Calmann-Lévy (p. 265-273).


CHAPITRE XXIII


Où l’on voit le caractère admirable de Bouchotte qui résiste à la violence et cède à l’amour. Et qu’on ne dise plus après cela que l’auteur est misogyne.



En sortant de chez le baron Max Everdingen, le prince Istar alla manger des huîtres et boire une bouteille de vin blanc dans un cabaret des Halles. Puis, comme il unissait la prudence à la force, il se rendit chez son ami Théophile Belais, afin de cacher dans l’armoire du musicien les bombes qui remplissaient ses poches. L’auteur d’Aline, reine de Golconde, était absent. Le kéroub trouva Bouchotte qui travaillait devant l’armoire à glace le personnage de la môme Zigouille. Car la jeune artiste devait jouer le principal rôle de l’opérette des Apaches alors en répétition dans un grand music-hall, celui de la pierreuse qui attire, par des gestes obscènes, un passant dans un guet-apens et qui renouvelle, avec une cruauté sadique, au malheureux qu’on bâillonne et qu’on ligotte, les appels lascifs auxquels il s’est rendu. Elle devait se montrer dans ce rôle à la fois chanteuse et mime, et elle en était enthousiasmée.

L’accompagnateur venait de partir. Le prince Istar se mit au piano et Bouchotte reprit son travail. Ses mouvements étaient ignobles et délicieux. Elle n’avait sur elle qu’une jupe courte et une chemise dont l’épaulette, glissant sur le bras droit, découvrait une aisselle ombreuse et touffue comme une grotte sacrée d’Arcadie ; ses cheveux s’échappaient de toutes parts en mèches fauves et sauvages ; sa peau était moite ; il s’en exhalait une odeur de violette et de sels alcalins, qui faisait palpiter les narines et dont elle-même se grisait. Tout à coup, enivré par les senteurs de cette chair ardente, le prince Istar se leva et sans rien dire, même des yeux, la saisit à pleins bras et la jeta sur le canapé, sur le petit canapé à fleurs que Théophile avait acheté dans un magasin célèbre, moyennant un versement de dix francs par mois durant une longue suite d’années. Le kéroub tomba comme un quartier de roc sur ce corps délicat ; son souffle retentissait comme un soufflet de forge, ses mains énormes faisaient ventouse sur les chairs embrassées. Istar aurait sollicité Bouchotte, il l’aurait conviée à une étreinte rapide, et pourtant mutuelle, que dans l’état de trouble et d’excitation où elle se trouvait, elle ne l’aurait pas refusé. Mais Bouchotte était fière ; son farouche orgueil se réveillait à la première menace d’une humiliation. Elle entendait se donner et non se laisser prendre. Elle cédait facilement à l’amour, à la curiosité, à la pitié, à moins encore ; mais elle aurait préféré mourir que de céder à la force. Sa surprise se changea immédiatement en fureur. Tout son être se roidit contre la violence. De ses ongles aiguisés par la rage elle lacéra les joues et les paupières du kéroub, et, prise sous cette montagne de chair, elle banda si roide l’arc de ses reins, fit jouer si ferme le ressort de ses coudes et de ses genoux, qu’elle envoya le taureau anthropocéphale, aveuglé de sang et de douleur, s’abattre contre le piano qui en poussa un long gémissement, tandis que les bombes, échappées des poches où elles étaient renfermées, roulaient sur le parquet avec un bruit de tonnerre. Et Bouchotte, les cheveux épars, un sein nu, belle et terrible, brandissant le tisonnier sur le colosse abattu, criait :

— File doux ! ou je te crève les yeux.

Le prince Istar s’alla laver à la cuisine et plongea son visage ensanglanté dans une terrine où trempaient des haricots de Soissons, puis il se retira sans colère ni ressentiment, car il avait l’âme haute.

À peine était-il dehors, que la sonnette de la porte tinta. Bouchotte appela vainement la bonne absente, passa une robe de chambre et ouvrit elle-même. Un jeune homme très correct et assez joli salua avec politesse, s’excusa d’être forcé de se présenter lui-même et se nomma. C’était Maurice d’Esparvieu.

Maurice cherchait sans cesse son ange gardien. Soutenu par une espérance désespérée, il le cherchait dans les lieux les plus étranges. Il l’allait demander aux sorciers, aux mages, aux thaumaturges qui, dans d’infects taudis, découvrent l’avenir ineffable, et qui, maîtres de tous les trésors de la terre, portent des culottes sans fond et ne mangent que du fromage de cochon. Étant allé trouver ce jour-là, dans une ruelle de Montmartre, un prêtre satanique, qui pratiquait la magie noire et opérait l’envoûtement, Maurice se rendait ensuite chez Bouchotte, envoyé par madame de la Verdelière qui, devant donner bientôt une fête pour l’œuvre de la conservation des églises de campagne, voulait y faire entendre Bouchotte, devenue tout à coup, on ne savait pourquoi, une artiste à la mode. Bouchotte fit asseoir le visiteur dans le petit canapé à fleurs ; à la prière de Maurice, elle prit place à côté de lui, et le fils de famille exposa à la chanteuse le désir de madame la comtesse de la Verdelière ; cette dame souhaitait que Bouchotte chantât de préférence une de ces chansons apaches dont les gens du monde se délectaient ; malheureusement madame de la Verdelière ne pouvait donner qu’un cachet très réduit et hors de proportion avec le mérite de l’artiste ; mais il s’agissait d’une bonne œuvre.

Bouchotte accorda son concours et accepta la réduction de cachet avec la libéralité coutumière des pauvres envers les riches et des artistes envers les gens du monde ; Bouchotte avait du désintéressement ; l’œuvre pour la conservation des églises de campagne l’intéressait. Elle se rappelait, avec des sanglots et des larmes, sa première communion et maintenant encore, elle avait gardé sa foi. Quand elle passait devant une église, elle avait envie d’y entrer, surtout le soir. Aussi n’aimait-elle pas la République qui s’était efforcée de détruire l’Église et l’armée. Son cœur se réjouissait de voir renaître le sentiment national. La France se relevait et, ce qu’on applaudissait le plus dans les music-hall, c’étaient des chansons sur nos petits soldats et les bonnes sœurs. Cependant, Maurice respirait l’odeur de cette chevelure fauve, le parfum âcre et subtil de ce corps, tous les sels de cette chair, et l’appétit lui en vint. Il la sentait très douce et très chaude près de lui, sur le petit canapé. Il complimenta l’artiste de son beau talent. Elle lui demanda ce qu’il préférait de tout son répertoire. Il n’en connaissait rien ; pourtant, il lui fit des réponses qui la contentèrent ; elle les avait elle-même dictées sans s’en apercevoir. La vaniteuse parlait de son talent, de ses succès comme elle voulait qu’on en parlât. Elle ne tarissait pas sur ses triomphes ; au reste, la candeur même. Maurice donna des louanges sincères à la beauté de Bouchotte, à la fraîcheur de son visage, à l’élégance de sa taille. Elle attribuait cet avantage à ce qu’elle ne se plâtrait jamais. Quant à sa forme, elle admettait qu’il y avait assez et rien de trop, et pour illustrer cette affirmation, elle passa ses mains sur tous les contours de son corps charmant, se soulevant légèrement pour suivre les plans heureux sur lesquels elle reposait. Maurice en fut très ému.

Le jour tombait ; elle offrit d’allumer. Il la pria de n’en rien faire.

La causerie se poursuivit d’abord rieuse et gaie, puis intime, très douce, avec quelque langueur. Bouchotte croyait connaître M. Maurice d’Esparvieu depuis longtemps, et le tenant pour un galant homme, elle lui fit des confidences. Elle lui dit qu’elle était née pour faire une honnête femme, mais qu’elle avait eu une mère avide et sans scrupules. Maurice la ramena à la considération de sa propre beauté et exalta, par des flatteries savantes, le goût vif qu’elle avait d’elle-même. Patient et calculateur, malgré la brûlure qui grandissait en lui, il fit naître et croître en la désirée l’envie de se faire admirer davantage. La robe de chambre s’ouvrit et glissa d’elle-même, le satin vivant des épaules brilla dans la clarté mystérieuse du soir. Lui, il fut si prudent, si habile, si adroit qu’il la fit sombrer dans ses bras, ardente et pâmée, avant qu’elle s’aperçût d’avoir rien accordé d’essentiel. Ils mêlaient leurs souffles et leurs murmures. Et le petit canapé à fleurs expirait avec eux.

Quand leurs sentiments redevinrent exprimables par la parole, elle lui murmura dans le cou qu’il avait la peau plus fine qu’elle-même.

Il lui dit, la tenant embrassée :

— Que c’est agréable de te presser ainsi. Il semblerait que tu n’as pas d’os.

Elle lui répondit en fermant les yeux :

— C’est que je t’ai aimé. L’amour me les fait fondre, les os ; il me rend toute molle et me dissout comme un pied à la mode de Sainte-Menehould.

Sur ce mot, Théophile entra, et Bouchotte l’invita à remercier M. Maurice d’Esparvieu qui avait eu l’amabilité d’apporter un beau cachet de la part de madame la comtesse de la Verdelière.

Le musicien était heureux de sentir la douceur et la paix de la maison, après une journée de vaines démarches, de leçons insipides, de déboires et d’humiliations. On lui imposait trois nouveaux collaborateurs qui signeraient avec lui son opérette et toucheraient leur part des droits d’auteur ; et l’on exigeait qu’il introduisît le tango à la cour de Golconde. Il serra la main du jeune d’Esparvieu et tomba très las sur le petit canapé qui, cette fois, à bout de forces, manqua des quatre pieds et s’effondra soudain. Et l’ange, précipité à terre, roula épouvanté sur la montre, le briquet, le porte-cigarettes échappés de la poche de Maurice et sur les bombes apportées par le prince Istar.