Dentu (p. 306-313).


XXIX.


Vers le milieu des Heures Silencieuses, qui forment les nuits des Vril-ya, je fus réveillé du sommeil agité auquel je venais seulement de m’abandonner, par une main posée sur mon épaule. Je tressaillis ; Zee était debout à mes côtés.

— Chut ! — dit-elle à voix basse, — que personne ne nous entende. Penses-tu que j’aie cessé de veiller sur toi parce que je n’ai pu obtenir ton amour ? J’ai vu Taë. Il n’a rien obtenu de son père qui avait déjà conféré avec les trois sages qu’il appelle en conseil lorsque quelque question l’embarrasse, et par leur conseil il a ordonné que tu sois mis à mort à l’heure où le monde se réveille. Je veux te sauver. Lève-toi et habille-toi.

En disant ces mots, Zee me montra, sur une table près de mon lit, les vêtements que je portais à mon arrivée et que j’avais échangés contre le costume plus pittoresque des Vril-ya. La jeune Gy se dirigea alors vers la fenêtre et sortit sur le balcon, pendant que tout étonné je passais rapidement mes vêtements. Je la rejoignis sur le balcon ; son visage était pâle et rigide. Elle me prit par la main et me dit doucement : —

— Vois comme l’art des Vril-ya a brillamment illuminé ce monde. Demain, il sera obscur pour moi.

Sans attendre ma réponse, elle me ramena dans la chambre, puis dans le corridor, et nous descendîmes dans le vestibule. Nous passâmes le long des rues désertes et de la route qui conduisait aux rochers. Dans ce monde où il n’y a ni jour, ni nuit, les Heures Silencieuses sont d’une solennité inexprimable, tant la vaste étendue illuminée par l’art des mortels est dénuée de tout bruit, de tout signe de vie. Malgré la légèreté de nos pas, le bruit qu’ils faisaient semblait choquer l’oreille et troubler l’harmonie de l’universel repos. Je devinais que Zee, sans me le dire, s’était décidée à m’aider à retourner vers le monde supérieur et que nous nous dirigions vers le lieu où j’étais descendu. Son silence me gagnait et m’empêchait de parler. Nous approchions du gouffre. Il avait été rouvert ; il ne présentait pas, il est vrai, le même aspect qu’au moment de ma descente, mais, au milieu du mur massif que m’avait montré Taë, on avait frayé un nouveau passage, et le long de ses flancs carbonisés brillaient encore quelques étincelles ; de petits tas de cendres se refroidissaient en tombant. Je ne pouvais cependant en levant les yeux pénétrer l’obscurité que jusqu’à une faible hauteur ; je demeurais épouvanté, me demandant comment je pourrais accomplir cette difficile ascension.

Zee devina ma pensée.

— Ne crains rien, — dit-elle, avec un faible sourire, — ton retour est assuré. J’ai commencé ce travail avec les Heures Silencieuses et quand tout le monde dormait. Sois sûr que je ne me suis pas arrêtée jusqu’à ce que la route te fût ouverte. Je t’accompagnerai encore un peu de temps. Nous ne nous séparerons que lorsque tu me diras : — Va, je n’ai plus besoin de toi.

Mon cœur tressaillit de remords à ces mots.

— Ah ! — m’écriai-je, — que je voudrais que tu fusses de ma race ou que je fusse de la tienne, je ne dirais jamais : Je n’ai plus besoin de toi !

— Sois béni pour ces paroles, je m’en souviendrai quand tu seras parti, — me répondit tendrement la Gy.

Pendant ce court dialogue, Zee s’était détournée, le corps incliné et la tête penchée sur sa poitrine. Elle se releva alors de toute sa hauteur et se plaça devant moi. Elle avait allumé le cercle qui entourait sa tête et il étincelait comme une couronne d’étoiles. Son visage, tout son corps, et l’atmosphère environnante étaient éclairés par la lumière de ce diadème.

— Maintenant, — dit-elle, — passe tes bras autour de moi, pour la première et la dernière fois. Allons, courage, et attache-toi fermement à moi.

Tandis qu’elle parlait, ses vêtements se gonflèrent, ses ailes s’étendirent. Je me serrai contre elle et elle m’emporta au travers du terrible gouffre. La lumière étoilée de sa couronne éclairait les ténèbres autour de nous. Le vol de la Gy s’élevait, doux et puissant, comme celui d’un ange qui s’envole vers le ciel emportant une âme qu’il vient d’arracher à la mort.

Enfin j’entendis à distance le murmure des voix humaines, le bruit du travail humain. Nous fîmes halte sur le sol d’une des galeries de la mine, et au delà je voyais briller de loin en loin la lumière faible et pâle des lampes de mineurs. Je relâchai mon étreinte. La Gy m’embrassa sur le front, avec passion, mais comme une mère pourrait le faire, et me dit, pendant que les larmes coulaient de ses yeux : —

— Adieu pour toujours. Tu ne veux pas me laisser entrer dans ton monde, tu ne pourras jamais revenir dans le nôtre. Avant que les miens aient secoué le sommeil, les rochers se seront refermés et ne seront rouverts ni par moi, ni par personne, avant des siècles dont on ne peut encore prévoir le nombre. Pense à moi quelquefois avec tendresse. Quand j’atteindrai la vie qui s’étend au delà de cette courte portion de la durée, je te chercherai. Là aussi, peut-être, la place assignée à ton peuple sera séparée de moi par des rochers et des gouffres, et peut-être n’aurai-je plus le pouvoir de m’ouvrir un chemin pour te retrouver comme j’en ai ouvert un pour te perdre.

Elle se tut. J’entendis le bruit de ses ailes, semblable à celui que font les ailes du cygne, et je vis les rayons de feu de son diadème disparaître dans l’obscurité.

Je m’assis un moment, rêvant avec tristesse ; puis je me levai et me dirigeai lentement vers l’endroit où j’entendais des voix. Les mineurs que je rencontrai m’étaient étrangers et d’une autre nation que la mienne. Ils se retournèrent pour me regarder avec quelque surprise, mais voyant que je ne pouvais leur répondre dans leur langue, ils se remirent à l’ouvrage et me laissèrent passer sans plus m’inquiéter. Enfin j’arrivai à l’ouverture de la mine, sans être troublé par d’autres questions, si ce n’est par un surveillant qui me connaissait et qui heureusement était trop occupé pour causer avec moi. J’eus soin de ne pas retourner à mon premier logement, où je n’aurais pu échapper aux questions, et où mes réponses auraient paru peu satisfaisantes. Je regagnai sain et sauf mon pays, où je suis depuis longtemps paisiblement établi ; je me lançai dans les affaires, d’où je me suis retiré, il y a trois ans, avec une fortune raisonnable. Je n’ai guère eu l’occasion ou la tentation de raconter les voyages et les aventures de ma jeunesse. J’ai été, comme tant d’autres, déçu dans mes espérances d’amour et de bonheur domestique ; souvent, dans la solitude de mes nuits je pense à la jeune Gy et je me demande comment j’ai pu repousser un tel amour, de quelques périls qu’il me menaçât, de quelques difficultés qu’il fût entouré. Seulement, plus je pense à un peuple qui se développe lentement dans des régions qui s’étendent hors de notre vue et sont regardées comme inhabitables par les sages de notre terre, à cette puissance qui dépasse toutes nos forces combinées, et à ces vertus qui deviennent de plus en plus contraires à notre vie politique et sociale, à mesure que notre civilisation fait des progrès, plus je prie Dieu que des siècles s’écoulent avant l’apparition de nos inévitables destructeurs. Cependant mon médecin m’ayant dit franchement que j’étais atteint d’une maladie qui, sans me faire beaucoup souffrir, sans me faire sentir ses progrès, peut à tout moment m’être fatale, j’ai cru que mon devoir envers mes semblables m’obligeait à écrire ce récit pour les avertir de la venue de la Race Future.


FIN.