La Rôtisserie de la reine Pédauque/XXII



Trois jours après que mon bon maître eut rendu l’âme, M. d’Anquetil décida de se remettre en route. La voiture était réparée. Il donna l’ordre aux postillons d’être prêts pour le lendemain matin. Sa compagnie ne m’avait jamais été agréable. Dans l’état de tristesse où j’étais, elle me devenait odieuse. Je ne pouvais supporter l’idée de le suivre avec Jahel. Je résolus de chercher un emploi à Tournus ou à Mâcon et d’y vivre caché jusqu’à ce que, l’orage étant apaisé, il me fût possible de retourner à Paris, où je savais que mes parents me recevraient les bras ouverts. Je fis part de ce dessein à M. d’Anquetil, et m’excusai de ne le point accompagner plus avant. Il s’efforça d’abord de me retenir, avec une bonne grâce à laquelle il ne m’avait guère préparé, puis il m’accorda volontiers mon congé. Jahel y eut plus de peine ; mais, étant naturellement raisonnable, elle entra dans les raisons que j’avais de la quitter.

La nuit qui précéda mon départ, tandis que M. d’Anquetil buvait et jouait aux cartes avec le chirurgien-barbier, nous allâmes sur la place, Jahel et moi, pour respirer l’air. Il était embaumé d’herbes et plein du chant des grillons.

— La belle nuit ! dis-je à Jahel. L’année n’en aura plus guère de semblables ; et peut-être, de ma vie, n’en reverrai-je point de si douce.

Le cimetière fleuri du village étendait devant nous ses immobiles vagues de gazon, et le clair de la lune blanchissait les tombes éparses sur l’herbe noire. La pensée nous vint, à tous deux en même temps d’aller dire adieu à notre ami. La place où il reposait était marquée par une croix semée de larmes, dont le pied plongeait dans la terre molle. La pierre qui devait recevoir l’épitaphe n’y avait point encore été posée. Nous nous assîmes tout auprès, dans l’herbe, et là, par un insensible et naturel penchant, nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre, sans craindre d’offenser par nos baisers la mémoire d’un ami que sa profonde sagesse rendait indulgent aux faiblesses humaines.

Tout à coup Jahel me dit dans l’oreille, où elle avait précisément sa bouche :

— Je vois M. d’Anquetil, qui, sur le mur du cimetière, regarde attentivement de notre côté.

— Nous peut-il voir dans cette ombre ? demandai-je.

— Il voit sûrement mes jupons blancs, répondit-elle. C’est assez, je pense, pour lui donner envie d’en voir davantage.

Je songeais déjà à tirer l’épée et j’étais fort décidé à défendre deux existences qui, dans ce moment, étaient encore, peu s’en faut, confondues. Le calme de Jahel m’étonnait ; rien, dans ses mouvements ni dans sa voix, ne trahissait la peur.

— Allez, me dit-elle, fuyez, et ne craignez rien pour moi. C’est une surprise que j’ai plutôt désirée. Il commençait à se lasser, et ceci est excellent pour ranimer son goût et assaisonner son amour. Allez et laissez-moi ! Le premier moment sera dur, car il est d’un caractère violent. Il me battra, mais je ne lui en serai ensuite que plus chère. Adieu !

— Hélas ! m’écriai-je, ne me prîtes-vous donc, Jahel, que pour aiguiser les désirs d’un rival ?

— J’admire que vous veuillez me quereller, vous aussi ! Allez, vous dis-je !

— Eh quoi ! vous quitter de la sorte ?

— Il le faut, adieu ! Qu’il ne vous trouve pas ici. Je veux bien lui donner de la jalousie, mais avec délicatesse. Adieu, adieu !

À peine avais-je fait quelques pas dans le labyrinthe des tombes, que M. d’Anquetil, s’étant approché d’assez près pour reconnaître sa maîtresse, fit des cris et des jurements à réveiller tous ces morts de village. J’étais impatient d’arracher Jahel à sa rage. Je pensais qu’il l’allait tuer. Déjà je me glissais à son secours dans l’ombre des pierres. Mais, après quelques minutes, pendant lesquelles je les observai très attentivement, je vis M. d’Anquetil la pousser hors du cimetière et la ramener à l’auberge de Gaulard avec un reste de fureur qu’elle était bien capable d’apaiser seule et sans secours.

Je rentrai dans ma chambre lorsqu’ils eurent regagné la leur. Je ne dormis point de la nuit, et, les guettant à l’aube, par la fente des rideaux, je les vis traverser la cour de l’auberge dans une grande apparence d’amitié.

Le départ de Jahel augmenta ma tristesse. Je m’étendis à plat ventre au beau milieu de ma chambre et, le visage dans les mains, je pleurai jusqu’au soir.