La Rôtisserie de la reine Pédauque/VII

Après le dîner, notre hôte nous conduisit dans une vaste galerie contiguë à son cabinet et qui servait de bibliothèque. On y voyait, rangée sur des tablettes de chêne, une armée innombrable ou plutôt un grand concile de livres in-douze, in-octavo, in-quarto, in-folio, vêtus de veau, de basane, de maroquin, de parchemin, de peau de truie. Six fenêtres éclairaient cette assemblée silencieuse, qui s’étendait d’un bout de la salle à l’autre, tout le long des hautes murailles. De grandes tables, alternant avec des sphères célestes et des machines astronomiques, occupaient le milieu de la galerie. M. d’Astarac nous pria de choisir l’endroit qui nous parût le plus commode pour travailler.

Mais mon bon maître, la tête renversée, du regard et du souffle aspirant tous les livres, bavait de joie.

— Par Apollon ! s’écria-t-il, voilà une magnifique librairie ! La bibliothèque de M. l’évêque de Séez, bien que riche en ouvrages de droit canon, ne peut être comparée à celle-ci. Il n’est point de séjour plus plaisant, à mon gré, non point même les Champs-Élysées décrits par Virgile. J’y distingue, à première vue, tant d’ouvrages rares et tant de précieuses collections, que je doute presque, monsieur, qu’aucune bibliothèque particulière l’emporte sur celle-ci, qui le cède seulement, en France, à la Mazarine et à la Royale. J’ose dire même qu’à voir ces manuscrits latins et grecs, qui se pressent en foule à cet angle, on peut, après la Bodléienne, l’Ambroisienne, la Laurentienne et la Vaticane, nommer encore, monsieur, l’Astaracienne. Sans me flatter, je flaire d’assez loin les truffes et les livres, et je vous tiens, dès à présent, pour l’égal de Peiresc, de Groslier et de Canevarius, princes des bibliophiles.

— Je l’emporte de beaucoup sur eux, répondit doucement M. d’Astarac, et cette bibliothèque est infiniment plus précieuse que toutes celles que vous venez de nommer. La bibliothèque du Roi n’est qu’une bouquinerie auprès de la mienne, à moins que vous considériez uniquement le nombre des volumes et la masse du papier noirci. Gabriel Naudé et votre abbé Bignon, bibliothécaires renommés, n’étaient près de moi que les pasteurs indolents d’un vil troupeau de livres moutonniers. Quant aux Bénédictins, j’accorde qu’ils sont appliqués, mais ils n’ont point d’esprit et leurs bibliothèques se ressentent de la médiocrité des âmes qui les ont formées. Ma galerie, monsieur, n’est point sur le modèle des autres. Les ouvrages que j’y ai rassemblés composent un tout qui me procurera sans faute la Connaissance. Elle est gnostique, œcuménique et spirituelle. Si toutes les lignes tracées sur ces innombrables feuilles de papier et de parchemin vous entraient en bon ordre dans la cervelle, monsieur, vous sauriez tout, vous pourriez tout, vous seriez le maître de la nature, le plasmateur des choses ; vous tiendriez le monde entre les deux doigts de votre main, comme je tiens ces grains de tabac.

À ces mots, il tendit sa boîte à mon bon maître.

— Vous êtes bien honnête, dit M. l’abbé Coignard.

Et, promenant encore ses regards ravis sur ces murailles savantes :

— Voici, s’écria-t-il, entre la troisième fenêtre et la quatrième, des tablettes qui portent un illustre faix. Les manuscrits orientaux s’y sont donné rendez-vous et semblent converser ensemble. J’en vois dix ou douze très vénérables, sous les lambeaux de pourpre et de soie brochée d’or qui les revêtent. Il en est qui portent à leur manteau, comme un empereur byzantin, des agrafes de pierreries. D’autres sont renfermés dans des plaques d’ivoire.

— Ce sont, dit M. d’Astarac, les cabbalistes juifs, arabes et persans. Vous venez d’ouvrir la Puissante Main. Vous trouverez à côté la Table couverte, le Fidèle Pasteur, les Fragments du Temple et la Lumière dans les ténèbres. Une place est vide : celle des Eaux lentes, traité précieux, que Mosaïde étudie en ce moment. Mosaïde, comme je vous l’ai dit, messieurs, est occupé dans ma maison à découvrir les plus profonds secrets contenus dans les écrits des Hébreux et, bien qu’âgé de plus d’un siècle, ce rabbin consent à ne point mourir avant d’avoir pénétré le sens de tous les symboles cabbalistiques. Je lui en ai beaucoup d’obligation, et je vous prie, messieurs, de lui montrer, quand vous le verrez, les sentiments que j’ai moi-même.

» Mais laissons cela, et venons-en à ce qui vous regarde particulièrement. J’ai songé à vous, monsieur l’abbé, pour transcrire et mettre en latin des manuscrits grecs d’un prix inestimable. J’ai confiance en votre savoir et dans votre zèle, et je ne doute point que votre jeune élève ne vous soit bientôt d’un grand secours.

Et, s’adressant à moi :

— Oui, mon fils, je mets sur vous de grandes espérances. Elles sont fondées en bonne partie sur l’éducation que vous avez reçue. Car vous fûtes nourri, pour ainsi dire, dans les flammes, sous le manteau d’une cheminée hantée par les Salamandres. Cette circonstance est considérable.

Tout en parlant, il saisissait une brassée de manuscrits qu’il déposa sur la table.

— Ceci, dit-il, en désignant un rouleau de papyrus, vient d’Égypte. C’est un livre de Zozime le Panopolitain, qu’on croyait perdu, et que j’ai trouvé moi-même dans le cercueil d’un prêtre de Sérapis.

» Et ce que vous voyez là, ajouta-t-il en nous montrant des lambeaux de feuilles luisantes et fibreuses sur lesquelles on distinguait à peine des lettres grecques tracées au pinceau, ce sont des révélations inouïes, dues, l’une à Sophar le Perse, l’autre à Jean, l’archiprêtre de la Sainte-Évagie.

» Je vous serai infiniment obligé de vous occuper d’abord de ces travaux. Nous étudierons ensuite les manuscrits de Synésius, évêque de Ptolémaïs, d’Olympiodore et de Stéphanus, que j’ai découverts à Ravenne dans un caveau où ils étaient renfermés depuis le règne de l’ignare Théodose, qu’on a surnommé le Grand.

» Prenez, messieurs, s’il vous plaît, une première idée de ce vaste travail. Vous trouverez au fond de la salle, à droite de la cheminée, les grammaires et les lexiques que j’ai pu rassembler et qui vous donneront quelque aide. Souffrez que je vous quitte ; il y a dans mon cabinet quatre ou cinq Sylphes qui m’attendent. Criton veillera à ce qu’il ne vous manque rien. Adieu !

Dès que M. d’Astarac fut dehors, mon bon maître s’assit devant le papyrus de Zozime et, s’armant d’une loupe qu’il trouva sur la table, il commença le déchiffrement. Je lui demandai s’il n’était pas surpris de ce qu’il venait d’entendre.

Il me répondit sans relever la tête :

— Mon fils, j’ai connu trop de sortes de personnes et traversé des fortunes trop diverses pour m’étonner de rien. Ce gentilhomme paraît fou, moins parce qu’il l’est réellement que parce que ses pensées diffèrent à l’excès de celles du vulgaire. Mais, si l’on prêtait attention aux discours qui se tiennent communément dans le monde, on y trouverait moins de sens encore que dans ceux que tient ce philosophe. Livrée à elle-même, la raison humaine la plus sublime fait ses palais et ses temples avec des nuages, et vraiment M. d’Astarac est un assez bel assembleur de nuées. Il n’y a de vérité qu’en Dieu ; ne l’oubliez pas, mon fils. Mais ceci est véritablement le livre Imouth, que Zozime le Panopolitain écrivit pour sa sœur Théosébie. Quelle gloire et quelles délices de lire ce manuscrit unique, retrouvé par une sorte de prodige ! J’y veux consacrer mes jours et mes veilles. Je plains, mon fils, les hommes ignorants que l’oisiveté jette dans la débauche. Ils mènent une vie misérable. Qu’est-ce qu’une femme auprès d’un papyrus alexandrin ? Comparez, s’il vous plaît, cette bibliothèque très noble au cabaret du Petit Bacchus et l’entretien de ce précieux manuscrit aux caresses que l’on fait aux filles sous la tonnelle, et dites-moi, mon fils, de quel côté se trouve le véritable contentement. Pour moi, convive des Muses et admis à ces silencieuses orgies de la méditation que le rhéteur de Madaura célébrait avec éloquence, je rends grâce à Dieu de m’avoir fait honnête homme.