Calmann-Lévy (p. 345-355).


CHAPITRE XXXI


Où l’on admire avec quelle facilité un homme honnête, timide et doux, peut commettre un crime horrible.



Profondément attristé par les propos obscurs du jeune Maurice, M. Sariette prit l’autobus et se rendit chez le père Guinardon, son ami, son unique ami, le seul être au monde qu’il eût plaisir à voir et à entendre. Quand M. Sariette entra dans le magasin de la rue de Courcelles, Guinardon était seul et sommeillait au fond d’une bergère antique. Les cheveux bouclés et la barbe fleurie, il avait la face cramoisie ; des filaments violets sillonnaient les ailes de son nez, empourpré par le vin de Bourgogne. Car on ne pouvait désormais se le dissimuler, le père Guinardon buvait. À deux pas de lui, sur la table à ouvrage de la jeune Octavie, une rose achevait de sécher dans un verre tari, et dans une corbeille un ouvrage de broderie gisait interrompu. La jeune Octavie quittait de plus en plus souvent le magasin et M. Blancmesnil n’y venait jamais quand elle ne s’y trouvait pas. La cause en était qu’ils se rencontraient trois fois par semaine à cinq heures, dans une maison de rendez-vous, près des Champs-Élysées. Le père Guinardon n’en savait rien. Il ne connaissait pas tout son mal, mais il en souffrait.

M. Sariette serra la main à son vieil ami ; ne lui demanda pas de nouvelles de cette jeune Octavie ; car il ne reconnaissait pas les liens qui les unissaient l’un à l’autre. Il aurait plus volontiers parlé de Zéphyrine, cruellement abandonnée et dont il souhaitait que le vieillard fît sa légitime épouse. Mais M. Sariette était prudent. Il se contenta de demander à Guinardon comment il se portait :

— À merveille, affirma Guinardon qui se sentait souffrant, et affectait la vigueur et la santé depuis qu’elles le quittaient. Dieu merci ! j’ai gardé la force du corps et de l’esprit. Je suis chaste. Sois chaste, Sariette ; les chastes sont forts.

Le père Guinardon avait tiré, ce soir-là de la commode de bois de violette quelques livres précieux, pour les montrer à un distingué bibliophile, M. Victor Meyer ; et après le départ de ce client il s’était endormi sans les remettre en place. M. Sariette, que les livres attiraient, vit ceux-là sur le marbre de la commode et se mit à les examiner curieusement. Le premier qu’il feuilleta fut la Pucelle en maroquin, avec la suite anglaise. Sans doute, il en coûtait à son cœur français et chrétien d’admirer ce texte et ces figures, mais un bel exemplaire lui semblait toujours vertueux et pur. Tout en causant très affectueusement avec Guinardon, il prit tour à tour dans ses mains des livres que l’antiquaire prisait pour la reliure, les estampes, la provenance ou la rareté, puis il poussa soudain un cri sublime de joie et d’amour. Il venait de retrouver le Lucrèce du Prieur de Vendôme, son Lucrèce, qu’il pressait contre son cœur.

— Je le revois enfin, soupirait-il, en l’approchant de ses lèvres.

Le père Guinardon ne comprenait pas très bien d’abord ce que son vieil ami voulait dire ; mais quand celui-ci lui eut déclaré que ce livre faisait partie de la bibliothèque d’Esparvieu, que ce livre était à lui, Sariette, et qu’il l’emportait sans autre forme de procès, l’antiquaire, tout à fait réveillé, se dressa debout et déclara net que le livre était à lui, Guinardon, qu’il l’avait bien et dûment acheté et qu’il ne le donnerait que contre cinq mille francs bien comptés.

— Vous ne comprenez pas ce que je vous dis, répliqua Sariette : ce livre appartient à la bibliothèque d’Esparvieu ; je dois l’y réintégrer.

— Pas de ça, Lisette…

— Ce livre m’appartient.

— Vous êtes fou, mon bon Sariette.

Observant qu’en effet le bibliothécaire avait l’air égaré, il lui tira le livre des mains et essaya de détourner la conversation.

— Avez-vous vu, Sariette, que ces cochons-là vont éventrer le palais Mazarin, et recouvrir de je ne sais quels ouvrages d’art la pointe de la Cité, le lieu le plus auguste et le plus beau de Paris ? Ils sont pis que les Vandales, car les Vandales détruisaient les monuments de l’antiquité, mais ne les remplaçaient pas par des bâtisses immondes et des ponts d’un style infâme, comme le pont Alexandre. Et votre pauvre rue Garancière, Sariette, est la proie des barbares. Qu’ont-ils fait du joli mascaron en bronze de la fontaine palatine ?…

Mais Sariette n’entendait rien.

— Guinardon, vous n’avez pas compris. Écoutez-moi. Ce livre appartient à la bibliothèque d’Esparvieu. Il en a été distrait. Comment ? par qui ? je l’ignore. Il s’est passé des choses terribles et mystérieuses dans cette bibliothèque. Bref ce livre a été dérobé. Je n’ai pas besoin de faire appel à vos sentiments de haute probité, mon bon ami. Vous ne voulez pas passer pour un recéleur. Donnez-moi ce livre. Je le restituerai à monsieur d’Esparvieu qui vous indemnisera, vous ne sauriez en douter. Fiez-vous à sa libéralité et vous agirez comme un galant homme que vous êtes.

L’antiquaire sourit avec amertume.

— Que je me fie à la libéralité de ce vieux grigou d’Esparvieu, qui écorcherait une puce pour en avoir la peau ! Regardez-moi, mon bon Sariette et dites si j’ai la tête d’un Jocrisse. Vous savez bien que d’Esparvieu a refusé de payer cinquante francs à un brocanteur le portrait d’Alexandre d’Esparvieu, le grand aïeul, par Hersent, et le grand aïeul est resté sur le boulevard Montparnasse, vis-à-vis du cimetière, à l’étalage d’un Juif, où tous les chiens du quartier viennent pisser dessus… Que je me fie à la libéralité de monsieur d’Esparvieu !… Vous en avez de bonnes !…

— Eh bien ! Guinardon, je m’engage à vous donner moi-même l’indemnité que des arbitres fixeront. Vous entendez ?

— Ne faites donc pas le magnifique avec des ingrats, mon bon Sariette. Ce d’Esparvieu a pris votre savoir, votre activité, votre vie entière pour un salaire dont un valet de chambre ne voudrait pas. Laissez donc cela… D’ailleurs, il est trop tard. Le livre est vendu…

— Vendu ?… à qui ? demanda Sariette avec angoisse.

— Que vous importe ? Vous ne le reverrez plus ; vous n’en entendrez plus parler : il va en Amérique.

— En Amérique, le Lucrèce aux armes de Philippe de Vendôme, avec des notes de la main de Voltaire ! mon Lucrèce ! En Amérique !

Le père Guinardon se mit à rire.

— Mon bon Sariette, vous me rappelez le chevalier des Grieux, quand il apprend que sa chère maîtresse sera transportée au Mississipi. « Ma chère maîtresse au Mississipi !… »

— Non, répliqua Sariette, très pâle, non, ce livre n’ira pas en Amérique. Il rentrera, comme il se doit, dans la bibliothèque d’Esparvieu. Donnez-le-moi, Guinardon.

L’antiquaire s’efforça une deuxième fois de couper court à un entretien qui avait l’air de tourner mal.

— Mon bon Sariette, vous ne me dites rien de mon Gréco. Vous ne le regardez même pas. Il est pourtant admirable.

Et Guinardon, mettant le tableau sous un jour favorable :

— Voyez ce saint François, le pauvre du Seigneur, le frère de Jésus ; son corps fuligineux s’élève au ciel comme la fumée d’un sacrifice agréable, comme le sacrifice d’Abel.

— Le livre ! Guinardon, fit Sariette sans tourner la tête ; donnez-moi le livre.

Le sang monta soudain à la tête du père Guinardon ; tout rouge et les veines du front gonflées :

— En voilà assez, dit-il.

Et il mit le Lucrèce dans une poche de son veston.

Aussitôt le père Sariette se jeta sur l’antiquaire, l’assaillit avec une fureur soudaine, et, tout débile qu’il était, culbuta le robuste vieillard dans la bergère de la jeune Octavie.

Guinardon, étourdi et furieux, vomit d’effroyables injures sur le vieux maniaque et renvoya d’un coup de poing, à quatre pas, contre le Couronnement de la Vierge, œuvre de Fra Angelico, qui s’abattit avec fracas. Sariette revint à la charge et tenta d’arracher le livre de la poche où il était enfermé. Le père Guinardon l’aurait assommé cette fois si, aveuglé par le sang qui lui montait à la tête, il n’avait frappé à côté sur la table à ouvrage de l’absente. Sariette s’accrocha à l’adversaire étonné, le maintint renversé dans la bergère et, de ses petites mains décharnées, lui serra le cou qui, déjà très rouge, devint cramoisi. Guinardon faisait effort pour se dégager ; mais les petits doigts sentant la chair chaude et molle s’y enfonçaient avec délices. Une force inconnue les attachait à leur proie. Guinardon râlait, la salive coulait d’un coin de sa bouche. Sous l’étreinte son corps énorme s’agitait par intervalles ; mais les secousses devenaient de plus en plus saccadées et rares. Elles cessèrent. Les mains homicides ne se desserraient pas. Sariette dut faire un violent effort pour les détacher. Ses tempes bourdonnaient. Pourtant il entendit la pluie tomber, des pas amortis passer sur le trottoir, au loin des aboyeurs crier les journaux. Il vit des parapluies passer dans l’ombre. Il tira le livre de la poche du mort et s’enfuit.

La jeune Octavie ne rentra pas ce soir-là au magasin. Elle alla coucher dans un petit entresol au-dessus du fonds d’antiquités que M. Blancmesnil venait de lui acheter dans cette même rue de Courcelles. L’homme de peine, chargé de fermer le magasin, trouva le corps de l’antiquaire encore chaud. Il appela la concierge, madame Lenain, qui étendit Guinardon sur un canapé, alluma deux bougies, mit un brin de buis dans une soucoupe pleine d’eau bénite et ferma les yeux au défunt. Le médecin chargé de constater le décès l’attribua à une congestion.

Avertie par madame Lenain, Zéphyrine accourut et veilla le mort. Il avait l’air de dormir. À la lueur tremblante des bougies, le Saint du Gréco montait comme une fumée ; les ors des primitifs brillaient dans l’ombre. Près du lit mortuaire, on voyait distinctement une petite femme de Baudouin qui prenait un remède. Toute la nuit, on entendit à cinquante pas dans la rue Zéphyrine se lamenter. Elle disait :

— Il est mort, il est mort, mon ami, mon dieu, mon tout, mon amour… Non ! il n’est pas mort, il remue. C’est moi, Michel, c’est moi, ta Zéphyrine : réveille-toi, écoute-moi. Réponds-moi : je t’aime ; si je t’ai fait de la peine, pardonne-moi… Mort ! mort ! oh ! mon Dieu, voyez : qu’il est beau ! Il était si bon, si intelligent, si aimable ! Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! Si j’avais été là, il ne serait pas mort. Michel ! Michel !

Le matin, elle se tut. On croyait qu’elle sommeillait, elle était morte.