Calmann-Lévy (p. 219-235).


CHAPITRE XX


Suite du récit.



» La superstition nouvelle s’étendit d’abord en Syrie et en Afrique : elle gagna les ports de mer où grouille une populace immonde et pénétra en Italie, infestant d’abord les courtisanes et les esclaves, et fit de rapides progrès dans la plèbe des villes. Mais, pendant longtemps, les campagnes n’en furent guère incommodées. Comme par le passé, les villageois consacraient à Diane un pin qu’ils arrosaient chaque année du sang d’un jeune sanglier, se rendaient les Lares propices par le sacrifice d’une truie et offraient à Bacchus, bienfaiteur des hommes, un cabri d’une blancheur éclatante, et, s’ils étaient trop pauvres, ils avaient du moins pour les protecteurs du foyer, de la vigne et du champ, un peu de vin et de farine. Nous leur avions enseigné qu’il suffit de toucher l’autel d’une main pure et que les dieux se réjouissent d’une offrande modique. Cependant, le règne d’Iahveh s’annonçait en cent lieux par des folies. Les chrétiens brûlaient les livres, renversaient les temples, incendiaient les villes, exerçaient leurs ravages jusque dans les déserts. Là, des milliers de malheureux, tournant leur fureur contre eux-mêmes, se déchiraient les flancs avec des pointes de fer. Et, de toute la terre, les soupirs des victimes volontaires montaient au Dieu comme des louanges. Ma retraite ombreuse ne pouvait échapper longtemps à la rage de ces forcenés.

» Au sommet de la colline qui dominait le bois d’oliviers tous les jours égayé des sons de ma flûte, s’élevait, depuis les premiers ans de la paix romaine, un petit temple de marbre, rond comme les cabanes des aïeux. Il n’avait point de murs ; sur une base haute de sept degrés se dressaient en cercle seize colonnes aux volutes d’acanthe, portant une coupole de tuiles blanches. Cette coupole recouvrait une statue de l’Amour, taillant son arc, ouvrage d’un sculpteur athénien. L’enfant semblait respirer ; la joie jaillissait de ses lèvres ; tous ses membres étaient harmonieux et souples. J’honorais cette image du plus puissant des dieux, et j’enseignais aux villageois à lui porter en offrande une coupe couronnée de verveine et pleine d’un vin de deux années.

» Un jour que j’étais assis à ma coutume aux pieds du Dieu, méditant des préceptes et des chansons, un homme inconnu, farouche, la barbe inculte, s’approcha du temple, franchit d’un bond les degrés de marbre et, plein d’une allégresse féroce :

» — Péris, cria-t-il, empoisonneur des âmes, et puissent avec toi périr la joie et la beauté.

» Il dit et tire de sa ceinture une hache qu’il lève sur le Dieu. J’arrête son bras, je le renverse et le foule à la corne de mes pieds.

» — Démon, me cria-t-il avec un noir courage, laisse-moi renverser cette idole et tu pourras me tuer après.

» Je n’exauçai point son atroce prière ; mais pressai de tout mon poids sa poitrine, qui craquait sous mon genou, et de mes deux mains lui serrant le cou, j’étranglai l’impie.

» Tandis qu’il gisait, la face violette et la langue pendante, aux pieds du Dieu souriant, j’allai me purifier à la source sacrée. Puis, quittant cette terre devenue la proie des chrétiens, je traversai les Gaules et gagnai les rives de la Saône, où jadis Dionysos avait porté la vigne. Le dieu des Chrétiens n’était pas encore annoncé chez ces peuples heureux. Ils adoraient pour sa beauté un hêtre touffu, dont les rameaux respectés pendaient jusqu’à terre, et ils y suspendaient des bandelettes de laine. Ils adoraient aussi une source sacrée et déposaient des images d’argile dans une grotte humide. Ils offraient de petits fromages et une jatte de lait aux nymphes des bois et des montagnes. Mais bientôt un apôtre de la tristesse leur fut envoyé par le Dieu nouveau. Il était plus sec qu’un poisson fumé. Bien qu’exténué par le jeûne et les veilles, il enseignait avec une ardeur inextinguible je ne sais quels sombres mystères. Il aimait la souffrance et la croyait bonne : sa colère poursuivit tout ce qui est beau, vénuste et joyeux. L’arbre sacré tomba sous sa cognée. Il haïssait les Nymphes parce qu’elles étaient belles, et il leur jetait des imprécations quand leurs flancs arrondis brillaient le soir à travers le feuillage, et il avait en aversion ma flûte mélodieuse. Le pauvre hère pensait qu’il y a des formules pour mettre en fuite les démons immortels qui habitent les antres frais, le fond des forêts et les sommets des montagnes. Il croyait nous vaincre avec quelques gouttes d’eau sur lesquelles il avait prononcé certains mots et fait quelques gestes. Les nymphes, pour se venger, lui apparaissaient la nuit et lui donnaient d’elles un désir ardent, que le bélître croyait criminel ; puis elles fuyaient, égrenant par les champs leur rire sonore, tandis que leur victime se tordait, les reins brûlés, sur sa couche de feuilles. Ainsi les Nymphes divines se moquent des exorciseurs et raillent les méchants et leur chasteté sordide.

» L’apôtre ne fit pas autant de mal qu’il aurait voulu, parce qu’il enseignait des esprits simples et dociles à la nature et que telle est la médiocrité de la plupart des hommes, qu’ils tirent peu de conséquences des principes qu’on leur inculque. Le petit bois où je vivais appartenait à un Gaulois de famille sénatoriale, qui gardait un reste des élégances latines. Il aimait sa jeune affranchie et partageait avec elle son lit de pourpre brodé de narcisses. Ses esclaves cultivaient sa vigne et son jardin, il était poète et chantait, à l’imitation d’Ausone, Vénus fouettant son fils avec des roses. Bien qu’il fût chrétien, il m’offrait du lait, des fruits et des légumes comme au génie du lieu. En retour, je charmais ses loisirs des sons de ma flûte et je lui donnais des songes heureux. En fait, ces paisibles Gaulois savaient très peu de chose d’Iahveh et de son fils.


» Mais voici que des feux s’allument à l’horizon, et que des cendres, chassées par le vent, tombent dans les clairières de nos bois. Des paysans conduisent sur les routes une longue file de chariots ou poussent leurs troupeaux devant eux. Des cris d’effroi s’élèvent des villages : « Les Burgondes !… » Un premier cavalier se montre, la lance à la main, tout vêtu de bronze clair et ses longs cheveux rouges tombant en deux nattes sur ses épaules. Puis il en vient deux, puis une vingtaine, puis des milliers, farouches, ensanglantés. Ils massacrent les vieillards, les enfants, violent jusqu’aux aïeules, dont les cheveux gris s’attachent à leurs semelles, avec la cervelle des nouveau-nés. Mon jeune Gaulois et sa jeune affranchie teignent de leur sang la couche brodée de narcisses. Les barbares brûlent les basiliques pour y faire cuire des bœufs entiers, ils brisent les amphores et hument le vin dans la boue des celliers inondés. Leurs femmes les accompagnent entassées demi-nues dans les chars de guerre. Quand le Sénat et le peuple des villes et les chefs des églises ont péri dans les flammes, les Burgondes cuvent leur vin sous les arcades du Forum. Et quinze jours plus tard on voit l’un d’eux sourire, dans sa barbe épaisse, au petit enfant que, sur le seuil de la demeure, la blonde épouse soulève dans ses bras, un autre allumer sa forge et frapper le fer en cadence, un autre chanter sous un chêne, à ses compagnons assemblés, les dieux et les héros de sa race, et d’autres étaler, pour les vendre, des pierres tombées du ciel, des cornes d’aurochs et des amulettes. Et les antiques habitants de la contrée, peu à peu rassurés, sortent des bois où ils s’étaient blottis et viennent relever leur cabane incendiée, labourer leur champ, tailler leur vigne. On se remit à vivre ; mais ces temps furent les plus misérables que l’humanité eût encore traversés. Les barbares recouvraient l’Empire. Leurs mœurs étaient rudes, et comme ils nourrissaient des sentiments de vengeance et de cupidité, ils croyaient fermement au rachat des fautes. Cette fable d’Iahveh et de son fils leur plut et ils la crurent d’autant plus facilement, qu’elle leur était enseignée par ces Romains qu’ils savaient plus savants qu’eux et dont ils admiraient en secret les arts et les mœurs. Hélas ! la Grèce et Rome n’avaient que des héritiers imbéciles. Tout savoir était perdu. Alors c’était un grand mérite que de chanter au lutrin, et ceux qui retenaient quelques phrases de la Bible passaient pour de prodigieux génies. Il y avait encore des poètes comme il y avait des oiseaux, mais leurs vers boitaient de tous leurs pieds. Les antiques démons, les bons génies de l’homme, dépouillés de leurs honneurs, chassés, poursuivis, traqués, demeuraient cachés dans les forêts ; ou, s’ils se montraient encore aux hommes, prenaient, pour les tenir en respect, une figure terrible, une peau rouge, verte ou noire, des yeux torves, une bouche énorme, garnie de dents de sanglier, de cornes, une queue au derrière et parfois un visage humain sur le ventre. Les nymphes restaient belles ; et les barbares, ne sachant aucun des noms si doux qu’elles portaient autrefois, les appelaient des fées, leur prêtaient un caractère capricieux et des goûts puérils, les craignaient, les aimaient.

» Nous étions bien déchus, bien diminués ; pourtant nous ne perdîmes pas courage, et, gardant une humeur riante et un esprit bienveillant, nous fûmes, en ces temps cruels, les vrais amis des hommes. Nous apercevant que les barbares devenaient peu à peu moins ombrageux et moins féroces, nous nous ingéniâmes à converser avec eux sous toutes sortes de déguisements. Nous les incitions avec mille précautions et par de prudents détours à ne pas reconnaître le vieux Iahveh comme un maître infaillible, à ne point obéir aveuglément à ses ordres, à ne point craindre ses menaces. Nous usions au besoin des artifices de la magie. Nous les exhortions sans cesse à étudier la nature et à rechercher les vestiges de la sagesse antique. Ces guerriers du Nord, pour grossiers qu’ils étaient, connaissaient quelques arts mécaniques. Ils croyaient voir des combats dans le ciel ; les sons de la harpe leur tiraient des pleurs et peut-être avaient-ils un esprit plus capable de grandes choses que les Gaulois et les Romains dégénérés dont ils avaient envahi les terres. Ils ne savaient ni tailler la pierre ni polir le marbre ; mais ils faisaient venir des porphyres et des colonnes de Rome et de Ravenne ; leurs chefs prenaient pour sceau une gemme gravée par un Grec aux jours de beauté. Ils élevaient des murailles avec des briques ingénieusement disposées en barbes d’épis et parvenaient à bâtir des églises assez agréables avec leurs corniches soutenues par des modillons à têtes menaçantes et leurs lourds chapiteaux où des monstres s’entre-dévoraient.

» Nous les instruisions dans les lettres et les sciences. Un vicaire de leur dieu, Gerbert, prit de nous des leçons de physique, d’arithmétique, de musique, et l’on disait qu’il nous avait vendu son âme. Les siècles s’écoulaient et les mœurs restaient violentes. Le monde était à feu et à sang. Les successeurs de ce studieux Gerbert, non contents de posséder les esprits (les bénéfices qu’on y a sont plus légers que l’air) voulurent posséder les corps. Ils prétendaient à la monarchie universelle du droit qu’ils tenaient d’un pêcheur du lac de Tibériade. L’un d’eux pensa, un moment, prévaloir sur le lourd Germain, successeur d’Auguste. Mais finalement le spirituel dut composer avec le temporel et les peuples furent tiraillés entre deux maîtres contraires. Ces peuples s’organisaient dans un tumulte horrible. Ce n’était que guerres, famines, exterminations. Comme ils attribuaient à leur dieu les maux innombrables qui fondaient sur eux, ils l’appelaient le Très Bon, non par antiphrase, mais parce que pour eux le meilleur était celui qui frappait le plus fort. En ce temps de violence, pour me faire de studieux loisirs, je pris un parti qui peut surprendre, mais qui était fort sage.

» Il est entre la Saône et les monts charolais, où paissent les bœufs, une colline boisée, qui descend doucement sur des prairies arrosées par un frais ruisseau. Là s’élevait un monastère célèbre dans toute la chrétienté. Je cachai sous un froc mes pieds fourchus et me fis moine en cette abbaye, où je vécus tranquille, à l’abri des gens d’armes qui, amis ou ennemis, se montraient également importuns. L’homme, retombé en enfance, avait tout à rapprendre. Frère Luc, mon voisin de cellule, qui étudiait les mœurs des animaux, enseignait que la belette conçoit ses petits par l’oreille. Je cueillais dans les champs des simples pour soulager les malades, à qui jusque-là, en guise de traitement, on faisait toucher les reliques des saints. Il se trouvait dans l’abbaye quelques démons, mes pareils, que je reconnus à leurs pieds fourchus et à leurs paroles bienveillantes. Nous réunîmes nos efforts pour polir l’esprit rugueux des moines.

» Tandis que sous les murs de l’abbaye, les petits enfants jouaient à la marelle, nos religieux se livraient à un autre jeu aussi vain et auquel pourtant je m’amusai avec eux ; car il faut tuer le temps, et c’est même là, si l’on y songe, l’unique emploi de la vie. Notre jeu était un jeu de mots qui plaisait à nos esprits, à la fois subtils et grossiers, enflammait les écoles et troublait la chrétienté tout entière. Nous formions deux camps. L’un des camps soutenait qu’avant qu’il y eût des pommes, il y avait la Pomme ; qu’avant qu’il y eût des papegais, il y avait le Papegai, qu’avant qu’il y eût des moines paillards et gourmands, il y avait le Moine, la Paillardise et la Gourmandise, qu’avant qu’il y eût des pieds et des culs en ce monde, le Coup de pied au cul résidait de toute éternité dans le sein de Dieu. L’autre camp répondait que, au contraire, les pommes donnèrent à l’homme l’idée de pomme, les papegais l’idée de papegai ; les moines l’idée de moine, de gourmandise et de paillardise, et que le coup de pied au cul n’exista qu’après avoir été dûment donné et reçu. Les joueurs s’échauffaient et en venaient aux mains. J’étais du second parti, qui contentait mieux ma raison et qui fut, en effet, condamné par le Concile de Soissons.

» Cependant, non contents de se battre entre eux, vassal contre suzerain, suzerain contre vassal, les seigneurs imaginèrent d’aller guerroyer en Orient. Ils disaient, autant qu’il m’en souvienne, qu’ils allaient délivrer le tombeau du fils de Dieu. Ils le disaient ; mais leur esprit aventureux et cupide les excitait à chercher au loin des terres, des femmes, des esclaves, de l’or, de la myrrhe et de l’encens. Ces expéditions, ai-je besoin de le dire ? furent désastreuses ; mais nos épais compatriotes en rapportèrent la connaissance des métiers et des arts orientaux et un goût de somptuosité. Dès lors, nous eûmes moins de peine à les faire travailler et à les mettre sur la voie des inventions. Nous bâtîmes des églises merveilleusement belles, avec des arcs audacieusement brisés, des fenêtres en lancettes, de hautes tours, des milliers de clochetons, des flèches aiguës, qui, montant vers le ciel d’Iahveh, lui portaient à la fois les prières des humbles et les menaces des superbes, car tout cela était notre œuvre autant que celle des mains humaines, et c’était un spectacle étrange que de voir travailler ensemble à la cathédrale les hommes et les démons, chacun sciant, polissant, assemblant les pierres, sculptant aux chapiteaux et sur les corniches, l’ortie, la ronce, le chardon, le chèvrefeuille et le fraisier, taillant des figures de vierges et de saints et des images bizarres de serpents, de poissons à tête d’âne, de singes se grattant la fesse, chacun enfin y mettant son génie sévère, espiègle, sublime, grotesque, humble, audacieux, et faisant de tout cela une cacophonie harmonieuse, un cantique ravissant de joie et de douleur, une Babel triomphale. À notre instigation, les ciseleurs, les orfèvres, les émailleurs accomplirent des merveilles et tous les arts somptuaires fleurirent à la fois : soieries de Lyon, tapisseries d’Arras, toiles de Reims, draps de Rouen. Les bons marchands allaient sur leur jument dans les foires portant des pièces de velours et de brocart, des broderies, des orfrois, des joyaux, de la vaisselle d’argent et des livres enluminés. De gais compagnons dressaient leurs tréteaux dans les églises ou sur les places publiques et représentaient, selon leur intelligence, les gestes du ciel, de la terre et de l’enfer. Les femmes se paraient de superbes atours et devisaient d’amour. Au printemps, quand le ciel était bleu, nobles et vilains étaient pris à l’envi du désir de folâtrer dans la prairie émaillée de fleurs. Le violoneux accordait son instrument ; dames, chevaliers et demoiselles, bourgeois et bourgeoises, villageois et pucelles, se tenant par la main, commençaient le branle. Mais soudain, la Guerre, la Famine et la Peste entraient dans la ronde, et la Mort, arrachant le violon des mains du ménétrier, menait la danse. L’incendie dévorait les villages et les moustiers, les hommes d’armes pendaient au chêne du carrefour les paysans qui ne pouvaient payer rançon et liaient au tronc les femmes grosses à qui les loups venaient la nuit dévorer leur fruit dans leur ventre. Les pauvres gens en perdaient le sens. Parfois, la paix rétablie, le beau temps revenu, sans raison, sous le coup d’une folle épouvante, ils abandonnaient leurs maisons et couraient par troupes, demi-nus, se déchirant avec des crochets de fer et chantant… Je n’accuse pas Iahveh et son fils de tout ce mal. Beaucoup de choses mauvaises se faisaient sans lui et contre lui. Mais où je reconnais la pensée du Dieu Bon (comme ils l’appelaient), c’est à la coutume instituée par ses vicaires et établie sur la chrétienté tout entière de brûler, au son de cloches et au chant de psaumes, les hommes et les femmes qui, instruits par les démons, professaient sur ce Dieu des opinions singulières.