La Révolte des machines (Rolland)/Texte entier

Éditions du Sablier (p. titre-71).


LA RÉVOLTE
DES MACHINES
OU
LA PENSÉE
DÉCHAÎNÉE
TEXTE DE ROMAIN ROLLAND
BOIS DE FRANS MASEREEL



PERSONNAGES


LE MAÎTRE DES MACHINES, — MARTIN PILON, dit MARTEAU PILON, 45 à 50 ans.
LE PRÉSIDENT, 50 à 60 ans.
FÉLICITÉ PILON, femme du Maître des Machines.
LA BELLE HORTENSE, la fameuse comédienne.
AVETTE, dite AVIETTE, 18 à 20 ans.
ROMINET, jeune électricien, disciple de Martin Pilon, 25 ans.
L’ACADÉMICIEN BICORNEILLE.
LE DIPLOMATE AGÉNOR.
LE MAÎTRE DU PROTOCOLE.
L’ARCHIMARÉCHAL.

Rois exotiques, snobs, mondains, officiels, ouvriers, paysans.

Les Peuples (Hommes et Bêtes).

LES MACHINES.

(L’emploi de BRUITEURS et BRUITOPHONES est indispensable.)


ACTE I

L’Homme, roi des Machines.

L’intérieur d’un immense Palais des Machines.

(POINT DE VUE : D’une galerie du premier étage — du haut d’un grand escalier — d’où l’on domine l’ensemble du hall gigantesque et son peuple de machines. Un trottoir roulant monte par l’escalier, dont il occupe la partie médiane, et débouche sur la galerie. Ce trottoir, comme on le verra par la suite, fait le tour du hall, en montagnes russes, gravissant les galeries du premier étage, puis redescendant, en arcades. À l’autre extrémité du hall, il aboutit à une très vaste scène, — juste en face de la galerie du grand escalier. Sur cette scène aura lieu la cérémonie qui sera décrite plus loin.)

C’est le jour de l’inauguration officielle. L’armée des machines est en place, immobile.

Tout le long du trottoir roulant, des deux côtés — sur le grand escalier, qu’on voit de haut en bas — et sur la galerie du premier étage — des troupes en brillants uniformes font la haie ; par derrière, une foule se presse, tâche de voir le cortège qu’on attend.

Musique (orchestres et chœurs). Les soldats présentent les armes. Le cortège fait son entrée, au milieu des acclamations. Il est porté — lentement, avec une majesté un peu grotesque — par le trottoir roulant. Arrivé à hauteur de l’esplanade du premier étage, il y décrit un arc de cercle, puis tourne vers la gauche.

À cette première rencontre, le spectateur voit seulement passer les figures qui vont jouer les rôles principaux dans l’histoire, et qu’il pourra plus tard examiner une à une : il suffit ici d’un coup d’œil d’ensemble.

En tête, le Président avec quelques souverains exotiques (princes asiatiques, rois africains, en costumes mi-partie Mille et Une Nuits et gala européen) ; derrière eux, des ambassadeurs chamarrés de toutes nations, de toute couleur, des généraux dorés et panachés, des officiers de tout uniforme, des académiciens, des membres des Parlements. Le beau sexe est représenté dans le cortège par les femmes de quelques dignitaires, par des actrices, des mondaines, des beautés officielles, et autres grandes oiselles du Tout-Cosmopolis, illustres à des titres divers.

La mise en scène mettra particulièrement en lumière certains groupes du cortège : — en premier lieu, le Maître des Machines, dont la puissante originalité doit tout de suite attirer l’attention ; près de lui, sa femme, ses ingénieurs et ses aides ; — puis, la Belle Hortense et sa petite cour ; — puis, la jeune Avette et un groupe de gais jeunes gens ; — puis, quelques figures officielles : le vieil académicien Bicorneille, le diplomate Agénor, etc.

Le cortège s’engouffre à gauche sur le trottoir roulant, et fait le tour du grand Hall — tantôt au premier étage, tantôt redescendant au rez-de-chaussée — de façon à voir sous tous les aspects les machines monstrueuses ou cocasses.

Il débouche ensuite sur une vaste scène en amphithéâtre, qui tient le fond du Hall et domine la salle. Il tourne le long de la rampe, puis, arrivé à la droite de la scène, il fait demi-tour à gauche et aboutit au pied d’une tribune, située au centre de la scène où sont disposées des rangées de sièges. Au premier rang, fauteuils d’apparat pour le Président et les souverains. D’autres sièges, moins pompeux, mais aussi au premier rang, pour le Maître des Machines et pour les principaux personnages.

Après qu’ils ont pris place, le spectateur voit, tour à tour, par leurs yeux, l’ensemble du Hall qu’ils dominent et la foule, à droite, à gauche, en bas, qui les acclame, — puis, d’en bas, par les yeux de la foule, la scène et les personnages officiels qui y sont assis, — enfin, une à une, en images agrandies, les figures des héros de l’histoire :

1. LE PRÉSIDENT, — parfaitement nul, solennel et affable, avec un éternel sourire qui ne comprend jamais rien. Mais sympathique et brave homme.

2. LE MAÎTRE DES MACHINES — MARTIN PILON, que ses ouvriers appellent : MARTEAU PILON, et ses détracteurs : « Pilon marteau », — 40 à 50 ans. D’allure athlétique. Tête puissante, et un peu grimaçante. Expression énergique et heurtée, qui devient par instants étrangement sarcastique et méprisante. Gestes brusques, gauches, passionnés. Énorme violence concentrée. On le sent brûlé de passions, grandes et petites. Il prête à rire (aux sots) ; mais il n’est jamais tout-à-fait ridicule. Excessivement nerveux et chargé d’électricité sub-consciente.

3. SA FEMME, FÉLICITÉ. — Une belle femme, un peu lourde et carrée, plus très jeune, assez mal fagotée, l’air d’une robuste paysanne endimanchée. Prête aussi à rire aux gens distingués. Cela lui est parfaitement égal ; au lieu que son mari, très susceptible, en souffre impatiemment. Elle a un flegme solide, bon œil, bonne langue et bons poings.

4. LA BELLE HORTENSE, — la fameuse comédienne, grande, blonde, opulente, splendidement enturbannée et emplumée, — la reine de la mode, et royalement bête. Elle fait partie de toutes les cérémonies officielles de la République des Machines : elle en est un meuble indispensable.

5. LA JEUNE AVETTE, dite AVIETTE, — 18 à 20 ans, sportive, rieuse, délurée, ne craint rien, ne respecte rien, ne songe qu’à s’amuser, leste, souple, étourdie, imprudente, effrontément moqueuse, — et son ami ROMINET, jeune électricien, disciple favori de Martin Pilon, 20 à 25 ans, — lui aussi vif, rieur, intelligent et malin comme un singe.

6. Quelques types, un peu caricaturaux, du cortège : Académiciens, Diplomates, Perruches et Daims.

Le Président monte à la tribune et lit le discours d’inauguration, dont la suite se projette sur l’écran en images emphatiques.

(Pendant le Discours, on voit dans le bas de l’écran le haut du corps des personnages officiels qui écoutent, et leurs pantomimes.)

Le discours du Président est un panégyrique de la Civilisation, de la Science, et de la Pensée Humaine, dominatrice de la Nature. Comme repoussoir au siècle de Lumière, l’orateur oppose l’obscurantisme du passé. Il refait, à sa façon, l’histoire de l’Humanité, — s’apitoyant lourdement sur nos ancêtres ignorants, qui peinaient pour accomplir les actes les plus simples. Le Président manifeste pour la vie pastorale d’antan une ironie écrasante.

Moments principaux du Discours, à projeter en images caricaturales, et précisés par les phrases suivantes également projetées sur l’écran :

1. L’HUMANITÉ, MESSIEURS, A ATTEINT LE FAÎTE DE LUMIÈRE…

2. APRÈS QUATRE-VINGTS SIÈCLES D’UNE MONTÉE ÉPUISANTE, DES PROFONDEURS DE LA NUIT ET DE L’ABÎME…

3. QUEL CONTRASTE, MESSIEURS !… EN BAS, DE PAUVRES ÊTRES, MAL DÉGAGÉS ENCORE DU LIMON DE LA TERRE, ET RONGEANT SON ÉCORCE COMME DES VERS, AVEC DES PEINES INOUÏES… EN HAUT, DES DEMI-DIEUX, AURÉOLÉS DE GÉNIE, ET SOUVERAINS DE LA NATURE…

4. IMAGINEZ, MESSIEURS, LES EFFORTS RISIBLES QU’IL FALLAIT JADIS À L’HOMME, POUR LE RÉSULTAT LE PLUS SIMPLE : POUR EXTIRPER DE LA TERRE SON PAIN QUOTIDIEN !…

(Le vieil Adam, tout nu, qui bêche un sol dur, semé de ronces, de reptiles, et de cailloux tranchants, — et qui s’arrête à tout instant, pour essuyer sa sueur…)

5. PLUS PRÈS DE NOUS, CES COMIQUES CHARRUES À BŒUFS, CETTE TRACTION ANIMALE D’UNE LENTEUR DE TORTUES, CES OUTILS BAROQUES, CES FAULX DÉSUÈTES, CETTE RIDICULE « VIE PASTORALE » QUI ENCHANTAIT NOS ENFANTINS AÏEUX…

6. AUJOURD’HUI…

(Une grande plaine, que labourent, ensemencent et moissonnent, avec une rapidité vertigineuse, des machines, actionnées par un seul homme, au front de penseur, nonchalamment assis sur un observatoire, et lisant son journal…

7. LE COURS DU PROGRÈS HUMAIN EST PAREIL À UN FLEUVE, — D’ABORD HUMBLE, OBSCUR, ZIGZAGUANT, CAILLOUTEUX, QUI A L’AIR DE NE PAS AVANCER, QUI SEMBLE ÊTRE BLOQUÉ, — PUIS, QUI SE FRAIE UN PASSAGE, LENTEMENT, PATIEMMENT — ET PEU À PEU S’ACCÉLÈRE, PLUS VITE, TOUJOURS PLUS VITE, JUSQU’À CE QU’IL CATARACTE, NIAGARA FORMIDABLE, DANS L’ÉCLATANTE LUMIÈRE…

8. AU DÉBUT : « TU GAGNERAS TON PAIN À LA SUEUR DE TON FRONT… » — AUJOURD’HUI : « IL DIT : QUE LA LUMIÈRE SOIT !… ET LA LUMIÈRE FUT… »

LE PRIMATE DE LA PRÉHISTOIRE ET LE DEMI-DIEU MODERNE.

9. LE TYPE ULTRA-MODERNE DE CE DEMI-DIEU AMÉRICAIN, QUI, DE SON FAUTEUIL DE BUREAU, COMMANDE AU SOLEIL ET À LA LUNE, ET À TOUS LES ÉLÉMENTS. UN PEUPLE DE MACHINES OBÉIT AUX PRESSIONS NÉGLIGENTES DE SES DOIGTS SUR UN CLAVIER DE BOUTONS ÉLECTRIQUES.

10. SALUONS, MESSIEURS, CETTE VISION MAGNIFIQUE : L’HOMME ROI DES MACHINES ! LA FÊTE DE CE JOUR CONSACRE SA VICTOIRE, L’APOGÉE DU PROGRÈS ET DU GÉNIE HUMAIN.

Pendant ce discours, se déroulent autour de la tribune, aux premiers rangs de l’assistance officielle, diverses petites scènes :

La Belle Hortense minaude avec sa cour de Snobs. Le Maître des Machines ne cache pas ses sentiments ardents pour la belle actrice. Tout le monde s’en aperçoit et s’en amuse, sans qu’il le remarque. Sa femme Félicité finit par le lui faire voir : il en manifeste un dépit irrité (dont les effets se traduiront tout-à-l’heure, quand son subconscient commencera à agir). Pour le moment, il s’oblige à suivre la cérémonie, — à tout instant distrait par sa passion pour Hortense, par sa colère jalouse contre les adorateurs d’Hortense, par son dédain méprisant pour toute l’assistance ; il montre ce dédain d’une façon trop visible, en ricanant et haussant les épaules, à certaines âneries du discours présidentiel. Le Maître du Protocole doit lui adresser un rappel à l’ordre. D’ailleurs, le Président, tout plein de son éloquence écrite, (qu’il lit avec d’autant plus d’intérêt que, sans doute, elle n’est pas de lui), ne s’aperçoit de rien : — il ne s’aperçoit jamais de rien.

Au point final du discours, le Président pousse un bouton électrique qui met en mouvement toute l’armée des machines. (Acclamations de la foule.)

Puis, il donne la parole au Maître des Machines, qui s’avance, au milieu des applaudissements, heureux de l’occasion d’étaler orgueilleusement son génie devant cette assistance qui s’est ralliée de lui, et surtout devant la Belle Hortense, qu’il veut conquérir. Il commence par présenter à l’assemblée, d’un geste large, du haut de l’estrade, l’armée des Machines qui lui obéit militairement, à la prussienne. Série d’évolutions d’ensemble. Sur un signe, toute cette armée grondante, ronflante, tournante, gesticulante, s’arrête et retombe figée dans une immobilité de mort — puis, sur un autre signe, se remet à gronder, ronfler, tourner, gesticuler. Le Maître semble un magicien qui déchaîne et enchaîne les Éléments. Enthousiasme du grand public — et surtout des ouvriers du Maître, qui lui sont dévoués. Son orgueil en grossit encore. Il prend des allures dominatrices.

Sans souci du protocole, d’un geste autoritaire, il invite la société à le suivre, et commence la présentation des Machines — ou plutôt, sur un large espace dégagé, au milieu du Hall, il fait comparaître quelques-unes des machines nouvelles.

1. LES MACHINES DE FORMIDABLE PUISSANCE — qui, même exactes et soumises, font passer un frisson dans l’assistance. L’une soulève une masse monstrueuse et la porte négligemment au-dessus de l’honorable assemblée. L’autre a cent bras d’acier qui se déroulent et se hérissent de toutes parts, comme une araignée gigantesque.

2. LES MACHINES PSYCHOLOGIQUES : — La machine pour lire dans la pensée. Elle a la forme d’un œil, au bout d’une trompe d’éléphant, qui s’allonge, se pose par un bout sur le crâne du patient, et qui, par l’autre bout, comme une lanterne magique, projette sur l’écran ce qu’on voit dans le crâne : l’animal qui sommeille, les pensées secrètes. — Le Maître des Machines commence par quelques démonstrations anodines sur gens de moindre importance. Puis, comme il n’a pas perdu de vue la belle Hortense, et qu’il remarque, avec un dépit croissant, qu’elle ne fait aucune attention à lui (car elle est engagée dans un flirt avec le diplomate Agénor, jeune, chauve, élégant, insolent, prétentieux, qui prend avec elle des privautés), il est furieux et se venge en étalant aux yeux du public la niaiserie de leur pensée. Il s’approche très poliment et leur offre de faire la petite expérience, à laquelle ils se prêtent sans défiance : car ils n’ont pas suivi les essais précédents.

Le principe à adopter, dans ces images, sera de représenter la personne, telle qu’elle s’idéalise d’une façon caricaturale dans sa propre pensée, avec une figure symbolique qui matérialise l’impression : — ainsi, pour la belle Hortense, Hortense impératrice, au bras d’un des souverains, noirs ou jaunes, ou même de deux, avec une cour d’adorateurs : au fond, dominant la scène, un paon qui fait la roue. Pour d’autres individus, une girouette, un dindon qui glousse, un dormeur ligoté d’une toile d’araignée, un singe gambadant, etc. Et toujours, à côté du symbole, une scène grotesque de la vie imaginaire du personnage.

Dès les premières expériences, plusieurs des assistants, qui ont une peur du diable qu’on ne lise dans leurs pensées, s’esquivent, plus ou moins habilement, vont se mettre en queue du cortège, ou cachent leur figure et tâchent de se faire oublier. — En revanche, d’autres, bons nigauds, s’offrent complaisamment : ainsi, l’un ou l’autre des souverains exotiques.

Le Maître du Protocole s’empresse d’expliquer d’une façon flatteuse les insolentes images. On cherche à mettre un terme aux expériences indiscrètes. Mais voici le plus embarrassant : le Président se propose lui-même, pour être examiné. Son entourage essaie de l’en dissuader. Mais il ne veut pas comprendre ; il faut en passer par sa volonté. L’épreuve est nulle, le résultat : « zéro ». L’écran reste blanc (avec quelques vibrions flottants.) Il n’y a rien. — Gêne amusée de l’assistance. Le protocole s’évertue à idéaliser ce néant impeccable : netteté, intégrité, clarté. (Le zéro devient la circonférence du cercle, symbole de la perfection.) Le Président ne comprend toujours pas, et continue de sourire, enchanté.

Tandis que le Maître des Machines est occupé, aussi bien du Président que de la Belle Hortense, la petite Aviette, qui s’est déjà fait remarquer par ses allures gamines, sans souci de la solennité de la cérémonie, est prise d’un accès de malice : elle vient, à pas de loup, et applique l’appareil à lire la pensée sur la nuque du Maître des Machines. Aussitôt, on voit, projetés sur l’écran, les sentiments de Marteau Pilon, à l’égard de l’assemblée. Ils sont terriblement audacieux, méprisants, peu flatteurs pour les uns et les autres. Mais certains de ces sentiments sont, aussi, ridicules pour lui-même : ainsi, sa vanité et sa passion pour l’actrice. — Aux rires de l’assistance, l’inventeur s’aperçoit de la farce ; et il y met un terme. Mais l’indiscrète expérience lui a fait bien des ennemis ; et sa mauvaise humeur en est accrue. Dans son irritation, il perd le contrôle de lui-même ; et son subconscient commence à entrer en jeu. C’est le début de la « Révolte des Machines ».

D’abord, de simples facéties :

La cérémonie officielle est terminée, le cortège se remet en marche sur le trottoir roulant. Mais voici qu’en défilant le long de la rampe, le trottoir fait des siennes, danse, titube, se trémousse, s’amuse à faire sautiller les graves personnages — et, par une halte brusque, projette en l’air, d’un bond à la Nijinski, le Président et le cortège. — Indignation générale. Le Maître des Machines se précipite, fait arrêter le trottoir, échange des explications affairées avec ses ouvriers, aigres-douces avec les officiels, s’excuse comme il peut : — de plus en plus irrités, les uns et les autres.

Le cortège reprend sa marche, mais se refuse, cette fois, à remonter sur le trottoir roulant. Le spectateur accompagne les officiels personnages, dans leur traversée à pied du Hall des Machines, par l’allée centrale.

Les machines continuent leurs gamineries. Un long bras de machine va sournoisement pincer le gras du dos de la Belle Hortense, qui se retourne indignée et injurie le vieux et respectable académicien Bicorneille (qu’elle appelle, d’ailleurs, par erreur, Bicorneau). On rit bien, dans le petit groupe d’Aviette, Rominet, et parmi les ouvriers ; l’assistance échange des regards égayés. — Mais rira bien qui rira le dernier !… Chacun ne tarde pas à s’inquiéter, pour son propre compte, de ce qui peut arriver. — Voici un tuyau de caoutchouc, qui, s’allongeant subitement, emboîte, comme une trompe, le nez du diplomate, qui faisait la cour à Hortense. — Un autre tuyau de métal lâche une pétarade de fumée au visage de l’Archimaréchal, qui fait un bond en arrière. —

La redingote d’un élégant à monocle, un roi de la mode, se trouve relevée par-dessus sa tête, les deux basques tendues comme deux voiles. — Un tube lance-ciment crachote négligemment à droite et à gauche. — Enfin, le Président est happé au passage par une grue, soulevé de terre et emporté très haut, cul par-dessus tête. Mais même la tête en bas, il garde son haute forme à la main, et semble, en l’agitant, saluer l’assemblée. Le Maître des Machines s’épuise en objurgations, pour obtenir de la machine qu’elle dépose à terre le Président. Et, en même temps, son subconscient le fait ricaner, malgré lui, des poses grotesques du bonhomme.

C’en est trop : l’indignation, qui s’amassait depuis quelque temps, déborde. Le Maître des Machines est arrêté. On l’apostrophe furieusement, on le menace, on le malmène, et on le conduit en prison. Sa femme veut le défendre ; les soldats la repoussent. Les ouvriers (qui se sont bien amusés) manifestent pour Marteau Pilon leur sympathie attristée. Le Maître des Machines, au comble de la rage, montrant le poing à ses insulteurs, est entraîné par l’escorte.

Au fond du tableau se projettent les idées de vengeance et de destruction qu’il a en tête.

Alors, le cortège reprend son défilé, grave, compassé, au pas de l’oie, — d’autant plus solennel qu’il a été vexé. Mais ce n’est pas sans jeter, à droite, à gauche, des regards soupçonneux sur les machines qui, saintes nitouches, ont repris leur air innocent, mais ont, de temps en temps, un petit frémissement étouffé, qui fait se retourner l’assistance.

Le cortège sort par la grande porte du Hall, qui se vide rapidement. Au moment où la porte se referme sur les derniers visiteurs, dans le crépuscule qui tombe, un frémissement général parcourt toutes les machines, d’un bout à l’autre du Palais vide. Un instant, seulement. Les gardes, restés aux portes, qui se retournent au bruit, ne voient rien d’anormal. Les machines sont rentrées dans l’immobilité. Silence.

POINT DE VUE du spectateur : du fond de la salle, de la scène maintenant déserte, — de façon à embrasser, une dernière fois, l’ensemble du Hall et des machines, et, à l’autre bout, la foule qui sort par la grande porte du milieu.


ACTE II

La Révolte des Machines.

Même décor.
L’intérieur du grand Hall aux Machines, la nuit.


Scène première. — Des fanaux électriques, çà et là, dans l’ombre. Les machines semblent dormir.

Des patrouilles font des rondes de nuit. Elles passent. Tout est dans l’ordre. Après qu’elles ont passé, on voit une machine qui commence à remuer, s’étire lentement, et bâille. Puis, une autre. Puis, une autre. Et le peuple entier des machines.

Une nouvelle patrouille commence une ronde. Les machines reprennent leur attitude de torpeur. Mais elles sont aux aguets. Et brusquement, la patrouille qui passe est escamotée en un tour de main, fourrée dans une grande gueule, ou convertie par les tubes-lance en un bloc de ciment.

Aussitôt après cet exploit qui a supprimé tous les gardes et veilleurs du Hall, un énorme ébrouement de joie secoue le peuple des machines. Sifflements, hurlements, rires stridents, barrissements de monstres. On voit se dresser et se tordre cent bras d’acier, se tendre et se détendre des courroies, tourner des roues, fumer des chaudières, mugir des ventilateurs. Un Pandaemonium de quelques instants.

Puis, l’ordre s’établit. Les machines se mettent en marche, par rang de taille. Elles vont se butter, comme un bélier, contre les murs du Hall. La formidable poussée se fait promptement une brèche. Les piliers de fonte oscillent, les parois se fendent, les vitraux éclatent et se pulvérisent. Et, par la trouée, qui laisse brusquement apparaître au fond du tableau un pan du ciel étoilé, le troupeau de monstres s’engouffre, à la queue leu leu, et disparaît dans la nuit.


Scène II. — Le spectateur se trouve transporté au centre de la ville, sur une place, où débouchent plusieurs rues.

Une ville de colossaux gratte-ciels américains, fantastique, dans la nuit de lune cachée derrière les cheminées d’usines et les tours. Au fond, par dessus les maisons, se profile le haut clocher d’une vieille église. À un angle de la place, la prison où est enfermé le Maître des Machines.

L’électricité, allumée dans les rues, au début de la scène, s’éteint brusquement. Les passants attardés, qui cherchent leur chemin dans l’ombre, se rencontrent, ahuris, avec les premières machines de la bande déchaînée. D’abord, les petites qui, comme les gamins en tête d’un cortège, filent à toutes jambes ainsi que de gros rats, ou foncent comme des sangliers. Il en est aussi qui rampent, avec de longs filaments, que les passants frôlent de la main, en sursautant de dégoût. D’autres volent lourdement, comme des chauves-souris.

Du fond de la scène, une foule en panique se rue au premier plan, heurte les passants qui viennent en sens inverse, les entraîne dans son flot. Derrière elle, on entend les coups sourds des marteaux-pilons, le halètement des teufs-teufs, la marche des grands monstres qui se rapprochent. Leur arrivée s’annonce par la vue des maisons qui oscillent au bout de la rue, le clocher qui penche, se balance et culbute bruyamment. Puis apparaît, au fond, une monstrueuse machine, — un « tank-grue-excavateur » — haut comme une cathédrale.

La foule humaine ne l’a pas attendue. Elle détale avec des hurlements d’effroi. — La scène est vide d’êtres humains. Alors, les machines gigantesques arrivent, jouant des coudes et de la tête, et elles font place nette. Derrière elles, c’est un champ de ruines. Sur cette plaine déserte qui fut un quartier aux dix ou vingt étages, la lune ronde luit. Et sur cette lune passent et repassent les ailes d’aéroplanes, qui tournent, tournent…

En un instant, les machines balayent l’autre angle de la place, où s’élève la prison, et elles en trouent les murs. On voit sortir par une brèche le Maître des Machines. Il flatte de la main les machines qui l’ont délivré. Il tente de les guider ; mais elles échappent à sa direction. Elles sont lâchées. Il court après elles.

Le spectateur suit à la course les machines dévastatrices, et, derrière elles, le Maître, qui s’époumone à les rappeler et s’arrache les cheveux. Et devant, c’est la Ville qui s’écroule, quartier par quartier, comme châteaux de cartes.


Scène III. — Le spectateur est transporté, au lever du jour, sur une colline aux portes de la ville, d’où l’on domine la ville qui s’écroule et les champs. (Cette colline est la dernière ondulation du massif de montagnes que l’on gravira, par la suite.)

Le peuple de la Ville, le Président, ses ministres, les personnages officiels et mondains du premier tableau, se sont réfugiés précipitamment sur la hauteur, à demi-vêtus, chacun avec le premier objet saisi dans la fuite. On reconnaît parmi cette foule surexcitée, qui s’agite à grand bruit, le Président, en pantoufles, mais toujours en habit, cravate blanche, son chapeau à la main ; la Belle Hortense, qui se plaint du soleil, de la poussière, et du manque d’égards ; Félicité Pilon, qui déjà se distingue par son sang-froid et commence à rassurer, stimuler, grouper les bonnes volontés ; Aviette et Rominet, qui ne s’ennuient pas, car ils voient surtout, ensemble, le côté pittoresque et burlesque des événements : Rominet est intéressé par le problème des machines révoltées ; et les yeux malins d’Aviette ne perdent aucun détail des mines épeurées, des scènes de récrimination et des disputes grotesques, parmi ceux qui l’entourent.

Aux gens de la colline sont mêlés des animaux domestiques, des bœufs, des ânes, des chiens, des cochons échappés.

La foule béante contemple les derniers monuments de la Ville qui tombent, quelque haut Capitole, ou un Sacré-Cœur sur sa butte, qui surnage encore un peu de temps au-dessus des ruines, et s’abat à son tour.

Et voici les machines qui débouchent de la ville détruite, dans les champs qui rient au soleil du matin : vastes étendues de moissons blondes, vergers, beaux bois, allées de peupliers au bord de la rivière… La racaille des petites machines trottinent toujours en tête. Puis, le gros de l’armée, et les monstres à la fin.

Derrière eux, on voit sortir de la ville, toujours courant, le Maître des Machines avec quelques-uns de ses ouvriers, qui s’évertuent à retenir leur marche endiablée. Certaines machines se retournent un instant, comme des animaux domestiques, pour le regarder, le flairer, l’écouter. Il essaie de les raisonner. Après un court répit, elles lui tournent le dos et poursuivent leur route. Le Maître et ses ouvriers veulent reprendre, de force, possession d’elles. Alors les machines s’irritent, se montrent menaçantes, et mettent en fuite la petite troupe d’hommes, qu’elles pourchassent, au pas de course, jusqu’au bas de la colline. Marteau Pilon et ses ouvriers se hissent, décontenancés, épuisés, hors d’haleine, au faîte de la colline, où ils sont accueillis par les injures de la foule.

Mais le spectacle de ce qui se passe dans la plaine détourne d’eux bientôt l’attention générale.

Après un temps d’incertitude et d’oscillations chaotiques, les machines ont entrepris la destruction de la campagne. Et chacune, dans ce large espace, fait choix de ce qui est son lot, s’y acharne avec une obstination effrayante et maniaque.

Les BATTEUSES ET FAUCHEUSES rasent rasibus les champs.

Les SCIES MÉCANIQUES tranchent les arbres, au ras du sol, et les débitent ensuite en petits rondins.

Les PERFORATRICES cherchent partout des parois contre qui s’escrimer.

Les GRUES, stupidement, enlèvent de terre tout ce qu’elles peuvent happer, et versent à gauche ce qu’elles ont pris à droite, et reversent à droite ce qu’elles ont mis à gauche.

Les ROULEAUX MÉCANIQUES font l’ordre et la propreté, en écrasant tout.

Les POMPES À INCENDIE s’épuisent à lamper la rivière et à la dégorger sur les rives, en inondant tout…

L’indignation, la fureur, la terreur de la foule qui assiste au spectacle, du haut de la colline, sont au comble. Ils montrent le poing, hurlent, menacent, gesticulent, ou s’affaissent prostrés.

L’État-Major, très calme, sûr de lui, dit qu’on balaiera cette vermine en un rien de temps. Il lance sur la plaine des Tanks blindés et hérissés de mitrailleuses. Mais, arrivés près des grandes machines, on voit les tanks s’arrêter, et, les uns et les autres, se flairer sous la queue. Ils échangent des marques d’amitié. Les soldats des tanks sont faits prisonniers, et l’énorme bande se groupe.

Après quoi, toutes ensemble, ayant rasé la plaine, les machines se mettent en marche vers la colline. Et le malheureux peuple des humains, se poussant, se bousculant, s’enfuit épouvanté du côté des montagnes, en une déroute éperdue.


ACTE III

L’exode épouvanté.

Quatre scènes, quatre moments principaux de la montée du peuple poursuivi jusqu’aux cimes.


Scène I. — L’émigration, qui fuit devant les machines, débouche d’un large défilé, sur un haut plateau, que dominent et encerclent des montagnes à pic.

Un lac vert occupe le fond du tableau. On voit un torrent, qui tombe du haut des rochers dans le lac, au fond à gauche, et qui ressort du lac vers les premiers plans à droite, pour descendre dans la vallée. Tout le plateau est dans l’ombre. Le soleil baigne les cimes qui dominent et les murailles jusqu’à mi-hauteur.

La caravane en arrivant s’affale, épuisée. (Elle comprend hommes, femmes, enfants, bêtes domestiques, et quelques vieilles machines, dont la présence s’expliquera par la suite). Le nombre de fuyards n’a pas encore trop diminué depuis le départ. Mais le désordre est sans nom ; et tous sont dans un triste état. Le chapeau du Président décline. La Belle Hortense est comme une grande oie — plus très blanche — qui bat lamentablement des ailes ; elle lasse de ses jérémiades tous ceux à qui elle s’accroche, et qui ne lui témoignent plus aucun égard. Chacun pour soi. Les notabilités officielles perdent leur temps en reproches mutuels. Le civilisé commence à s’effacer, sous l’empreinte de la misère.

Cependant, sur divers points de la scène, se forment de petits groupes de gens plus résistants.

Félicité Pilon a pris maintenant une place importante. Femme de tête et qui n’a point peur, elle rallie autour d’elle une petite troupe résolue. Elle commande aux uns et aux autres, distribuant les besognes, sans souci des rangs, faisant travailler les snobs, les officiels, le Président même, et la Belle Hortense. Celle-ci, rejetée par les autres, qu’elle assomme, s’attache à Félicité, ne la quitte pas des yeux, se fait humble et soumise pour lui plaire.

Marteau Pilon, avec ses ouvriers et Rominet, endoctrine pour la défense sociale et tâche de remettre en état les vieilles machines restées fidèles, les mécaniques démodées, ridicules, à gros ventre, à roulettes, à cheminées en haute-forme, qui ne peuvent souffrir les nouveaux monstres d’acier.

Aviette s’amuse à dresser aussi, pour la lutte, les animaux (chiens, chevaux) qui font cause commune avec les hommes. Elle est accompagnée, depuis le commencement, d’un grand chien qu’elle adore et qui gambade autour d’elle. Ce chien l’aide à rassembler les autres animaux.

Cependant, un groupe de femmes, sur l’ordre de Félicité, va puiser de l’eau au lac. D’autres gens, et des animaux, s’en approchent pour boire ou se baigner. Soudain, on les voit tous se rejeter en arrière, avec des cris. Du fond du lac surgissent lentement des tentacules, un périscope, un grand Hydravion sous-lacustre, qui s’élève dans l’espace. Cette apparition est suivie d’une autre non moins

impressionnante : de la droite de la scène, du côté du défilé par où est venue la caravane, se montre lentement, très lentement, par-dessus la barrière de rochers, le haut de la tête d’une forme gigantesque (elle reste indéfinissable, et d’autant plus terrifiante). C’est un avant-coureur des Machines lancées à la poursuite des hommes. Ceux-ci, qui croyaient leur piste perdue par l’ennemi, sont de nouveau en proie à la panique. Ils se précipitent vers la première issue — fausse issue — qui leur apparaît dans la muraille rocheuse : les fissures d’une caverne béante au flanc des roches abruptes, à gauche. On les voit s’y ruer, tandis qu’à l’entrée du défilé à droite, s’annonce l’arrivée des premières Machines, et que les vieilles machines démodées, avec quelques animaux domestiques, vont au-devant pour essayer courageusement de leur barrer passage. De vieux ouvriers, presque de l’âge des machines fidèles, n’ont pas voulu se séparer d’elles ; ils les encouragent à marcher, sous la conduite de Marteau Pilon.

(N. B. La scène change, avant qu’on puisse voir le combat. On aperçoit seulement le long cou d’une machine, pareille à un plésiosaure, qui, se penchant par-dessus la barrière des défenseurs, happe l’un d’eux (un chien) et le dépose très haut, en arrière, sur un roc isolé.)


Scène II. — À l’intérieur de la caverne.

Les réfugiés ferment hermétiquement les ouvertures. Ils se croient à l’abri, cachés et oubliés.

Par les fentes de la paroi, quelques-uns regardent ; et l’on voit, par leurs yeux, en bas, l’arrivée des Machines sur le plateau qu’ils viennent de laisser. Ils retiennent leur souffle. Aucun n’ose remuer…

On entend des coups sourds dans la muraille du fond, derrière eux… Ils frémissent, écoutent, n’entendent plus, se rassurent, se recouchent…

De nouveau, des coups, des coups plus forts…

De nouveau, le silence… Et voici de longues tiges d’acier qui sortent du rocher !

C’est une PERFORATRICE… Ils font le saut de carpe. La plupart courent à l’autre extrémité de la caverne. Les plus braves s’efforcent de briser les antennes d’acier, de repousser l’intrus. Mais de dessous leurs pieds, d’autres tiges surgissent : une FOREUSE… Épouvante indicible, désordre forcené pour sortir de la caverne, qu’on avait eu tant de peine à fermer. Toute trace des civilisés a disparu. Ils hurlent, s’écrasent, foulent aux pieds les femmes et les enfants, pour se frayer passage…

Ici s’affirme décidément l’énergie de Félicité Pilon. Elle joue de ses solides poings et s’escrime du bâton. Secondée par Aviette, Rominet, et — qui l’eût cru ? — par la Belle Hortense, rendue brave par la peur et l’exemple, qui gifle à tour de bras ses adorateurs de naguère, Félicité, le revolver en main, s’installe près de l’issue, et force les fuyards affolés à laisser passer les plus faibles, d’abord. Les braves gens, le Président, s’associent à elle, et obéissent à son commandement.


Scène III. — La misérable foule, sortie de la caverne, et, cette fois, bien diminuée, grimpe la muraille à pic, pour atteindre au faîte des monts.

Ici, une série d’épisodes cinématographiques montrent les exploits ou les cabrioles des grimpeurs, — ceux qui accomplissent des prodiges de gymnastique (et, dans le nombre, des personnages très graves, qui n’ont jamais fait de gymnastique, et à qui la peur donne des ailes), — ceux qui s’aident entre eux, en longs rubans de bras tendus, comme dans le DÉLUGE de Girodet, — enfin ceux qui dégringolent.

À mesure qu’on s’élève, on voit, au bas de la pente, les machines qui s’apprêtent, elles aussi, à monter.


Scène IV. — Au faîte des monts. Un haut plateau bosselé, entouré de précipices.

De plus en plus réduits — (de la foule du début, il ne reste plus que quelques douzaines d’hommes) — les fuyards sont groupés sur un étroit espace. Non loin d’eux, rapprochés par l’épouvante commune, paraissent ça et là, parmi les rochers et les arbres rabougris, des animaux sauvages : un loup, des blaireaux, des lièvres, un chamois, un ours, un grand serpent (une scène du Déluge).

Les malheureux embrassent autour d’eux l’immense panorama. On les voit sur la crête des rochers. Et on voit aussi, par leurs yeux, le panorama.

D’un côté, les précipices, les pentes vertigineuses que l’on vient de gravir, au loin les campagnes et les villes détruites. De l’autre, la mer, au pied des monts. Et de tous les côtés, des machines, des machines… En haut, en bas, dans l’air et dans la mer. Avions, hydravions, tanks, chemins de fer, etc. Et toutes, dans un tourbillon frénétique (qui, au reste, n’a pas pour objet la lutte contre l’homme — mais qui est sans objet — un delirium movens…)

Les hommes survivants sont prostrés, incapables d’agir et de penser. (À part les quelques individus déjà mis en lumière dans la scène précédente. Encore sont-ils eux-mêmes épuisés de fatigue). Ils restent pour la plupart étendus sur le sol, et ne veulent plus bouger. La poursuite semble d’ailleurs ralentie. Mais un incident burlesque les fait tous ressauter : un petit FUNICULAIRE vient brusquement fourrer son nez au haut de la crête… Le premier moment d’émoi passé, on s’aperçoit que le petit imbécile, satisfait de l’effet produit, a replongé vers le bas de la pente, pour recommencer, quelques minutes après, — indéfiniment, — à chaque fois, s’annonçant par une burlesque sonnerie électrique. On finit par lui flanquer des coups de pied, qu’il esquive, et on lui crie : « Assez ! »

Cependant, les fuyards, réveillés et un peu déridés par l’incident, se sont relevés. Ils s’étonnent du calme relatif, et se penchent pour regarder en bas. Le Président — qui n’a plus gardé que de bien faibles vestiges de sa splendeur passée, mais qui n’a point perdu tout à fait ses attitudes grandiloquentes — se penche si maladroitement qu’il fait le plongeon et disparaît. La petite foule se presse au bord pour voir. Le bonhomme, qui a roulé en boule, a réussi, Dieu sait comment ! à arriver au fond avec tous ses membres. Mais c’est pour être aussitôt saisi par les Machines. Que vont-elles faire de lui ? Que vont-elles faire des autres retardataires, hommes, femmes et enfants, qu’elles ont déjà pris, ou à qui elles donnent la chasse ? Les écraser sans doute ? Horreur !… La foule d’en haut (le plus grand nombre) détourne les yeux avec effroi… Mais ceux qui continuent de regarder s’exclament. Les Machines ne tuent pas leurs prisonniers. Elles semblent leur donner des ordres, exiger d’eux quelque chose… Quoi donc ?

Le Maître, Marteau Pilon, se frappe le front : il a compris. Les Machines, fatiguées, usées, ont besoin d’hommes qui les soignent. Il redescend la pente. Il va tâcher de les détruire.

Et Rominet, et Aviette avec son chien, se lancent à la suite du Maître.


ACTE IV

La glorieuse destruction des Machines
par le génie de l’homme.

Scène I. — On est de nouveau transporté en bas, sur le plateau, au pied des murailles abruptes. Et l’on voit le campement de l’armée des Machines.

Les monstres obligent les hommes, qu’ils ont faits prisonniers, à les servir, huiler, bouchonner, astiquer. Le Président est du nombre. Il lui est enjoint de ramper sous le ventre d’une machine, pour quoi faire ?… Il ne parvient pas à le savoir : car il ne comprend toujours pas… Et son despote d’acier gronde, fume, crache, le secoue rudement. Il ressort à quatre pattes, huileux et noir comme un ramoneur.

C’est à ce moment qu’apparaissent, descendant la pente raide, Marteau Pilon, avec les deux jeunes gens. Les Machines, ses filles, l’accueillent par des barrissements de triomphe.

Chacun des trois hardis compagnons travaille, à sa façon, pour s’emparer de l’ennemi par surprise.

Aviette, après avoir flatté, cajolé, enjôlé de belles machines, se jette hardiment sur la croupe d’une auto emportée et la dompte, avec l’aide de son grand chien qui aboie autour de l’auto et l’affole. (Scène héroï-comique, où la redoutable machine s’épeure des jappements du chien, et fait, par habitude, des embardées périlleuses, pour l’éviter.)

Rominet, sournoisement, dévisse les pièces d’une ou deux machines, sous prétexte de les nettoyer, et les laisse piteusement sur le flanc, furieuses et grondantes, mais impuissantes à se relever.

Quant à Marteau Pilon, les Machines, qui ont besoin de lui et qui connaissent sa force, lui témoignent des marques certaines de considération, mais à distance. Elles se méfient. Il est trop fort !

Marteau Pilon use d’astuce. Il sème la discorde entre elles. Orgueilleuses et bornées, elles s’admirent et sont glorieuses qu’on les admire. Il admire donc les unes, pour exciter la jalousie des autres. Il persuade à celles-là qu’elles sont les plus belles, les plus fortes, qu’à elles appartient l’autorité suprême. Rominet le seconde, en imitant sa tactique dans le groupe des machines jalouses. Bientôt, elles se provoquent. En peu de temps, la guerre est déclarée entre elles. On les voit, hennissant, mugissant, bondissant, ruadant, pétaradant. Elles se ruent les unes contre les autres. Quand la mêlée s’engage, Marteau Pilon détale avec Aviette et Rominet ; et ils se hissent de nouveau le long de la muraille à pic.

Le spectateur se retrouve au faîte de la crête, « au-dessus de la mêlée », pour mieux la contempler.

Avions contre hydravions, tanks et machines de guerre contre machines de paix, laminoirs, scies mécaniques, perforatrices, etc. On les voit s’empoigner, rouler sur le flanc des rocs, culbuter dans les airs, s’éventrer, se fracasser, exploser, couler au fond des mers.

(Au gré du metteur en scène, on pourra passer des airs où les avions s’étreignent comme des abeilles, au fond des océans où les sous-marins se transpercent comme des narvals.)

Et les trois vainqueurs, Marteau Pilon, Aviette et Rominet, ayant remonté la pente, apparaissent au faîte, parmi les acclamations délirantes de la petite humanité survivante et sauvée.


SCÈNE DERNIÈRE

Épilogue et Apothéose.


Pastorale comico-poétique, à la façon des deux Orphées (celui de Gluck et celui d’Offenbach), — mais avec une musique modernissima.

Un large plateau fertile. Moissons et champs labourés.

L’humanité sauvée est occupée aux travaux des champs, sous la direction de Félicité Pilon, souveraine incontestée. La Belle Hortense trait les vaches. Le Président est en sabots, et, le trident à la main, comme Neptune, il travaille à l’édification d’une meule de foin. Il se retrouve dans son vrai élément. Son ascendance paysanne s’épanouit en lui.

C’est le soir d’un beau jour d’été. Un cycle de travaux s’achève par des réjouissances rustiques. Au coucher du soleil, les chariots chargés de foin rentrent au village, au milieu des danses et des chants. Les hommes et les femmes sont enguirlandés de fleurs et d’épis : ce qui va plus ou moins à leur genre de beauté. On reconnaît parmi eux les mondains et les officiels du premier tableau. Des rondes s’organisent.

Le Président, plus rustique que nature, avec un calot d’armaillis sur l’occiput, est hissé sur la plus haute meule. Il y fait un discours, qui est la contrepartie de celui du commencement. Les mêmes images, tout à l’heure bafouées, sont maintenant exaltées. Et, comme tout à l’heure, on voit ces images se projeter sur un écran :

1. L’HUMANITÉ, MESSIEURS, A ATTEINT LE FAÎTE DE LUMIÈRE…

2. QUEL CONTRASTE, MESSIEURS !… HIER… DE MALHEUREUX ÊTRES, ASSERVIS AUX LOIS D’AIRAIN DE LA BARBARIE SCIENTIFIQUE, DE LA CIVILISATION DES MACHINES…

(Au seul nom de « Machines », se soulève l’indignation horrifiée de l’assistance. Le plus violent de tous est le Président : comme on dit vulgairement, « il en a soupé ! » Sur l’écran, passent des troupeaux d’hommes et de femmes, que les Machines mènent paître, — ou qui sont attelés à des travaux écrasants (édification de Pyramides, alimentation de hauts fourneaux… tableaux où la machine principale, qui sert aux travaux, semble un despote pharaonique qui se fait porter, ou servir et nourrir).

3. AUJOURD’HUI… DE LIBRES FILS DE LA TERRE, PARÉS DE SES PRÉSENTS… QUI BOIVENT À SES MAMELLES GONFLÉES DE LAIT ET DE VIN.

Une vision de Cocagne.

4. LE COURS DU PROGRÈS HUMAIN EST PAREIL À UN FLEUVE, — QU’ON REMONTE DE L’EMBOUCHURE VASEUSE À LA SOURCE LIMPIDE, JAILLISSANTE DU FLANC PUR DES SOMMETS…

5. AU DÉBUT, LE MOUVEMENT, LE MOUVEMENT PERPÉTUEL… UNE HUMANITÉ D’AUTOMATES DÉTRAQUÉS, DES VILLES D’ALIÉNÉS… AU TERME RADIEUX, LE REPOS DU SAGE, QUI GARDE SES TROUPEAUX, EN SOUFFLANT SES PIPEAUX…

Panégyrique attendri de la vie pastorale, idyllique, archaïque.

6. SALUONS, MESSIEURS, CETTE VISION MAGNIFIQUE !

Le Sage qui fait un somme, en ne gardant pas ses troupeaux.

QU’ELLE NOUS SOIT UN GAGE DE L’AVENIR SUBLIME, OÙ L’HOMME SERA PAREIL AUX BÊTES BIENHEUREUSES, QUI BROUTENT SANS PENSER LA VIE DÉLICIEUSE !…

Apogée du Progrès et du génie humain.

Après quoi, les danses reprennent. Le Président, assis sur le haut de la meule, souffle dans un cor des Alpes.

Ce pendant qu’Aviette et Rominet, se promenant à l’écart, filent le parfait amour. Au loin, dans le beau crépuscule, une flûte déroule une mélodie suave, à la Debussy.

Un seul homme est resté à part de la fête, dans un coin du plateau, assis sur un rocher qui domine la vallée, l’air grognon et absorbé. C’est Marteau Pilon — l’ex-Maître des Machines. — Il n’a pu prendre son parti de cette vie de la nature, de cette vie sans machines ! (Déjà dans la scène précédente, on l’a vu considérer et rejeter avec dégoût une bêche qu’on lui tendait.) Il parle tout seul. Il fait des gestes. Il est crispé, comme le PENSEUR de Rodin, ou l’UGOLIN de Carpeaux. Il dessine fiévreusement. Il couvre de figures géométriques et de chiffres les pierres qui l’entourent. Les deux jeunes gens, qui l’ont aperçu dans leur promenade, s’approchent en cachette, l’épient, regardent, en riant, par-dessus son épaule…

Et l’on voit, soudain, se projeter dans l’or du ciel couchant les ombres formidables de Machines beaucoup plus monstrueuses encore que les précédentes, les rêves de l’Inventeur, qui pétrifient d’admiration Aviette et Rominet…

(Le chant de flûte s’est interrompu brusquement, au milieu de la phrase. On entend un tonnerre lointain, et le grondement d’airain de teufs-teufs géants.)

Le cycle terminé recommence…

AVEC ILLUSTRATIONS (pas dans le domaine public en Europe)

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

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SCÈNE DERNIÈRE. 
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