Calmann-Lévy (p. 369-378).


CHAPITRE XXXIII


Comment un effroyable attentat jette la terreur dans Paris.



Tout dormait dans la ville. Les pas sonnaient haut sur le pavé désert. Arrivée à mi-hauteur de la Butte, au coin de la rue Feutrier, devant la porte de la belle archange, la petite troupe s’arrêta. Arcade parlait des Trônes et des Dominations avec Zita qui, le doigt sur le timbre, ne se décidait pas à sonner. Le prince Istar, du bout de sa canne, traçait sur le trottoir des dispositifs d’engins nouveaux et poussait des mugissements qui réveillaient les bourgeois endormis et crispaient les reins des Pasiphaés du voisinage. Théophile Belais chantait à tue-tête la barcarolle qui illustre le deuxième acte d’Aline, reine de Golconde. Maurice, le bras en écharpe, s’exerçait à tirer de la main gauche avec le Japonais, faisait jaillir des étincelles du pavé et criait « touché » d’une voix perçante.

Cependant, le brigadier Grolle, au coin de la rue voisine, songeait. Il avait la carrure d’un légionnaire romain et portait tous les caractères de cette race superbement servile qui, depuis que les hommes ont bâti des cités, conserve les empires et soutient les dynasties. Le brigadier Grolle était plein de force et pourtant très las. Il pâtissait d’un dur métier et d’une maigre nourriture ; homme de devoir, mais homme, il ne pouvait résister aux incantations, aux charmes et aux blandices des filles galantes, qu’il rencontrait par essaims, dans l’ombre, le long des boulevards déserts, autour des terrains vagues ; il les aimait. Il les aimait en soldat, debout sous les armes, et il en éprouvait une fatigue, que surmontait son courage. N’ayant point encore atteint le milieu du chemin de la vie, il aspirait au doux repos et aux paisibles travaux des champs. À l’angle de la rue Muller, par cette nuit douce, il songeait ; il songeait à la maison natale, au petit bois d’oliviers, au clos paternel, à sa vieille mère courbée par un long labeur et qu’il ne devait plus revoir. Tiré de sa rêverie par le tumulte nocturne, l’agent Grolle s’avança jusqu’au carrefour où aboutissent les rues Muller et Feutrier et observa sans faveur cette bande musarde dans laquelle son instinct social soupçonnait des ennemis de l’ordre. Il était patient et résolu. Après un long silence, dans un calme redoutable :

— Circulez, dit-il.

Mais Maurice et l’ange japonais s’escrimaient et n’entendaient rien ; le musicien n’écoutait que ses propres mélodies, le prince Istar s’absorbait dans des formules d’explosifs, Zita considérait avec Arcade la plus grande entreprise qui ait été conçue depuis que le système solaire est sorti de la nébuleuse originelle, et tous ils demeuraient étrangers à ce qui les entourait.

— Je vous dis de circuler, répéta le brigadier Grolle.

Cette fois les anges entendirent cet ordre solennel, mais soit indifférence, soit mépris, ils n’obéirent pas et continuèrent leurs cris, leurs chants et leurs discours.

— Alors, vous voulez vous faire empoigner, hurla le brigadier Grolle en abattant sa large main sur l’épaule du prince Istar.

Le kéroub, indigné de ce vil contact, envoya, d’un coup de poing formidable, le brigadier dans le ruisseau. Mais déjà l’agent Fesandet accourait à l’aide de son supérieur, et ils fondaient tous deux sur le prince qu’ils frappèrent avec une fureur mécanique et qu’ils eussent, peut-être, malgré sa force et son poids, traîné tout sanglant au poste de police, si l’ange japonais ne les eût, l’un après l’autre, terrassés sans efforts et réduits à se tordre et à hurler dans la boue avant même que Maurice, Arcade et Zita n’eussent eu le temps d’intervenir. Quant à l’ange musicien, tremblant à l’écart, il invoquait le ciel.

À ce moment, deux garçons boulangers, qui pétrissaient la pâte dans une cave voisine, accoururent au bruit, en jupe blanche et le torse nu. Par un sentiment instinctif de solidarité sociale, ils prirent parti pour les agents terrassés. Théophile conçut, à leur vue, une juste terreur et s’enfuit ; ils le rattrapèrent et ils l’allaient livrer aux gardiens de la paix quand Arcade et Zita l’arrachèrent de leurs mains. La lutte se poursuivit, inégale et terrible, entre les deux anges et les deux mitrons. Semblable, en force et en beauté, à un athlète de Lysippe, Arcade étouffa dans ses bras son épais adversaire. La belle archange frappa de son poignard le boulanger qui l’avait assaillie. Sur sa poitrine velue, un sang noir coula, et les deux mitrons, amis des lois, s’abîmèrent sur le pavé.

L’agent Fesandet restait évanoui, la face dans le ruisseau. Mais le brigadier Grolle, s’étant relevé, donna un coup de sifflet qui devait être entendu du poste voisin, et bondit sur le jeune Maurice qui, n’ayant qu’un bras pour se défendre, décharge de la main gauche son revolver sur l’agent qui porte la main sur son cœur, chancelle et s’affaisse. Il poussa un long soupir et les ombres éternelles couvrirent ses yeux.

Cependant, les fenêtres s’ouvraient une à une et des têtes se penchaient sur la rue. Un bruit de pas lourds approchait. Deux policiers cyclistes débouchèrent dans la rue Feutrier. Alors, le prince Istar lança une bombe qui ébranla le sol, éteignit le gaz, fit écrouler des maisons et enveloppa d’une épaisse fumée la fuite des anges et du jeune Maurice.

Arcade et Maurice avaient jugé que le plus sûr était encore de rentrer, après cette aventure, dans le petit appartement de la rue de Rome. Il était certain qu’ils ne seraient pas recherchés tout de suite et probable qu’ils ne le seraient jamais, la bombe du kéroub ayant heureusement supprimé tous les témoins de l’affaire. Ils s’endormirent au petit jour, et ils n’étaient pas encore éveillés à dix heures du matin, quand le concierge apporta le thé. En mangeant sa rôtie, avec du beurre et du jambon, le jeune d’Esparvieu dit à son ange :

— Je croyais qu’un crime était quelque chose d’extraordinaire. Eh bien ! je me trompais. C’est l’action la plus simple, la plus naturelle du monde.

— Et la plus traditionnelle, répliqua l’ange. Il fut, durant de longs siècles, habituel et nécessaire à l’homme de tuer et de dépouiller des hommes. Cela est encore recommandable dans la guerre. Il est honorable aussi d’attenter à la vie humaine dans certaines circonstances déterminées, et l’on vous approuva quand vous voulûtes m’assassiner, Maurice, parce qu’il vous semblait que j’avais eu des familiarités avec votre maîtresse. Mais tuer un brigadier, ce n’est pas d’un homme du monde.

— Tais-toi, s’écria Maurice, tais-toi, scélérat ! J’ai tué ce pauvre brigadier instinctivement, sans savoir ce que je faisais. J’en suis désespéré. Mais ce n’est pas moi, c’est toi, le coupable, c’est toi, l’assassin. Tu m’as entraîné dans cette voie de révolte et de violence qui conduit aux abîmes. Tu m’as perdu, tu as sacrifié mon repos, mon bonheur à ton orgueil et à ta méchanceté. Et bien inutilement. Car, je t’en avertis, Arcade, tu ne réussiras pas dans ce que tu entreprends.

Le concierge apporta les journaux. En les voyant, Maurice pâlit. Ils annonçaient, en grosses lettres, l’attentat de la rue Feutrier. Un brigadier tué, deux agents cyclistes et deux garçons boulangers grièvement blessés ; trois immeubles effondrés, de nombreuses victimes.

Maurice laissa tomber la feuille et dit d’une voix faible et plaintive :

— Arcade, pourquoi ne m’as-tu pas tué, dans le petit jardin de Versailles, au milieu des roses, quand le merle sifflait ?


Cependant, la terreur régnait dans Paris. Sur les places publiques et dans les rues populeuses, les ménagères, leur filet à la main, écoutaient, en pâlissant, le récit du crime et vouaient les coupables aux plus cruels supplices. Les boutiquiers, sur leur seuil chargeaient de ce forfait les anarchistes, les syndicalistes, les socialistes, les radicaux, et demandaient des lois. Des pensées plus profondes reconnaissaient la main du Juif et de l’Allemand et réclamaient l’expulsion des étrangers. Plusieurs vantaient les mœurs américaines et conseillaient le lynchage. Aux nouvelles imprimées s’ajoutaient des rumeurs sinistres. On avait entendu des explosions sur divers points ; partout on découvrait des bombes. Partout des individus, qu’on prenait pour des malfaiteurs, étaient assommés par le bras populaire et livrés en lambeaux à la justice. Place de la République, la foule mit en pièces un ivrogne qui criait : « À bas les flics ! »

Le président du Conseil, ministre de la Justice, conféra longuement avec le Préfet de Police et ils convinrent de procéder immédiatement, pour calmer l’effervescence des Parisiens, à l’arrestation de cinq ou six apaches, sur les trente mille que possédait la capitale. Le chef de la police russe, croyant reconnaître, dans l’attentat, la manière des nihilistes, demanda qu’on livrât à son gouvernement une douzaine de réfugiés, ce qui lui fut immédiatement accordé. On procéda aussi à quelques extraditions, pour la sûreté du roi d’Espagne.

En apprenant ces mesures énergiques, Paris respira, et les journaux du soir félicitèrent le gouvernement. Les nouvelles des blessés étaient excellentes. Ils étaient hors de danger et reconnaissaient leurs agresseurs dans tous les individus qu’on leur présentait.

Le brigadier Grolle était mort, il est vrai, mais deux sœurs de charité le veillaient, et le président du Conseil vint déposer la croix d’honneur sur la poitrine de cette victime du devoir.

La nuit, il y eut des paniques. Avenue de la Révolte, des agents avisèrent, dans un terrain vague, une voiture de saltimbanques, qui leur parut être un asile de bandits. Ils appelèrent à l’aide et, quand ils furent en nombre, ils assiégèrent la voiture. De bons citoyens se joignirent à eux ; quinze mille coups de revolver furent tirés ; l’on fit sauter la roulotte à la dynamite et l’on trouva, parmi les débris, le cadavre d’une guenon.