Calmann-Lévy (p. 330-344).


CHAPITRE XXX


Relatant une affaire d’honneur, et où l’on jugera si, comme le prétend Arcade, l’expérience de nos fautes nous rend meilleurs.



Le terrain du combat était le jardin du colonel Manchon, boulevard de la Reine, à Versailles. MM. de la Verdelière et le Truc de Ruffec, qui avaient tous deux de l’honneur une pratique constante et en savaient exactement les règles, assistaient Maurice d’Esparvieu. Il n’y avait pas de duel, dans le monde catholique, sans M. de la Verdelière, et en s’adressant à cet homme d’épée, Maurice s’était conformé à l’usage, non sans quelque répugnance, car il avait été notoirement l’amant de madame de la Verdelière ; mais M. de la Verdelière ne pouvait être considéré comme un mari ; c’était une institution. Quant à M. le Truc de Ruffec, l’honneur était sa seule profession connue et son unique ressource avouée ; et, quand des malveillants en faisaient la remarque dans le monde, on leur demandait quelle plus belle carrière que celle de l’honneur aurait pu parcourir M. le Truc de Ruffec. Les témoins d’Arcade étaient le prince Istar et Théophile. Ce n’est pas volontiers et de son plein gré que l’ange musicien était venu participer à cette affaire. Il avait horreur de toute violence et il désapprouvait les combats singuliers. La détonation des pistolets, le cliquetis des épées lui étaient insupportables, et la vue du sang répandu le faisait évanouir. Ce doux fils du ciel avait refusé obstinément de servir de second à son frère Arcade et il avait fallu, pour l’y déterminer, que le kéroub menaçât de lui briser une bouteille de panclastite sur la tête. En outre des combattants, des témoins et des médecins, il n’y avait dans le jardin que quelques officiers de la garnison de Versailles et plusieurs journalistes. Bien que le jeune d’Esparvieu ne fût connu que comme un fils de famille et qu’Arcade fût ignoré de toute la terre, le duel avait attiré une assez grande affluence de curieux, et les fenêtres des maisons voisines regorgeaient de photographes, de reporters et de gens du monde. Ce qui avait excité bien des curiosités, c’est qu’on savait qu’une femme était la cause de la querelle. Plusieurs nommaient Bouchotte, le plus grand nombre désignait madame des Aubels. On avait remarqué, d’ailleurs, que les duels dans lesquels M. de la Verdelière était témoin attiraient tout Paris.

Le ciel était d’un bleu tendre, le jardin tout fleuri de roses ; un merle sifflait dans un arbre. M. de la Verdelière, qui, sa canne à la main, conduisait le combat, mit les épées pointe à pointe et dit :

— Allez, messieurs !

Maurice d’Esparvieu attaqua par des doublés et des battements du fer. Arcade rompit en tenant l’épée en ligne. Le premier engagement ne donna pas de résultat. Les témoins eurent l’impression que M. d’Esparvieu se trouvait dans un état fâcheux d’irritabilité nerveuse, et que son adversaire se montrerait infatigable. À la deuxième reprise, Maurice précipite ses attaques, écarte les bras et découvre la poitrine. Il attaque en marchant, porte un coup droit ; la pointe de son épée touche Arcade à l’épaule. On croit que celui-ci est blessé. Et les témoins constatent avec surprise que c’est Maurice qui a une égratignure au poignet. Maurice affirme qu’il ne sent rien et le docteur Quille déclare, après examen, que son client peut continuer le combat.

Après un quart d’heure d’observation réglementaire, le duel reprend. Maurice attaque avec violence. Son adversaire le ménage visiblement et, ce qui inquiète M. de la Verdelière, semble peu attentif à se défendre. Au début de la cinquième reprise, un barbet noir, entré dans le jardin on ne sait comment, débouche d’un massif de roses, pénètre dans l’espace réservé aux combattants, et, malgré les cannes et les cris, passe entre les jambes de Maurice. Il semble que celui-ci ait le bras engourdi, il ne pousse plus que de l’épaule sur son adversaire invulnérable. Il porte un coup droit et se jette lui-même sur l’épée de l’adversaire qui lui fait, au pli du coude, une blessure pénétrante.

M. de la Verdelière arrête le combat qui avait duré une heure et demie. Maurice a l’impression d’un choc douloureux. On l’assied sur un banc vert contre un mur de glycines. Tandis que les chirurgiens pansent la plaie, il appelle Arcade et lui tend son bras blessé. Et quand le vainqueur attristé de sa victoire s’est approché, Maurice l’embrasse tendrement et lui dit :

— Sois généreux, Arcade, pardonne-moi ta trahison. Maintenant que nous nous sommes battus, je puis te demander de te réconcilier avec moi.

Il embrasse son ami en pleurant et lui souffle à l’oreille :

— Viens me voir et amène Gilberte.

Maurice, qui restait brouillé avec ses parents, se fit conduire au petit rez-de-chaussée de la rue de Rome.

À peine étendu sur son lit, au fond de la chambre à coucher dont les rideaux étaient déployés comme au moment de l’apparition, il vit s’approcher Arcade et Gilberte. Il commençait à souffrir cruellement de sa blessure : sa température s’élevait, mais il était tranquille, content, heureux. L’ange et la femme, en larmes, se jetèrent au pied du lit. Il réunit leurs mains dans sa main gauche, leur sourit, donna à chacun un tendre baiser :

— Je suis sûr maintenant de ne plus me brouiller avec vous deux : vous ne me tromperez plus, je vous sais capables de tout.

Gilberte éplorée jura à Maurice qu’il avait été abusé par de vaines apparences, qu’elle ne l’avait pas trompé avec Arcade, qu’elle ne l’avait jamais trompé. Et, dans un grand élan de sincérité, elle se le persuadait à elle-même.

— Tu te fais du tort, Gilberte, lui répondit le blessé. Ce fut. Et il le fallait. Et c’est bien ainsi. Gilberte, tu as eu raison de me tromper ignoblement, avec mon meilleur ami, dans cette chambre. Si tu ne l’avais pas fait, nous ne serions pas réunis ici tous trois et je ne goûterais pas la plus grande joie de ma vie. Oh ! Gilberte, que tu as tort de nier des choses révolues et parfaites.

— Si tu le veux, mon ami, répliqua Gilberte un peu amère, je ne nierai pas. Mais ce sera pour te faire plaisir.

Maurice la fit asseoir sur le lit et pria Arcade de s’asseoir dans la bergère.

— Mon ami, dit Arcade, j’étais innocent. Je me suis fait homme. Aussitôt j’ai fait le mal. C’est ainsi que je suis devenu meilleur.

— N’exagérons rien, dit Maurice, et faisons un bridge.

Mais à peine le malade avait-il vu trois as dans son jeu et annoncé sans atout, que sa vue se brouilla ; les cartes lui glissèrent des mains, sa tête alourdie retomba sur l’oreiller et il se plaignit d’un grand mal de tête. Presque aussitôt, madame des Aubels s’en alla faire des visites ; elle tenait à paraître dans le monde pour démentir par son maintien assuré et tranquille les bruits qui couraient sur elle. Arcade la reconduisit jusqu’à la porte et lui aspira d’un baiser des parfums qu’il rapporta dans la chambre où sommeillait Maurice.

— Je suis bien content, murmura celui-ci, que les choses se soient passées de cette manière.

— Ce qui fut devait être, répondit l’Esprit. Tous les anges comme moi révoltés en eussent usé comme moi avec Gilberte. « Les femmes, dit l’Apôtre, doivent prier voilées, à cause des anges. » Et l’Apôtre parle ainsi parce qu’il sait que les anges se troublent en les voyant belles. À peine ont-ils touché la terre qu’ils désirent et accomplissent les embrassements des mortelles. Leur étreinte est formidable et délicieuse ; ils ont le secret de ces caresses ineffables, qui plongent les filles des hommes dans des abîmes de volupté. Mettant aux lèvres de leurs victimes heureuses un miel embrasé, faisant couler longuement dans leurs veines des torrents de flammes rafraîchissantes, ils les laissent brisées et ravies.

— Fiche-moi la paix, sale bête ! s’écria le blessé.

— Un mot encore ! fit l’ange ; un seul mot, mon cher Maurice, pour me justifier, et je te laisserai reposer après tranquillement. Il n’est tel que de bonnes références. Afin de t’assurer que je ne t’en impose pas, Maurice, consulte sur les embrassements des anges et des femmes : Justin, Apologies I et II ; Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, livre I, chapitre iii ; Athénagore, Sur la Résurrection ; Lactance, livre II, chapitre xv ; Tertullien, Sur le voile des Vierges ; Marc d’Éphèse en Psellus ; Eusèbe, Préparation évangélique, livre V, chapitre iv ; saint Ambroise, au livre de Noé et de d’Arche, chapitre v ; saint Augustin, Cité de Dieu, livre XV, chapitre xxiii ; le père Meldonat, jésuite, Traité des démons, page 218 ; Pierre Lebyer, conseiller du roi…

— Arcade, tais-toi, par pitié ! tais-toi ! tais-toi ! et chasse ce chien, s’écria Maurice, la face écarlate, les yeux hors de la tête, et qui, dans son délire, croyait voir sur son lit un barbet noir.

Madame de la Verdelière, qui pratiquait toutes les élégances mondaines et nationales, comptait parmi les plus gracieuses infirmières de la haute société française. Elle vint elle-même prendre des nouvelles de Maurice et s’offrit à soigner le blessé. Mais, sous l’inspiration véhémente de madame des Aubels, Arcade lui ferma la porte au nez. Les témoignages de sympathie affluaient chez Maurice. Amassées sur un plateau, les cartes de visite lui montraient leurs innombrables petites cornes. M. le Truc de Ruffec apporta, des premiers, au rez-de-chaussée de la rue de Rome, l’expression de sa mâle sympathie et, tendant sa main loyale, demanda au jeune d’Esparvieu, comme un homme d’honneur à un homme d’honneur vingt-cinq louis pour payer une dette d’honneur.

— Bigre, mon cher Maurice, ce sont là des services qu’on ne demande pas à tout le monde !

Le même jour, M. Gaétan vint serrer la main à son neveu. Celui-ci lui présenta Arcade.

— Voici mon ange gardien à qui vous avez trouvé un si beau pied, en voyant l’empreinte de ses pas sur la poudre révélatrice, mon oncle. Il m’a apparu, l’année dernière, dans cette même chambre… Vous ne le croyez pas ?… C’est pourtant bien vrai !

Et, se tournant vers l’Esprit :

— Qu’en dis-tu, Arcade ? L’abbé Patouille, qui est un grand théologien et un bon prêtre, ne croit pas que tu es un ange ; et mon oncle Gaétan, qui ne sait pas son catéchisme et n’a point de religion, ne le croit pas davantage. Ils te nient tous les deux : l’un parce qu’il a la foi, l’autre parce qu’il ne l’a pas. On peut être sûr, d’après cela, que ton histoire, si jamais on la raconte, ne paraîtra guère vraisemblable. D’ailleurs, celui qui s’aviserait d’en faire le récit ne serait pas un homme de goût et ne recueillerait pas beaucoup d’approbations. Car elle n’est pas belle, ton histoire ! Je t’aime, mais je te juge. Depuis que tu es tombé dans l’athéisme, tu es devenu un abominable scélérat. Mauvais ange, mauvais ami, traître, homicide. Car je pense que c’est pour m’assassiner que tu m’as lâché, sur le terrain, un barbet noir dans les jambes.

L’ange leva les épaules et, s’adressant à Gaétan :

— Hélas, monsieur, dit-il, je ne suis pas surpris de trouver peu de crédit près de vous : on m’a dit que vous étiez brouillé avec le ciel judéo-chrétien, dont je suis originaire.

— Monsieur, répondit Gaétan, je ne crois pas assez en Jéhovah pour croire en ses anges.

— Monsieur, celui que vous appelez Jéhovah est en réalité un démiurge ignorant et grossier, nommé Ialdabaoth.

— En ce cas, monsieur, je suis tout prêt à croire en lui. Il est ignare, il est borné : son existence ne fait plus de difficulté pour moi. Comment va-t-il ?

— Mal ! Nous allons le renverser le mois prochain.

— Ne vous flattez pas, monsieur. Vous me faites songer à mon beau-frère Cuissart, qui, depuis trente ans, s’attend tous les matins à apprendre la chute de la République…

— Tu vois, Arcade, s’écria Maurice ; mon oncle Gaétan est de mon avis. Il sait que tu ne réussiras pas.

— Et pourquoi, je vous prie, monsieur Gaétan, croyez-vous que je ne réussirai pas ?

— Votre Ialdabaoth est encore bien fort en ce monde, sinon dans l’autre. Autrefois il était soutenu par ses prêtres, par ceux qui croyaient en lui. Il a aujourd’hui pour appui ceux qui ne croient pas en lui, les philosophes. Il s’est trouvé récemment un cuistre du nom de Picrochole qui voulait faire mettre la science en faillite afin d’améliorer les affaires de l’Église. Et l’on a inventé, ces jours-ci, le pragmatisme tout exprès pour accréditer la religion dans les esprits raisonneurs.

— Vous avez étudié le pragmatisme ?

— N’en croyez rien ! J’étais frivole autrefois et m’occupais de métaphysique. Je lisais Hégel et Kant. Je suis devenu sérieux avec l’âge et ne m’occupe plus que des formes sensibles, de ce que l’œil ou l’oreille peut saisir. L’art c’est tout l’homme. Le reste n’est que rêverie.

La conversation continua ainsi jusqu’au soir, et il y fut dit des obscénités à faire rougir non seulement un cuirassier, ce qui n’est pas beaucoup dire, car les cuirassiers sont souvent chastes, mais encore une Parisienne.

M. Sariette vint voir son ancien élève. Quand il entra dans la chambre, le buste d’Alexandre d’Esparvieu apparut au-dessus de la tête chauve du bibliothécaire. Il approcha du lit. Aux rideaux bleus, à l’armoire à glace, à la cheminée, se substituèrent aussitôt les armoires pleines de livres de la salle des Sphères et des Bustes, et l’air fut aussitôt étouffé par des cartons, des dossiers et des fiches. M. Sariette n’était pas assez distinct de sa bibliothèque pour qu’on pût le concevoir ni le voir sans elle. Il était lui-même plus pâle, plus effacé, plus vague, plus imaginaire que les images qu’il évoquait.

Maurice, devenu très bon, fut sensible à cette marque d’amitié.

— Asseyez-vous, monsieur Sariette, vous connaissez madame des Aubels. Je vous présente Arcade, mon ange gardien. C’est lui qui, tandis qu’il était invisible, a saccagé pendant deux ans votre bibliothèque, vous a fait perdre le boire et le manger et mis à deux doigts de la folie. C’est lui qui transportait de la salle des Sphères dans mon pavillon des tas de vieux livres. Il enleva un jour, à votre nez, je ne sais quel bouquin précieux et fut cause que vous êtes tombé dans l’escalier. Un autre jour, il vous prit une brochure de monsieur Salomon Reinach et, forcé de sortir avec moi (car il ne me quittait jamais, comme je l’ai su depuis), il laissa tomber la brochure dans le ruisseau de la rue Princesse. Excusez-le, monsieur Sariette, il n’avait pas de poches. Il était invisible. Je regrette amèrement, monsieur Sariette, que tous vos bouquins n’aient pas été dévorés par un incendie ou noyés dans une inondation. Ils ont fait perdre la tête à mon ange, qui s’est fait homme et n’a plus ni foi ni loi. C’est moi, maintenant, qui suis son ange gardien. Dieu sait comment tout cela finira !

En écoutant ce discours, le visage de M. Sariette exprimait une tristesse infinie, irréparable, éternelle, une tristesse de momie. S’étant levé pour prendre congé, le désolé bibliothécaire dit à l’oreille d’Arcade :

— Le pauvre enfant est bien malade ; il délire.

Maurice rappela le vieillard.

— Restez donc, monsieur Sariette. Vous ferez un bridge avec nous. Monsieur Sariette, écoutez mes conseils. Ne faites pas comme moi, ne fréquentez pas les mauvaises compagnies. Vous seriez perdu. Monsieur Sariette, ne partez pas encore, j’ai quelque chose de très important à vous demander : quand vous reviendrez me voir apportez-moi un livre sur la vérité de la religion, pour que je l’étudie. Il faut que je rende à mon ange gardien la foi qu’il a perdue.