Calmann-Lévy (p. 356-368).


CHAPITRE XXXII


Où l’on entend dans le cabaret de Clodomir la flûte de Nectaire.



Madame de la Verdelière qui n’avait pu forcer la porte comme infirmière, revint quelques jours après, en l’absence de madame des Aubels, demander à Maurice d’Esparvieu son obole pour les églises de France. Arcade l’introduisit au chevet du convalescent.

Maurice dit à l’oreille de l’ange :

— Traître, délivre-moi tout de suite de cette ogresse, ou tu seras responsable des malheurs qui s’accompliront bientôt ici.

— Sois tranquille, dit Arcade avec assurance.

Après les compliments d’usage, madame de la Verdelière fit signe à Maurice de congédier l’ange. Maurice feignit de ne point entendre. Et madame de la Verdelière exposa l’objet ostensible de sa visite.

— Nos églises, nos chères églises de campagne, que deviendront-elles ?

Arcade la regarda d’un air angélique, en poussant des soupirs.

— Elles s’effondreront, madame ; elles tomberont en ruines. Et quel dommage ! Je ne m’en consolerai pas. L’église est parmi les maisons du village, comme la poule au milieu de ses poussins.

— C’est bien cela, fit madame de la Verdelière, avec un sourire ravi, c’est tout à fait cela !

— Et les clochers, madame ?

— Oh ! monsieur, les clochers !

— Les clochers, madame, se dressent dans le ciel comme de gigantesques seringues vers les culs nus des chérubins.

Incontinent madame de la Verdelière quitta la place.

Ce même jour, M. l’abbé Patouille vint porter au blessé des conseils et des corsolations. Il l’exhorta à rompre avec les mauvaises compagnies et à se réconcilier avec sa famille. Il lui peignit une mère en larmes prête à recevoir les bras ouverts l’enfant retrouvé. Renonçant, par un viril effort, à une vie de désordres et de faux plaisirs, Maurice recouvrerait la paix du cœur et la force de l’esprit, il se délivrerait des chimères dévorantes, s’affranchirait de l’esprit du mal.

Le jeune d’Esparvieu remercia M. l’abbé Patouille de tant de bonté et protesta de ses sentiments religieux.

— Jamais, dit-il, je n’ai été si croyant. Et jamais je n’ai eu autant de besoin de l’être. Figurez-vous, monsieur l’abbé, qu’il faut que je rapprenne le catéchisme à mon ange gardien, qui l’a oublié.

M. l’abbé Patouille poussa un profond soupir, et exhorta son cher enfant à prier, la prière étant l’unique secours contre les dangers d’une âme assaillie par le démon.

— Monsieur l’abbé, demanda Maurice, voulez-vous que je vous présente mon ange gardien ? Attendez un moment, il est allé me chercher des cigarettes.

— Malheureux enfant !

Et les joues rondes de l’abbé Patouille tombèrent en signe d’affliction. Et presque aussitôt elles se relevèrent en symbole d’allégresse. Car son cœur avait des sujets de contentement.

L’esprit public s’améliorait. Les jacobins, les francs-maçons, les blocards étaient partout honnis. L’élite donnait le bon exemple. L’Académie française était bien pensante. Les écoles chrétiennes se multipliaient. La jeunesse du Quartier Latin se soumettait à l’Église et l’École Normale exhalait les parfums du séminaire. La croix triomphait. Mais il fallait de l’argent, encore de l’argent et toujours de l’argent.

Après six semaines de repos, Maurice d’Esparvieu fut autorisé par son médecin à faire une promenade en voiture. Il portait son bras en écharpe. Sa maîtresse et son ami l’accompagnaient. Ils allèrent au Bois et goûtèrent une douce joie à voir l’herbe et les arbres. Ils souriaient à tout et tout leur souriait. Comme l’avait dit Arcade, leurs fautes les avaient rendus meilleurs. Par les détours imprévus de sa jalousie et de sa colère, Maurice avait atteint le calme et la bienveillance. Il aimait encore Gilberte et il l’aimait d’un amour indulgent. L’ange désirait cette femme autant que jamais, mais son désir avait perdu par la possession le venin de la curiosité. Gilberte se reposait de plaire et plaisait davantage. Ils burent à la Cascade du lait qui leur parut délicieux. Ils étaient tous trois innocents. Arcade oubliait les injustices du vieux tyran du monde. Elles devaient lui être bientôt rappelées.

En rentrant chez son ami, il trouva Zita qui l’attendait, semblable à une statue d’ivoire et d’or.

— Vous me faites pitié, lui dit-elle. Le jour arrive, qui n’était pas venu depuis le commencement des temps, qui, peut-être, ne reviendra pas avant que le Soleil entre avec son cortège dans la constellation d’Hercule : nous sommes à la veille de surprendre Ialdabaoth dans son palais de porphyre et vous qui brûliez de délivrer les cieux, qui aviez hâte de rentrer en vainqueur dans votre patrie délivrée, vous oubliez tout à coup vos desseins généreux et vous vous endormez dans les bras des filles des hommes. Quel plaisir pouvez-vous goûter dans le commerce de ces petits animaux malpropres, composés d’éléments si instables qu’on peut dire qu’ils s’écoulent sans cesse ? Ah ! Arcade ! j’avais bien raison de me méfier de vous. Vous n’êtes qu’un intellectuel ; vous n’avez que des curiosités. Vous êtes incapable d’agir.

— Vous me jugez mal, Zita, répondit l’ange. Il est dans la nature des fils du ciel d’aimer les filles des hommes. Pour être corruptible, la chair des femmes et des fleurs n’en charme pas moins les sens. Mais aucun de ces petits animaux ne saurait me faire oublier ma haine et mon amour et je suis prêt à me lever contre Ialdabaoth.

De le voir dans cette résolution Zita témoigna son contentement. Elle le pressa de poursuivre sans faiblesse l’accomplissement de cette vaste entreprise. Il ne fallait rien hâter ni rien différer.

— Une grande action, Arcade, est faite d’une multitude de petites ; le plus majestueux ensemble se compose de mille détails infimes. Ne négligeons rien.

Elle venait le chercher pour le conduire à une réunion où sa présence était nécessaire. On y dénombrerait les forces des révoltés.

Elle n’ajouta qu’un mot :

— Nectaire y sera.

Quand Maurice vit Zita, il la trouva sans attrait, elle lui déplaisait parce qu’elle était parfaitement belle et que la vraie beauté lui causait toujours un pénible étonnement. Zita lui inspira de l’antipathie quand il apprit que c’était un ange rebelle et qu’elle venait chercher Arcade pour le conduire parmi les conjurés. Le pauvre enfant essaya de retenir son compagnon par tous les moyens que son esprit et les circonstances lui fournissaient. Que son ange gardien restât avec lui, il l’emmènerait à un match de boxe prodigieux, à une revue où l’on verrait l’apothéose de Poincaré, dans une maison enfin où l’on trouverait des femmes extraordinaires par leur beauté, leurs talents, leurs vices ou leurs difformités. Mais l’ange ne se laissait point tenter, et dit qu’il partait avec Zita.

— Pourquoi faire ?

— Pour conspirer la conquête du ciel.

— Encore cette folie ! La conquête du… Mais je t’ai démontré que ce n’était pas possible et que ce n’était pas souhaitable.

— Bonsoir, Maurice…

— Tu pars ?… Eh bien, je t’accompagne.

Et Maurice, le bras en écharpe, suivit Arcade et Zita jusqu’à Montmartre, dans le cabaret de Clodomir, où le couvert était mis dans le jardin, sous une tonnelle.

Le prince Istar et Théophile s’y trouvaient déjà avec une petite figure jaune qui ressemblait à un enfant et qui était un ange japonais.

— On n’attend plus que Nectaire, dit Zita.

Et à ce moment, le vieux jardinier apparut sans bruit. Il s’assit et son chien se coucha à ses pieds. La cuisine française est la première du monde. Cette gloire éclatera par-dessus toutes les autres quand l’humanité, plus sage, mettra la broche au-dessus de l’épée. Clodomir servit aux anges et au mortel qui les accompagnait une garbure, un filet de porc et des rognons au vin qui attestaient que ce cuisinier de Montmartre n’était pas gâté par les Américains qui corrompent les plus excellents chefs de la Ville auberge.

Clodomir déboucha un vin de bordeaux qui, pour n’être pas inscrit dans les premiers crus du Médoc, révéla, par l’arôme et le bouquet, sa noble origine. Il importe de dire qu’après ce vin et plusieurs autres, le sommelier apporta gravement un romanée fort et léger, robuste et délicat, riche de vraie moelle bourguignonne, plein de feu, assez fumeux, volupté de l’esprit et des sens.

Le vieux Nectaire leva son verre et dit :

— À toi, Dionysos, le plus grand des Dieux, toi qui, ramenant l’âge d’or, viendras rendre aux mortels héroïsés la grappe que Lesbos détacha longtemps des ceps de Méthymne, les vignes de Thasos et les raisins blancs du lac Maréotis et les celliers de Falerne et les vignes du Tmolus, et le prince des vins, le Phanée. Et le jus de ces vignes sera divin et, comme au temps du vieux Silène, les hommes s’enivreront de sagesse et d’amour.

Quand fut servi le café, Zita, le prince Istar, Arcade et l’ange japonais exposèrent successivement l’état des forces rassemblées contre Ialdabaoth. Les anges, en quittant la béatitude éternelle pour les souffrances de la vie terrestre, grandissent en intelligence et acquièrent les moyens de se tromper et la faculté de se contredire. Aussi leurs assemblées sont-elles, comme celles des hommes, tumultueuses et confuses. L’un des conjurés apportait-il un chiffre, les autres le contestaient aussitôt. Ils ne pouvaient additionner deux nombres sans dispute et l’arithmétique elle-même, devenue passionnelle, perdait sa certitude. Le kéroub, qui avait amené de force le pieux Théophile, s’indigna d’entendre le musicien louer le Seigneur et lui asséna sur la tête des coups de poing qui eussent assommé un bœuf. Mais la tête d’un musicien est plus dure qu’un bucrâne. Et les coups que recevait Théophile ne changeaient pas l’idée que cet ange se faisait de la providence divine. Arcade ayant longuement opposé son idéalisme scientifique au pragmatisme de Zita, la belle archange lui dit qu’il raisonnait mal.

— Et vous vous en étonnez ! s’écria l’ange gardien du jeune Maurice. Je raisonne comme vous dans le langage humain. Et qu’est-ce que le langage humain, sinon le cri de la bête des forêts ou des montagnes, compliqué et corrompu par des primates orgueilleux ? Faites donc avec cet assemblage de sons irrités ou plaintifs, ô Zita, un bon raisonnement ! Les anges ne raisonnent pas ; supérieurs aux anges, les hommes raisonnent mal. Je ne vous parle pas des professeurs qui pensent définir l’absolu à l’aide des cris qu’ils ont hérités des anthropopithèques, des singes, des marsupiaux et des reptiles leurs ancêtres. C’est une grande bouffonnerie ! Comme le démiurge s’en amuserait, s’il était intelligent !

La nuit était illustrée d’étoiles. Le jardinier gardait le silence.

— Nectaire, lui dit la belle archange, jouez de la flûte, si vous ne craignez que la terre et le ciel n’en soient émus.

Nectaire prit sa flûte. Le jeune Maurice alluma une cigarette. La flamme brilla un moment, fit rentrer dans l’ombre le ciel et ses astres et mourut. Et Nectaire chanta cette flamme sur sa flûte inspirée. La voix d’argent s’éleva et dit :

— Cette flamme est un univers qui a accompli sa destinée en moins d’une minute. Il s’y est formé des soleils, des planètes. Vénus Uranie a mesuré les orbites des globes errants dans ces espaces infinis. Au souffle d’Éros, le premier né des dieux, naquirent les plantes, les animaux, les pensées. Dans les vingt secondes écoulées entre la vie et la mort de ces univers, des civilisations se sont déroulées, des empires ont traîné leur longue décadence. Les mères ont pleuré et vers les cieux muets ont monté les chants d’amour, les cris de haine et les soupirs des victimes. En proportion de sa petitesse, cet univers a duré autant qu’a duré et durera celui dont nous voyons quelques atomes luire sur nos têtes. Ils sont, l’un comme l’autre, une lueur dans l’infini.

Et à mesure que les sons clairs et purs jaillissent dans l’air charmé, la terre se change en une molle nuée, les étoiles décrivent des orbes rapides. La grande Ourse se disloque et ses membres volent épars. Le baudrier d’Orion se rompt. La Polaire quitte son axe magnétique. Sirius, qui jetait à l’horizon sa flamme incandescente, bleuit, rougit, vacille et s’éteint en un moment. Les constellations agitées forment de nouveaux signes qui s’effacent à leur tour. Par ses incantations, la flûte magique a resserré en un court instant la vie et les mouvements de cet univers qui semble immuable, éternel aux hommes et aux anges. Elle s’est tue, le ciel a repris son antique figure. Nectaire a disparu. Clodomir demande à ses hôtes s’ils sont contents de la garbure qui, pour se réduire, est restée vingt-quatre heures au feu et leur vante le vin de Beaujolais qu’ils ont bu.

La nuit était douce. Arcade, accompagné de son ange gardien, Théophile, le prince Istar et l’ange japonais reconduisirent Zita jusqu’à son logis.