Calmann-Lévy (p. 253-264).


CHAPITRE XXII


Où l’on voit dans un magasin d’antiquités le bonheur criminel du père Guinardon troublé par la jalousie d’une grande amoureuse.



Le père Guinardon (comme Zéphyrine en avait fait un fidèle rapport à M. Sariette) déménagea à la cloche de bois les tableaux, meubles et curiosités amassés dans son grenier de la rue Princesse, qu’il appelait son atelier, et en garnit une boutique, louée par lui, rue de Courcelles, où il s’en fut loger, laissant Zéphyrine, après cinquante ans de vie commune, sans une paillasse, sans une marmite, sans un sou, hors un franc soixante-dix centimes qui se trouvaient dans le porte-monnaie de la pauvre femme. Le père Guinardon ouvrait un magasin de tableaux anciens et de curiosités et y établissait la jeune Octavie.

La devanture avait bon air : on y voyait des anges flamands, en chape verte, dans la manière de Gérard David, une Salomé de l’école de Luini, une sainte Barbe en bois peint de travail français, des émaux de Limoges, des verres de Bohème et de Venise, des plats d’Urbino ; on y voyait des dentelles de point d’Angleterre, que Zéphyrine, au temps de sa splendide jeunesse, avait reçues, à l’en croire, de l’empereur Napoléon III. À l’intérieur, des ors étincelaient dans l’ombre, et l’on discernait çà et là des christs, des apôtres, des patriciennes et des nymphes. Une toile était retournée contre le mur, pour ne s’offrir qu’au regard des connaisseurs, qui sont rares ; c’était une réplique de la Gimblette de Fragonard, peinture claire, qui semblait n’avoir pas encore eu le temps de sécher. Le père Guinardon lui-même le disait. Une commode de bois de violette, au fond du magasin, contenait dans ses tiroirs des raretés, des gouaches de Baudouin, des livres à figures du xviiie siècle, des miniatures.

Sur un chevalet reposait, voilé, le chef-d’œuvre, la merveille, le joyau, la perle, un Fra Angelico très tendre, or, bleu et rose, un Couronnement de la Vierge, dont le père Guinardon demandait cent mille francs. Sur une chaise Louis XV, devant une table à ouvrage Empire, portant un vase de fleurs, se tenait, sa broderie à la main, la jeune Octavie, qui, ayant laissé dans sa soupente de la rue Princesse ses haillons étincelants, apparaissait, non plus comme un Rembrandt recuit, mais avec le doux éclat et la limpidité d’un Vermer de Delft, pour la joie des connaisseurs qui fréquentaient chez le père Guinardon. Tranquille et chaste, elle demeurait seule tout le jour dans le magasin, tandis que le bonhomme, sous les toits, faisait on ne sait quelle peinture. Il descendait vers cinq heures et causait avec les habitués.

Le plus assidu était le comte Desmaisons, un grand homme maigre, hâve, voûté. Un filet de poils lui sortait, sous chaque pommette, du creux profond des joues, allait en s’élargissant et répandait des torrents de neige sur le menton et la poitrine. Il y trempait sans cesse sa main longue et décharnée, aux anneaux d’or. Pleurant depuis vingt ans sa femme emportée dans la fleur de la jeunesse et de la beauté par la tuberculose, il consacrait sa vie à rechercher des communications avec les morts et à remplir de mauvaise peinture son hôtel solitaire. Sa confiance en Guinardon était infinie. M. Blancmesnil, administrateur d’un grand établissement de crédit, ne se montrait guère moins souvent dans le magasin. C’était un quinquagénaire frais et replet, peu curieux d’art, médiocre connaisseur, peut-être, mais qu’attirait la jeune Octavie, placée au milieu du magasin comme la chanterelle dans sa cage.

M. Blancmesnil ne tarda pas à nouer avec elle des intelligences dont le père Guinardon était seul à ne pas s’apercevoir, faute d’expérience, car le vieillard était jeune encore dans l’amour d’Octavie. M. Gaétan d’Esparvieu venait parfois en curieux chez le père Guinardon, qu’il soupçonnait d’être un admirable faussaire.

M. Le Truc de Ruffec, ce grand homme d’épée, se rendit un jour chez le vieil antiquaire et lui fit part de ses projets. M. Le Truc de Ruffec organisait au Petit Palais une exposition rétrospective d’armes blanches, au profit de l’œuvre de l’Éducation des petits Marocains, et demandait au père Guinardon de prêter quelques-unes des pièces les plus précieuses de ses collections.

— Nous avions pensé d’abord, disait-il, organiser une exposition qui s’appelât la Croix et l’Épée. L’association de ces deux mots vous fait assez sentir l’esprit qui présidait à notre initiative. Une pensée éminemment patriotique et chrétienne nous faisait réunir l’épée, symbole de l’honneur, et la croix, signe du salut. L’œuvre eût été mise sous le haut patronage du ministre de la Guerre et de monseigneur Cachepot. La réalisation présenta malheureusement des difficultés et dut être différée… Pour le moment, nous organisons l’exposition de l’Épée. J’ai rédigé une note qui indique le sens de cette manifestation.

Ayant ainsi parlé, M. Le Truc de Ruffec tira de sa poche un portefeuille bourré de papiers, et, discernant parmi toutes sortes de procès-verbaux de rencontres ou de carence un petit morceau de papier très barbouillé :

— Voici, dit-il : « L’Épée est une vierge farouche. C’est l’arme française par excellence. À une époque où le sentiment national, après une trop longue éclipse, rayonne plus ardemment que jamais, etc… » Vous sentez ?…

Et il renouvela sa demande de quelque belle pièce qu’on placerait au premier rang dans cette exposition pour l’œuvre des petits Marocains, sous la présidence d’honneur du général d’Esparvieu.

Le père Guinardon s’occupait fort peu d’armes : il vendait surtout des tableaux, des dessins et des livres. Mais on ne le prenait jamais sans vert. Il décrocha une rapière à coquille en passoire d’un Louis XIII-Napoléon III très caractérisé, et la tendit à l’entrepreneur d’exposition qui la contempla avec quelque respect, dans un silence prudent.

— J’ai mieux encore, fit l’antiquaire.

Et il tira de son arrière-boutique, où elle gisait avec les cannes et les parapluies, une grande diablesse d’épée fleurdelisée, vraiment royale : c’était celle de Philippe-Auguste portée par un acteur de l’Odéon dans les représentations d’Agnès de Méranie, en 1846. Guinardon la tenait la pointe en terre, comme pour en faire une croix, joignait pieusement les mains sur le quillon, et semblait aussi loyal que cette épée.

— Faites-la figurer à votre exposition, dit-il. La pucelle en vaut la peine. Elle se nomme Bouvines.

— Si je vous la fais vendre, demanda M. Le Truc de Ruffec, en tortillant ses énormes moustaches, vous me donnerez une petite commission ?…

À quelques jours de là, le père Guinardon montra au comte Desmaisons et à M. Blancmesnil, avec un air de mystère, un Gréco nouvellement découvert, un étonnant Gréco de la dernière manière du maître. Il représentait un saint François d’Assise qui, debout sur le rocher de l’Alverne, montait vers le ciel comme une colonne de fumée et plongeait dans la région des nuées une tête monstrueusement étroite, rapetissée par la distance. Enfin un vrai, très vrai, trop vrai Gréco. Les deux amateurs contemplaient cette œuvre avec attention, tandis que le père Guinardon en vantait les noirs profonds et l’expression sublime. Il levait les bras en l’air pour figurer Theotocopuli, sorti du Tintoret, le dépassant de cent coudées.

— C’était un chaste, un pur, un fort, un mystique, un apocalyptique.

Le comte Desmaisons déclara que le Gréco était son peintre préféré. Blancmesnil, au dedans de lui-même, n’admirait pas entièrement.

La porte s’ouvrit et M. Gaétan, qu’on n’attendait point, parut.

Il jeta un coup d’œil sur le saint François et dit :

— Bigre !

M. Blancmesnil, désireux de s’instruire, lui ayant demandé ce qu’il pensait de ce peintre tant admiré aujourd’hui, Gaétan répondit, sans se faire prier, qu’il ne pensait pas que le Gréco fût un extravagant et un fou, comme on le croyait autrefois ; et qu’il supposait plutôt qu’un défaut de la vision, dont Theotocopuli était affligé, l’obligeait à déformer ses figures.

— Astigmate et atteint de strabisme, poursuivit Gaétan, il peignait ce qu’il voyait et comme il le voyait.

Le comte Desmaisons n’acceptait pas volontiers une explication si naturelle, qui plaisait au contraire, par sa simplicité, à M. Blancmesnil.

Le père Guinardon, outré, s’écria :

— Direz-vous, monsieur d’Esparvieu, que saint Jean était astigmate parce qu’il a vu une femme revêtue du soleil et couronnée d’étoiles, avec la lune à ses pieds ; la bête à sept têtes et dix cornes et les sept anges vêtus de lin qui portent les sept coupes pleines de la colère du Dieu vivant ?

— Après tout, conclut M. Gaétan, on a raison d’admirer le Gréco, s’il eut assez de génie pour imposer sa vision morbide. Aussi bien, les tortures qu’il inflige à la figure humaine peuvent contenter les âmes qui aiment la souffrance, et celles-là sont plus nombreuses qu’on ne croit.

— Monsieur, répliqua le comte Desmaisons, en promenant sa longue main dans sa barbe fleurie, il faut aimer qui nous aime. La souffrance nous aime et s’attache à nous. Il faut l’aimer si l’on veut supporter la vie ; et c’est la force et la bonté du christianisme de l’avoir compris… Hélas ! je n’ai pas la foi, et c’est ce qui me désespère.

Le vieillard songea à celle qu’il pleurait depuis vingt ans, et aussitôt sa raison l’abandonna et sa pensée suivit sans résistance les imaginations d’une folie douce et triste.

Ayant étudié, disait-il, les sciences psychiques et pratiqué, avec le concours d’un médium translucide, des expériences sur la nature et la durée de l’âme, il avait obtenu des résultats surprenants, mais qui ne le contentaient pas. Il était parvenu à voir l’âme de la morte sous l’apparence d’une masse gélatineuse et transparente, qui ne rappelait en rien la forme qu’il avait adorée. Et ce qu’il y avait de plus pénible dans cette expérience cent fois répétée, c’était que la masse de gélatine, armée de tentacules d’une ténuité extrême, les mettait sans cesse en mouvement, selon un rythme destiné apparemment à former des signes, sans qu’on pût comprendre le sens de ces mouvements.

Tout le long de ce récit, M. Blancmesnil s’accointait avec la jeune Octavie, tranquille, muette, et qui baissait les yeux.

Zéphyrine ne s’était pas résignée à laisser son amant à une rivale indigne. Souvent, le matin, elle venait, son cabas sous le bras, rôder autour du magasin d’antiquités, et, furieuse et désolée, agitée de pensées contraires, elle méditait de coiffer l’infidèle d’une marmite de vitriol, ou de se jeter à ses pieds et de tremper de larmes et de baisers ses mains adorées. Un jour qu’elle épiait ainsi ce Michel si cher et si coupable, regardant à travers la glace la jeune Octavie qui brodait devant la table où mourait une rose dans un verre de cristal, Zéphyrine, transportée de fureur, abattit son parapluie sur la tête blonde de sa rivale et l’appela femelle et gadoue. Octavie s’enfuit épouvantée et alla chercher les agents, tandis que Zéphyrine, folle de douleur et d’amour, labourait du fer de son vieux riflard la Gimblette de Fragonard, le saint François fuligineux du Gréco, et les vierges et les nymphes et les apôtres, et faisait sauter les ors du Fra Angelico en criant :

— Tous ces tableaux-là, le Gréco, le Beato Angelico, le Fragonard, le Gérard David, et les Baudouins, oui, les Baudouins, tous, tous, tous, c’est Guinardon qui les a peints, le misérable, le gredin. Et ce Fra Angelico-là, je le lui ai vu peindre sur ma planche à repasser, et ce Gérard David, il l’a exécuté sur une vieille enseigne de sage-femme… Cochon ! ta gueuse et toi, je vous crèverai comme je crève tes sales toiles !

Et, tirant par l’habit un vieil amateur qui s’était caché, tout tremblant, dans le coin le plus noir de l’arrière-boutique, elle le prenait à témoin des crimes de Guinardon, faussaire et parjure. Il fallut que les agents l’arrachassent du magasin dévasté. Conduite chez le commissaire et suivie par une grande foule de peuple, elle levait au ciel des yeux ardents et criait à travers ses sanglots :

— Mais vous ne connaissez donc pas Michel ? Si vous le connaissiez, vous comprendriez qu’on ne peut pas vivre sans lui. Michel ! il est beau, il est bon, il est charmant. C’est un dieu, c’est l’amour ! Je l’aime ! je l’aime ! je l’aime. J’ai connu des hommes de la haute, des ducs, des ministres et mieux encore… Aucun n’était digne de décrotter les souliers de Michel. Mes bons messieurs, rendez-le-moi !