Calmann-Lévy (p. 49-54).


CHAPITRE VI


Où le père Sariette retrouve ses trésors.



Le lendemain matin, M. Sariette entra sans frapper dans le cabinet de M. René d’Esparvieu. Il levait les bras au ciel ; ses rares cheveux se dressaient sur sa tête. Ses yeux étaient grands d’épouvante. Il révéla, en balbutiant, le désastre : un très vieux manuscrit de Flavius Josèphe, soixante volumes de tout format, un inestimable joyau, le Lucrèce aux armes de Philippe de Vendôme, grand prieur de France, avec des notes de la main de Voltaire, un manuscrit de Richard Simon et la correspondance de Gassendi avec Gabriel Naudé, comprenant deux cent trente-huit lettres inédites, avaient disparu. Cette fois le propriétaire de la Bibliothèque s’alarma. En hâte il monta à la salle des philosophes et des sphères et, là, constata de ses yeux l’étendue du dommage. Sur maints rayons on voyait des trous béants. Il chercha au hasard, ouvrit des placards, découvrit des balais, des torchons, des bombes contre l’incendie, donna des coups de pelle dans le feu de coke, secoua la belle redingote de M. Sariette, pendue dans le lavabo, et, découragé, contempla le vide laissé par les portefeuilles de Gassendi. Tout le monde savant réclamait à grands cris, depuis un demi-siècle, la publication de cette correspondance. M. René d’Esparvieu n’avait pas répondu à ce vœu universel, ne consentant ni à assumer une si lourde tâche ni à s’en décharger sur d’autres. Ayant constaté dans ces lettres beaucoup de hardiesses de pensée et nombre d’endroits plus libertins que ne le pouvait souffrir la piété du XXe siècle, il préférait que ces pages demeurassent inédites ; mais il sentait qu’il était comptable de ce dépôt à son pays et à la civilisation universelle.

— Comment avez-vous pu vous laisser dérober un pareil trésor ? demanda-t-il sévèrement à M. Sariette.

— Comment j’ai pu me laisser dérober un pareil trésor, répondit le malheureux bibliothécaire ; monsieur, si l’on m’ouvrait la poitrine on trouverait cette question gravée dans mon cœur.

Sans s’émouvoir de cette forte parole, M. d’Esparvieu reprit avec une colère contenue :

— Et vous ne découvrez aucun indice qui vous mette sur la trace du voleur, monsieur Sariette ? Vous n’avez nuls soupçons, pas la moindre idée de la manière dont les choses se sont passées ? Vous n’avez rien vu, rien entendu, rien observé, rien appris ? Convenez que cela est inconcevable. Songez, monsieur Sariette, songez aux conséquences possibles de ce vol inouï, commis sous vos yeux. Un document inestimable pour l’histoire de l’esprit humain disparaît. Qui l’a volé ? Pourquoi l’a-t-on volé ? Au profit de qui ? Ceux qui s’en sont emparés savent bien, sans doute, qu’ils ne peuvent s’en défaire en France. Ils iront le vendre en Amérique, en Allemagne. L’Allemagne est avide de tels monuments littéraires. Si la correspondance de Gassendi avec Gabriel Naudé passe à Berlin, si des savants allemands en font la publication, quel désastre, quel scandale, dirais-je même ! Monsieur Sariette, vous n’y avez pas songé ?

Sous le coup d’un blâme d’autant plus cruel qu’il se le faisait à lui-même, M. Sariette demeurait stupide et gardait le silence.

Et M. d’Esparvieu multipliait les reproches acerbes :

— Et vous ne tentez rien, vous n’imaginez rien pour retrouver ces richesses inestimables. Faites des recherches, remuez-vous, monsieur Sariette, ingéniez-vous. La chose en vaut la peine.

Et M. d’Esparvieu jeta en sortant un regard glacial sur son bibliothécaire.

M. Sariette chercha les livres et les manuscrits perdus dans tous les endroits où il les avait déjà cherchés cent fois et où il était impossible qu’ils fussent, et jusque dans le seau à charbon, et sous le rond de cuir de son fauteuil, et descendit machinalement au coup de midi. Il rencontra au pied de l’escalier son ancien élève Maurice, avec lequel il échangea un salut. Mais il ne voyait les hommes et les choses qu’à travers un nuage.

Le désolé conservateur était déjà dans le vestibule quand Maurice le rappela :

— Monsieur Sariette, pendant que j’y pense, faites donc reprendre les bouquins qu’on a fourrés dans mon pavillon.

— Quels bouquins, Maurice ?

— Je ne saurais vous dire, monsieur Sariette : mais il y en a de vermoulus en hébreu, avec tout un fatras de vieux papiers. Ils m’encombrent. On ne peut plus se retourner dans la pièce d’entrée.

— Qui vous les a portés ?

— Je n’en sais fichtre rien.

Et le jeune homme se dirigea lestement vers la salle à manger, le déjeuner étant déjà annoncé depuis un moment.

M. Sariette courut au pavillon. Maurice avait dit vrai. Une centaine de volumes étaient là sur les tables, sur les chaises, sur le plancher. À cette vue, partagé entre la joie et la peur, plein de surprise et de trouble, heureux de retrouver son trésor perdu et craignant de le perdre encore, abîmé d’étonnement, l’homme des livres, tour à tour, gazouillait comme un nourrisson et poussait des cris rauques à la manière des fous. Il reconnaissait ses bibles hébraïques, ses vieux talmuds, son très ancien manuscrit de Flavius Josèphe, ses lettres de Gassendi à Gabriel Naudé et son plus riche joyau, le Lucrèce aux armes du grand prieur de France avec des notes de la main de Voltaire. Il riait, il pleurait, il embrassait les maroquins, les veaux, les parchemins, les vélins, les ais de bois garni de clous. À mesure qu’Hippolyte, le valet de chambre, en rapportait une brassée à la bibliothèque, M. Sariette, d’une main émue, les reposait pieusement à leur place.