298).


XXVII.


Un jour, pendant que jetais seul à rêver tristement dans ma chambre, Taë entra par la fenêtre et vint s’asseoir près de moi. J’étais toujours heureux des visites de cet enfant, dans la société duquel je me sentais moins humilié que dans celle des Ana, dont les études étaient plus complètes et l’intelligence plus mûre. Comme on me permettait de sortir avec lui et que je désirais revoir l’endroit par lequel j’étais descendu dans le monde souterrain, je me hâtai de lui demander s’il avait le temps de m’accompagner dans une promenade à la campagne. Sa physionomie me parut plus sérieuse que de coutume, quand il me répondit : —

— Je suis venu vous chercher.

Nous fûmes bientôt dans la rue et nous n’étions pas loin de la maison, quand nous rencontrâmes cinq ou six jeunes Gy-ei, qui revenaient des champs, avec des corbeilles pleines de fleurs, et chantaient en chœur en marchant. Une jeune Gy chante plus qu’elle ne parle. Elles s’arrêtèrent en nous voyant, s’approchèrent de Taë avec une gaieté familière, et de moi avec cette galanterie polie qui distingue les Gy-ei dans leurs rapports avec le sexe faible.

Et je puis dire ici que, malgré la franchise de la Gy quand elle courtise un An, rien dans ses manières ne peut être comparé aux manières libres et bruyantes de ces jeunes Anglo-Saxonnes, auxquelles on accorde l’épithète distinguée de fast (à la mode), vis-à-vis des jeunes gens pour lesquels elles ne professent pas le moindre amour. Non : la conduite des Gy-ei envers les Ana en général ressemble beaucoup à celle des hommes très bien élevés, dans les salons de notre monde supérieur, envers une femme qu’ils respectent, mais à laquelle ils ne font pas la cour ; respectueux, complimenteurs, d’une politesse exquise, ce que l’on peut appeler chevaleresques.

Sans doute je fus un peu embarrassé par les nombreuses politesses par lesquelles ces jeunes et Courtoises Gy-ei s’adressaient à mon amour-propre. Dans le monde d’où je venais, un homme se serait trouvé offensé, traité avec ironie, et blagué (si un mot d’argot aussi vulgaire peut être employé sur l’autorité des romanciers populaires qui s’en servent aussi librement), quand une jeune Gy fort jolie me fit compliment sur la fraîcheur de mon teint, une autre sur le choix des couleurs de mes vêtements, une troisième, avec un timide sourire, sur les conquêtes que j’avais faites à la soirée d’Aph-Lin. Mais je savais déjà que de tels propos étaient ce que les Français appellent des banalités, et ne signifiaient, dans la bouche des jeunes filles, que le désir de déployer cette aimable galanterie que sur la terre la tradition et une coutume arbitraire ont réservée au sexe mâle. Et, de même que, chez nous, une jeune fille bien élevée et habituée à de pareils compliments, sent qu’elle ne peut sans inconvenance y répondre ou en paraître trop charmée, de même moi, qui avais appris les bonnes manières chez un des Ministres de ce peuple, je ne pus que sourire et prendre un air gracieux en repoussant avec timidité les compliments dont on m’accablait. Pendant que nous causions ainsi, la sœur de Taë nous avait aperçus, paraît-il, d’une des chambres supérieures du Palais Royal, car elle arriva bientôt près de nous de toute la vitesse de ses ailes.

Elle s’approcha de moi et me dit, avec cette inimitable déférence, que j’ai appelée chevaleresque, et pourtant avec une certaine brusquerie de ton que Sir Philip Sidney aurait traitée de rustique dans la bouche d’une personne qui s’adressait au sexe faible : —

— Pourquoi ne venez-vous jamais nous voir ?

Pendant que je délibérais sur la réponse à faire à cette question inattendue, Taë dit promptement et d’un ton sévère : —

— Ma sœur, tu oublies que l’étranger est du même sexe que moi. Il n’est pas convenable pour nous, si nous voulons conserver notre réputation et notre modestie, de nous abaisser à courir après ta société.

Ce discours fut reçu avec des marques d’approbation par toutes les Gy-ei présentes ; mais la sœur de Taë parut déconcertée. Pauvre enfant !… et une Princesse encore !

En ce moment une ombre passa entre le groupe et moi ; en me retournant, je vis le magistrat principal s’avancer vers moi de ce pas tranquille et majestueux particulier aux Vril-ya. En le regardant, je fus saisi de la même terreur que lors de ma première rencontre avec lui. Sur son front, dans ses yeux, il y avait ce même je ne sais quoi indéfinissable qui me faisait reconnaître en lui une race qui devait être fatale à la nôtre ; cette même expression étrange de sérénité exempte de tous les soucis et de toutes les passions ordinaires ; on y lisait la conscience d’un pouvoir suprême et ce mélange de pitié et d’inflexibilité qu’on trouve chez un juge qui prononce un arrêt. Je frissonnai et, m’inclinant, je serrai le bras de Taë et m’éloignai sans rien dire. Le Tur se plaça sur notre chemin, me regarda un instant sans parler, puis tourna tranquillement ses regards vers sa fille, et, avec un salut grave adressé à elle et aux autres Gy-ei, passa au milieu du groupe et s’éloigna sans avoir prononcé un mot.