La Révolte des machines (Rolland)/Acte III

Éditions du Sablier (p. 45--).


ACTE III

L’exode épouvanté.

Quatre scènes, quatre moments principaux de la montée du peuple poursuivi jusqu’aux cimes.


Scène I. — L’émigration, qui fuit devant les machines, débouche d’un large défilé, sur un haut plateau, que dominent et encerclent des montagnes à pic.

Un lac vert occupe le fond du tableau. On voit un torrent, qui tombe du haut des rochers dans le lac, au fond à gauche, et qui ressort du lac vers les premiers plans à droite, pour descendre dans la vallée. Tout le plateau est dans l’ombre. Le soleil baigne les cimes qui dominent et les murailles jusqu’à mi-hauteur.

La caravane en arrivant s’affale, épuisée. (Elle comprend hommes, femmes, enfants, bêtes domestiques, et quelques vieilles machines, dont la présence s’expliquera par la suite). Le nombre de fuyards n’a pas encore trop diminué depuis le départ. Mais le désordre est sans nom ; et tous sont dans un triste état. Le chapeau du Président décline. La Belle Hortense est comme une grande oie — plus très blanche — qui bat lamentablement des ailes ; elle lasse de ses jérémiades tous ceux à qui elle s’accroche, et qui ne lui témoignent plus aucun égard. Chacun pour soi. Les notabilités officielles perdent leur temps en reproches mutuels. Le civilisé commence à s’effacer, sous l’empreinte de la misère.

Cependant, sur divers points de la scène, se forment de petits groupes de gens plus résistants.

Félicité Pilon a pris maintenant une place importante. Femme de tête et qui n’a point peur, elle rallie autour d’elle une petite troupe résolue. Elle commande aux uns et aux autres, distribuant les besognes, sans souci des rangs, faisant travailler les snobs, les officiels, le Président même, et la Belle Hortense. Celle-ci, rejetée par les autres, qu’elle assomme, s’attache à Félicité, ne la quitte pas des yeux, se fait humble et soumise pour lui plaire.

Marteau Pilon, avec ses ouvriers et Rominet, endoctrine pour la défense sociale et tâche de remettre en état les vieilles machines restées fidèles, les mécaniques démodées, ridicules, à gros ventre, à roulettes, à cheminées en haute-forme, qui ne peuvent souffrir les nouveaux monstres d’acier.

Aviette s’amuse à dresser aussi, pour la lutte, les animaux (chiens, chevaux) qui font cause commune avec les hommes. Elle est accompagnée, depuis le commencement, d’un grand chien qu’elle adore et qui gambade autour d’elle. Ce chien l’aide à rassembler les autres animaux.

Cependant, un groupe de femmes, sur l’ordre de Félicité, va puiser de l’eau au lac. D’autres gens, et des animaux, s’en approchent pour boire ou se baigner. Soudain, on les voit tous se rejeter en arrière, avec des cris. Du fond du lac surgissent lentement des tentacules, un périscope, un grand Hydravion sous-lacustre, qui s’élève dans l’espace. Cette apparition est suivie d’une autre non moins

impressionnante : de la droite de la scène, du côté du défilé par où est venue la caravane, se montre lentement, très lentement, par-dessus la barrière de rochers, le haut de la tête d’une forme gigantesque (elle reste indéfinissable, et d’autant plus terrifiante). C’est un avant-coureur des Machines lancées à la poursuite des hommes. Ceux-ci, qui croyaient leur piste perdue par l’ennemi, sont de nouveau en proie à la panique. Ils se précipitent vers la première issue — fausse issue — qui leur apparaît dans la muraille rocheuse : les fissures d’une caverne béante au flanc des roches abruptes, à gauche. On les voit s’y ruer, tandis qu’à l’entrée du défilé à droite, s’annonce l’arrivée des premières Machines, et que les vieilles machines démodées, avec quelques animaux domestiques, vont au-devant pour essayer courageusement de leur barrer passage. De vieux ouvriers, presque de l’âge des machines fidèles, n’ont pas voulu se séparer d’elles ; ils les encouragent à marcher, sous la conduite de Marteau Pilon.

(N. B. La scène change, avant qu’on puisse voir le combat. On aperçoit seulement le long cou d’une machine, pareille à un plésiosaure, qui, se penchant par-dessus la barrière des défenseurs, happe l’un d’eux (un chien) et le dépose très haut, en arrière, sur un roc isolé.)


Scène II. — À l’intérieur de la caverne.

Les réfugiés ferment hermétiquement les ouvertures. Ils se croient à l’abri, cachés et oubliés.

Par les fentes de la paroi, quelques-uns regardent ; et l’on voit, par leurs yeux, en bas, l’arrivée des Machines sur le plateau qu’ils viennent de laisser. Ils retiennent leur souffle. Aucun n’ose remuer…

On entend des coups sourds dans la muraille du fond, derrière eux… Ils frémissent, écoutent, n’entendent plus, se rassurent, se recouchent…

De nouveau, des coups, des coups plus forts…

De nouveau, le silence… Et voici de longues tiges d’acier qui sortent du rocher !

C’est une PERFORATRICE… Ils font le saut de carpe. La plupart courent à l’autre extrémité de la caverne. Les plus braves s’efforcent de briser les antennes d’acier, de repousser l’intrus. Mais de dessous leurs pieds, d’autres tiges surgissent : une FOREUSE… Épouvante indicible, désordre forcené pour sortir de la caverne, qu’on avait eu tant de peine à fermer. Toute trace des civilisés a disparu. Ils hurlent, s’écrasent, foulent aux pieds les femmes et les enfants, pour se frayer passage…

Ici s’affirme décidément l’énergie de Félicité Pilon. Elle joue de ses solides poings et s’escrime du bâton. Secondée par Aviette, Rominet, et — qui l’eût cru ? — par la Belle Hortense, rendue brave par la peur et l’exemple, qui gifle à tour de bras ses adorateurs de naguère, Félicité, le revolver en main, s’installe près de l’issue, et force les fuyards affolés à laisser passer les plus faibles, d’abord. Les braves gens, le Président, s’associent à elle, et obéissent à son commandement.


Scène III. — La misérable foule, sortie de la caverne, et, cette fois, bien diminuée, grimpe la muraille à pic, pour atteindre au faîte des monts.

Ici, une série d’épisodes cinématographiques montrent les exploits ou les cabrioles des grimpeurs, — ceux qui accomplissent des prodiges de gymnastique (et, dans le nombre, des personnages très graves, qui n’ont jamais fait de gymnastique, et à qui la peur donne des ailes), — ceux qui s’aident entre eux, en longs rubans de bras tendus, comme dans le DÉLUGE de Girodet, — enfin ceux qui dégringolent.

À mesure qu’on s’élève, on voit, au bas de la pente, les machines qui s’apprêtent, elles aussi, à monter.


Scène IV. — Au faîte des monts. Un haut plateau bosselé, entouré de précipices.

De plus en plus réduits — (de la foule du début, il ne reste plus que quelques douzaines d’hommes) — les fuyards sont groupés sur un étroit espace. Non loin d’eux, rapprochés par l’épouvante commune, paraissent ça et là, parmi les rochers et les arbres rabougris, des animaux sauvages : un loup, des blaireaux, des lièvres, un chamois, un ours, un grand serpent (une scène du Déluge).

Les malheureux embrassent autour d’eux l’immense panorama. On les voit sur la crête des rochers. Et on voit aussi, par leurs yeux, le panorama.

D’un côté, les précipices, les pentes vertigineuses que l’on vient de gravir, au loin les campagnes et les villes détruites. De l’autre, la mer, au pied des monts. Et de tous les côtés, des machines, des machines… En haut, en bas, dans l’air et dans la mer. Avions, hydravions, tanks, chemins de fer, etc. Et toutes, dans un tourbillon frénétique (qui, au reste, n’a pas pour objet la lutte contre l’homme — mais qui est sans objet — un delirium movens…)

Les hommes survivants sont prostrés, incapables d’agir et de penser. (À part les quelques individus déjà mis en lumière dans la scène précédente. Encore sont-ils eux-mêmes épuisés de fatigue). Ils restent pour la plupart étendus sur le sol, et ne veulent plus bouger. La poursuite semble d’ailleurs ralentie. Mais un incident burlesque les fait tous ressauter : un petit FUNICULAIRE vient brusquement fourrer son nez au haut de la crête… Le premier moment d’émoi passé, on s’aperçoit que le petit imbécile, satisfait de l’effet produit, a replongé vers le bas de la pente, pour recommencer, quelques minutes après, — indéfiniment, — à chaque fois, s’annonçant par une burlesque sonnerie électrique. On finit par lui flanquer des coups de pied, qu’il esquive, et on lui crie : « Assez ! »

Cependant, les fuyards, réveillés et un peu déridés par l’incident, se sont relevés. Ils s’étonnent du calme relatif, et se penchent pour regarder en bas. Le Président — qui n’a plus gardé que de bien faibles vestiges de sa splendeur passée, mais qui n’a point perdu tout à fait ses attitudes grandiloquentes — se penche si maladroitement qu’il fait le plongeon et disparaît. La petite foule se presse au bord pour voir. Le bonhomme, qui a roulé en boule, a réussi, Dieu sait comment ! à arriver au fond avec tous ses membres. Mais c’est pour être aussitôt saisi par les Machines. Que vont-elles faire de lui ? Que vont-elles faire des autres retardataires, hommes, femmes et enfants, qu’elles ont déjà pris, ou à qui elles donnent la chasse ? Les écraser sans doute ? Horreur !… La foule d’en haut (le plus grand nombre) détourne les yeux avec effroi… Mais ceux qui continuent de regarder s’exclament. Les Machines ne tuent pas leurs prisonniers. Elles semblent leur donner des ordres, exiger d’eux quelque chose… Quoi donc ?

Le Maître, Marteau Pilon, se frappe le front : il a compris. Les Machines, fatiguées, usées, ont besoin d’hommes qui les soignent. Il redescend la pente. Il va tâcher de les détruire.

Et Rominet, et Aviette avec son chien, se lancent à la suite du Maître.