Calmann-Lévy (p. 236-252).


CHAPITRE XXI


Suite et fin du récit.



» Il semblait que la science et la pensée eussent à jamais péri et que la terre ne dût plus jamais connaître la paix, la joie et la beauté.

» Mais un jour, sous les murs de Rome, des ouvriers, creusant la terre au bord d’une voie antique, trouvèrent un sarcophage de marbre qui portait, sculptés sur les parois, des simulacres de l’Amour et les triomphes de Bacchus. Le couvercle soulevé, une vierge apparaît, dont le visage brille d’une éclatante fraîcheur. Ses longs cheveux, répandus sur ses blanches épaules, elle sourit dans son sommeil. Une troupe de citoyens, émus d’enthousiasme, soulèvent la couche funèbre et la portent au Capitole. Le peuple, en foule, vient contempler l’ineffable beauté de la vierge romaine et reste silencieux, épiant le réveil de l’âme divine que contient cette forme adorable. Enfin, la ville fut si grandement émue de ce spectacle que le pape, craignant, non sans raison, qu’un culte païen ne vînt à naître sur le corps radieux, le fit dérober nuitamment et ensevelir en secret. Vaines précautions ! inutiles soins ! La beauté antique, après tant de siècles de barbarie, avait apparu un moment au regard des hommes : c’en était assez pour que son image, imprimée dans leurs cœurs, leur inspirât un désir ardent d’aimer et de connaître. Dès lors, l’astre du Dieu des chrétiens pâlit et pencha vers son déclin. De hardis navigateurs découvrirent des mondes où vivaient des peuples nombreux, qui ignoraient le vieil Iahveh, et l’on soupçonna qu’il les ignorait aussi, puisqu’il ne leur avait pas donné nouvelle de lui ni de son fils expiateur. Un chanoine polonais démontra le mouvement de la terre, et l’on s’aperçut que, loin d’avoir créé l’univers, le vieux démiurge d’Israël n’en soupçonnait pas même la structure. Les écrits des philosophes, des orateurs, des jurisconsultes et des poètes anciens furent tirés de la poussière des cloîtres et, passant de mains en mains, inspirèrent aux esprits l’amour de la sagesse. Le vicaire du Dieu jaloux, le pape lui-même, ne crut plus en Celui qu’il représentait sur la terre. Il aimait les arts et n’avait d’autre souci que de recueillir les statues antiques et d’élever des bâtiments somptueux, où se déployaient les ordres de Vitruve rétablis par Bramante. Nous respirions. Déjà, les vrais dieux, rappelés de leur long exil, revenaient habiter la terre. Ils y retrouvaient des temples et des autels. Léon, déposant à leurs pieds l’anneau, les trois couronnes et les clefs, leur offrait en secret l’encens des sacrifices. Déjà Polymnie accoudée reprenait le fil doré de ses méditations ; déjà, dans les jardins, les Grâces décentes et les Nymphes avec les Satyres formaient des chœurs de danse ; enfin la terre rapprenait la joie. Mais, ô disgrâce, ô mauvais sort, événement funeste, voici qu’un moine allemand, tout gonflé de bière et de théologie, se dresse contre ce paganisme renaissant, le menace, le foudroie, prévaut seul contre les princes de l’Église, et, soulevant les peuples, les convie à une réforme qui sauve ce qui allait être détruit. En vain les plus habiles d’entre nous tentèrent de le détourner de son œuvre. Un démon subtil, qu’on nomme sur la terre Belzébuth, s’attache à lui, tantôt l’embarrassant par les arguments d’une savante controverse, tantôt le harcelant par de cruelles espiègleries.

» L’obstiné moine lui jette son encrier à la tête et poursuit la triste réformation. Que dire enfin ? le robuste nautonier radouba, calfata, renfloua la nef avariée de l’Église. Jésus-Christ doit à ce frocard de voir son naufrage retardé de plus de dix siècles peut-être. Dès lors, les choses allèrent de mal en pis. Après ce gros encapuchonné, buveur et querelleur, vint le long et sec docteur de Genève, plein de l’esprit de l’antique Iahveh, qui s’efforçait de ramener le monde aux temps abominables de Josué et des Juges d’Israël, maniaque froidement furieux, hérétique brûleur d’hérétiques, le plus féroce ennemi des Grâces.

» Ces enragés apôtres et leurs enragés disciples faisaient regretter même aux démons comme moi, aux diables cornus, le temps où le Fils régnait avec sa Mère virginale sur les peuples éblouis de splendeurs : dentelle de pierre des cathédrales, roses éclatantes des verrières, fresques vivement coloriées où se déroulaient mille histoires merveilleuses, riches orfrois, brillants émaux des châsses et des reliquaires, ors des croix et des ostensoirs, constellations des cierges dans l’ombre des arceaux, grondements harmonieux des orgues. Tout cela sans doute, ce n’était point le Parthénon, ce n’était point les Panathénées ; mais cela riait aux yeux et aux cœurs ; c’était encore de la beauté. Et ces maudits réformateurs ne veulent rien souffrir de plaisant ni d’aimable. Voyez-les grimper en noirs essaims sur les portails, sur les socles, sur les pinacles, sur les clochetons, et qui frappent de leur marteau stupide ces images de pierre que les démons avaient taillées d’accord avec les maîtres d’œuvres, ces façons de saints assez bons hommes et ces gentilles saintes, et ces idoles touchantes des vierges mères pressant leur nourrisson contre leur sein. Car, pour être juste, un peu de paganisme agréable s’était introduit dans le culte du Dieu jaloux. Ces monstres d’hérétiques extirpaient l’idolâtrie. Nous fîmes de notre mieux, mes compagnons et moi, pour interrompre leur affreux ouvrage et j’eus, pour ma part, le plaisir d’en jeter bas quelques douzaines du haut des portails et des galeries sur le parvis où se répandit leur cervelle infecte.

» Le pis fut que l’Église catholique se réforma aussi et devint plus méchante qu’elle n’avait jamais été. Dans le doux pays de France, les sorbonniers et les moines s’acharnèrent avec une rage inouïe contre les démons ingénieux et les hommes doctes. Mon prieur se trouvait être des plus contraires aux bonnes lettres. Depuis quelque temps, mes veilles studieuses l’inquiétaient, et peut-être avait-il aperçu la fourche de mon pied. Le cafard fouilla dans ma cellule et y trouva du papier, de l’encre, des livres grecs nouvellement imprimés et une flûte de Pan suspendue au mur. À ces enseignes, me reconnaissant pour un esprit diabolique, il me faisait jeter dans un cachot où j’eusse été nourri du pain d’angoisse et de l’eau d’amertume, si je ne m’étais promptement échappé par la fenêtre et réfugié dans les retraites des bois, parmi les Nymphes et les Faunes.

» Partout les bûchers allumés répandaient l’odeur des chairs grillées. Partout les tortures, les supplices, les os brisés et les langues coupées. L’esprit d’Iahveh n’avait pas encore soufflé de si atroces fureurs. Ce n’était pas en vain pourtant que les hommes avaient soulevé le couvercle du sarcophage antique et contemplé la Vierge Romaine. Dans cette grande terreur, où papistes et réformateurs rivalisaient de violence et de cruauté, au milieu des supplices, l’esprit humain reprenait force et courage. Il osait regarder les cieux et y voyait non le vieux sémite ivre de vengeance, mais, tranquille et resplendissante, Vénus Uranie.

» Alors un nouvel ordre de choses naissait, alors commençaient les grands siècles. Sans renier publiquement le dieu de leurs aïeux, les esprits se soumirent à ses deux mortelles ennemies, la Science et la Raison, et l’abbé Gassendi le relégua doucement dans l’abîme lointain des causes premières. Les démons bienfaisants qui instruisent et consolent les malheureux mortels, inspirèrent aux beaux esprits de ce temps des discours de toutes sortes, des comédies et des contes d’un art accompli. Les femmes inventèrent la conversation, l’épître familière et la politesse ; les mœurs prirent une douceur et une noblesse inconnues aux âges précédents. Un des meilleurs esprits du siècle raisonnable, l’aimable Bernier, écrivit un jour à Saint-Évremont. « C’est un grand péché que de se priver d’un plaisir. » Et ce seul propos suffirait à découvrir le progrès des intelligences en Europe. Non qu’il n’y ait pas toujours eu des épicuriens, mais ils n’avaient pas la conscience de leur génie comme Bernier, Chapelle et Molière. Alors les dévots eux-mêmes comprenaient la nature. Et Racine, tout bigot qu’il était, savait aussi bien qu’un physicien athée, comme Guy-Patin, rapporter aux divers états des organes les passions qui agitent les hommes.

» Dans mon abbaye même, où j’étais rentré après la tourmente, et qui n’abritait guère que des ignorants et des pense-petit, un jeune religieux, moins ignare que les autres, me confia que le Saint-Esprit s’exprime en mauvais grec pour humilier les savants.

» Et toutefois la théologie et la controverse sévissaient encore dans cette société raisonnable. On vit, près de Paris, dans une vallée ombreuse, des solitaires qu’on nommait les Messieurs ; ils se disaient disciples de saint Augustin et soutenaient avec une constance honorable que le Dieu de l’Écriture frappe celui qui le craint, épargne celui qui le brave, ne tient nul compte des œuvres et damne, s’il lui plaît, ses plus fidèles serviteurs ; car sa justice n’est point notre justice et ses voies sont incompréhensibles. Un soir, je rencontrai l’un de ces messieurs dans son jardin, où il méditait, entre des carrés de choux et de plants de salades. J’inclinai devant lui mon front cornu et lui murmurai ces paroles amies :

» — Que le vieux Jéhova vous garde, monsieur ! Vous le connaissez bien. Oh ! que vous le connaissez bien, et comme vous avez compris son caractère ! »

» Le saint homme discerna en moi un ange de l’abîme, se crut réprouvé et mourut subitement d’épouvante.

» Le siècle suivant fut le siècle de la philosophie. L’esprit d’examen se développa, le respect se perdit ; les grandeurs de chair s’affaiblirent et l’esprit acquit des forces nouvelles. Les mœurs prenaient un agrément inconnu jusqu’alors. Au rebours, les moines de mon ordre devenaient de plus en plus ignares et crasseux, et le couvent ne m’offrait plus aucun avantage, maintenant que la politesse régnait dans les villes. Je n’y pus tenir. Ayant jeté mon froc aux orties, je mis une perruque poudrée sur mon front cornu, cachai sous des bas blancs mes jambes de bouc et, la canne à la main, les poches bourrées de gazettes, je courus le monde, fréquentai les promenades à la mode et me montrai assidu dans les cafés où se réunissaient les hommes de lettres. On m’accueillit dans les salons où, par une heureuse nouveauté, les fauteuils épousaient la forme des fesses et où les hommes et les femmes raisonnaient avec bon sens. Les métaphysiciens eux-mêmes parlaient clairement. J’acquis en ville une grande autorité en matière d’exégèse et, sans me flatter, je suis pour une bonne part dans le testament du curé Meslier et dans la Bible expliquée par les chapelains du roi de Prusse.

» Il advint, dans ce temps, à ce vieil Iahveh une mésaventure burlesque et cruelle. Un quaker américain, au moyen d’un cerf-volant, lui vola son tonnerre.

» J’habitais Paris et fus de ce souper où l’on parla d’étrangler le dernier prêtre avec les boyaux du dernier roi. La France était en effervescence ; une révolution épouvantable éclata. Les chefs éphémères de l’État bouleversé régnèrent par la terreur au milieu de périls inouïs. Ils étaient, pour la plupart, moins cruels et moins impitoyables que les princes et les juges institués par Iahveh dans les royaumes de la terre ; toutefois, ils parurent plus féroces, parce qu’ils jugeaient au nom de l’humanité. Malheureusement, ils étaient prompts à s’attendrir et d’une sensibilité toujours émue. Or, les hommes sensibles sont irritables et sujets à des accès de fureur. Ils étaient vertueux ; ils avaient des mœurs, c’est-à-dire qu’ils concevaient des obligations morales étroitement définies et jugeaient les actions humaines non sur leurs conséquences naturelles, mais d’après des principes abstraits. De tous les vices qui peuvent perdre un homme d’État, la vertu est le plus funeste : elle pousse au crime. Pour travailler utilement au bonheur des hommes, il faut être supérieur à toute morale, comme ce divin Jules. Dieu, si malmené depuis quelque temps, n’eut pas trop à souffrir, en somme, de ces hommes nouveaux. Il trouva parmi eux des protecteurs et fut adoré sous le nom d’Être suprême. On peut même dire que la terreur fit diversion à la philosophie et profita au vieux démiurge, qui parut représenter le bon ordre, la tranquillité publique, la sécurité des personnes et des biens.

» Tandis que la liberté naissait dans la tempête, j’habitais Auteuil et fréquentais chez madame Helvétius, où se trouvaient des gens qui pensaient librement sur tous les sujets. Rien de plus rare, même après Voltaire. Tel homme, qui affronte la mort sans trembler, n’a pas le courage d’exprimer une opinion singulière sur les mœurs. Ce même respect humain qui le pousse à se faire tuer, l’incline devant le sentiment public. Je goûtais alors la conversation de Volney, de Cabanis et de Tracy. Disciples du grand Condillac, ils rapportaient à la sensation l’origine de toutes nos connaissances. Ils s’appelaient idéologues, étaient les plus honnêtes gens du monde et fâchaient les esprits vulgaires en leur refusant l’immortalité. Car le commun des hommes, qui ne sait que faire de cette vie, en veut une autre, qui ne finisse point. Durant la tourmente, notre petite société philosophique fut quelquefois inquiétée, sous les paisibles ombrages d’Auteuil, par des patrouilles de patriotes. Condorcet, notre grand homme, était proscrit. Moi-même je fus suspect aux amis du peuple qui, en dépit de mon air rustique et de ma veste de basin, me croyaient aristocrate, et je confesse que l’indépendance de la pensée est la plus fière des aristocraties.

» Un soir que j’épiais les dryades de Boulogne qui brillaient sous le feuillage, ainsi que la lune quand elle commence à paraître au-dessus de l’horizon, je fus arrêté comme suspect et jeté dans un cachot. C’était une simple méprise ; mais les jacobins d’alors, à l’exemple des moines dont ils avaient usurpé la place, mettaient à très haut prix l’unité d’obédience. Après la mort de madame Helvétius, notre société se reforma dans le salon de madame de Condorcet. Bonaparte ne dédaignait pas de causer quelquefois avec nous.

» L’ayant reconnu pour un grand homme, nous le crûmes idéologue comme nous. Notre influence était assez forte dans le pays. Nous l’employâmes en sa faveur et le poussâmes à l’Empire, afin de montrer au monde un nouveau Marc-Aurèle. Nous comptions sur lui pour pacifier l’univers : il ne justifia pas nos prévisions et nous eûmes le tort de nous en prendre à lui de notre mécompte.

» Sans contredit, il surpassait de beaucoup les autres hommes par la promptitude de l’intelligence, la profondeur de la dissimulation et la capacité d’agir. Ce qui faisait de lui un dominateur accompli, c’est qu’il vivait tout entier dans le moment présent et ne concevait rien en dehors de l’immédiate et instante réalité. Son génie était vaste et léger. Son intelligence, immense par l’étendue, mais commune et vulgaire, embrassait l’humanité et ne la surmontait pas. Il pensait ce que pensait tout grenadier de son armée ; mais il le pensait avec une force inouïe. Il aimait le jeu des hasards et se plaisait à tenter la fortune en poussant des pygmées par centaines de mille les uns contre les autres, amusements d’un enfant grand comme le monde. Il était trop avisé pour ne pas mettre dans son jeu le vieux Iahveh, encore puissant sur la terre, et qui lui ressemblait par l’esprit de violence et de domination. Il le menaça, le flatta, le caressa, l’intimida. Il lui emprisonna son vicaire auquel il demanda, le couteau sur la gorge, l’onction qui, depuis l’antique Saül, rend les rois forts ; il restaura le culte du Démiurge, lui chanta des Te Deum et se fit reconnaître, par lui, Dieu sur la terre, en de petits catéchismes répandus dans tout l’Empire. Ils unirent leurs tonnerres et ce fut un beau vacarme.

» Pendant que les amusements de Napoléon bouleversaient l’Europe, nous nous félicitions de notre sagesse, un peu tristes toutefois de voir l’ère de la philosophie s’ouvrir par des massacres, des supplices et des guerres. Le pis est que les enfants du siècle, tombés dans le dérèglement le plus affligeant, conçurent un christianisme pittoresque et littéraire, qui témoigne d’une débilité d’esprit vraiment incroyable et, finalement, tombèrent dans le romantisme. La guerre et le romantisme, fléaux effroyables ! Et quelle pitié de voir ces gens-ci nourrir un amour enfantin et furieux pour les fusils et les tambours ! Ils ne comprennent pas que la guerre, qui forma les cœurs et fonda les cités des hommes ignorants et barbares, n’apporte au vainqueur lui-même que ruine et misère et n’est plus qu’un crime horrible et stupide maintenant que les peuples sont liés entre eux par la communauté des arts, des sciences et du trafic. Européens insensés qui méditent de s’entr’égorger, alors qu’une même civilisation les enveloppe et les unit !

» Je renonçai à converser avec ces fous ; je me retirai dans ce village où je me fis jardinier. Les pêches de mon verger me rappellent la peau ensoleillée des Ménades. J’ai gardé pour les hommes mon antique amitié, un peu d’admiration et beaucoup de pitié, et j’attends, en cultivant cet enclos, le jour encore lointain où le grand Dionysos viendra, suivi de ses faunes et de ses bacchantes, rapprendre à la terre la joie et la beauté, et ramener l’âge d’or. Je marcherai joyeux derrière son char. Mais qui sait si dans ce futur triomphe nous retrouverons des hommes ? Qui sait si leur race épuisée n’aura pas alors accompli ses destins et si d’autres êtres ne s’élèveront pas sur les cendres et les ruines de ce qui fut l’homme et son génie ? Qui sait si des êtres ailés ne se seront point emparés de l’empire terrestre ? Alors, la tâche des bons démons ne sera pas finie : ils instruiront dans les arts et dans la volupté la race des oiseaux.