La Quittance de minuit/04/06

Méline, Cans et Compagnie (Tome quatrièmep. 123-148).


VI

La poursuite.


Georgiana et Francès avaient quitté le salon aussitôt après le départ de Montrath et de Crackenwell.

Elles fuyaient en ce premier moment sans savoir où elles allaient. Georgiana était incapable de penser ; son épouvante la rendait folle.

Et il y avait de quoi craindre. Pour elle le séjour du château était évidemment plus dangereux que jamais. La réalité dépassait en horreur ses craintes romanesques. Elle s’appuyait, chancelante, au bras de Francès, et se laissait guider comme un enfant qui ne sait point la route.

Francès, avec son intelligence vive et droite, avait deviné qu’on allait les retenir prisonnières, à cause des révélations entendues. Elles savaient trop désormais pour qu’on n’essayât point de leur clore la bouche à tout prix.

Son premier mouvement fut d’entraîner Georgiana hors du château. Au bas du parc, du côté de la baie de Kilkerran, devait se trouver la voiture qu’elle avait demandée la veille pour retourner à Galway.

Mais le parc était vaste et la descente difficile. Georgiana, faible encore et à peine remise de son évanouissement, marchait d’un pas lent et mal assuré. Francès la soutenait de son mieux et l’encourageait.

En passant, elles jetèrent toutes deux à la fois un regard ému vers les vieilles ruines de Diarmid, qui se dressaient, sombres et hautaines, à l’extrême sommet du cap.

Georgiana faisait un retour sur elle-même, et sentait un frisson lui glacer le cœur. Elle se voyait descendre vivante en cette noire tombe. La pensée de Jessy O’Brien qui se mourait, enfermée sous les ruines, glissait sur son esprit frappé. La compassion épouvantée que lui inspirait cette affreuse agonie se rapportait à elle-même, et non point à la véritable victime.

C’était elle-même qu’elle voyait dans le trou humide et obscur que son imagination experte se plaisait à remplir de hideux fantòmes.

L’émotion de Francès, au contraire, avait en ce moment la pauvre recluse pour objet exclusif ; et si une pensée personnelle venait à surgir au travers de sa pitié, cette pensée s’imprégnait au passage de miséricorde pieuse et de dévouement.

Cette femme qui souffrait sous la pierre d’une tombe avait été la fiancée de Morris ! Morris l’avait-il bien aimée ? L’aimait-il encore ?…

Francès ne pouvait faire à cette question qu’une seule réponse, puisqu’elle avait foi dans le noble cœur de Morris.

Quand son regard se détacha des ruines, un soupir souleva la laine chastement croisée de sa robe. Ses beaux yeux se baissèrent, humides et doux.

— Allons, Georgy ! dit-elle en pressant la marche pénible de son amie ; fuyons ! fuyons bien vite !

Elle pensait à sauver ceux qui souffraient ; l’image aimée de Morris était devant sa vue.

Mais à la droite et à la gauche de Mac-Diarmid elle voyait un vieillard menacé de mort et une pauvre femme à l’agonie…

Elle se hâtait comme s’il se fût agi de sa propre vie. Dans ce frèle et gracieux corps de jeune fille la charité mettait une force virile.

Les arbres du parc s’éclaircirent, et à travers leurs troncs plus espacés les deux jeunes femmes aperçurent la mer. La voiture était à son poste, au bas du sentier que les chevaux n’auraient point pu gravir. Tandis que Crackenwell et le lord fouillaient les moindres recoins du château, les deux jeunes femmes couraient au grand trot sur le chemin de la ville.

Il y avait quelqu’un à les poursuivre par les routes rocheuses qui longent la baie de Kilkerran ; mais ce n’était ni Crackenwell ni Montrath.

Morris Mac-Diarmid avait dormi un sommeil de plomb durant toute cette nuit. Il faisait grand jour lorsqu’il s’éveilla. Son corps était brisé par la position qu’il avait gardée pendant ces longues heures d’accablement léthargique ; ses jambes roidies lui refusaient service, et son cou, glacé par l’humidité de la muraille, ne voulait plus se mouvoir. Chacun de ses membres lui renvoyait une douleur aiguë. Il essaya vainement de se lever à plusieurs reprises ; toujours il retombait engourdi sur son dur billot. Il appela Pat, mais Pat ronflait avec délices et ne l’entendait point.

Enfin ses muscles se détendirent un peu, et il parvint à se mettre sur ses jambes. La pensée de cette nuit perdue lui était un navrant reproche. Douze heures encore ajoutées à l’agonie de la pauvre Jessy !

Son espoir s’en allait, mais il le retint de force. Et son âme s’éleva vers Dieu en une courte prière.

Il s’avança vers la couche de paille, saisit le bon Pat par les épaules et le secoua.

Pat se prit à hurler plaintivement, parce qu’il se crut entre les griffes du monstre. C’était toujours là sa première pensée.

Och ! Mac-Diarmid, dit-il ensuite en se frottant les yeux, j’aime mieux que ce soit vous que lui, mon bon maître !… mais que venez-vous faire si matin dans mon pauvre trou ?

— Je t’avais donné une commission hier au soir, répliqua Morris, pourquoi ne m’as-tu pas éveillé ?

Pat frotta de nouveau ses petits yeux jusqu’à les rendre sanglants.

— Hier ! grommela-t-il, une commission ? Du diable si je me souviens de cela, mon bijou !… Arrah ! se reprit-il tout à coup ; où donc ai-je l’esprit ?… Je me rappelle, je me rappelle !… ces coquins de Saxons m’ont donné de leur eau-de-vie de France… Ah ! Morris, mon chéri, voilà quelque chose de bon !

— As-tu interrogé les valets de Montrath ?

— Oui, mon jeune maître… et comme ils m’ont donné à manger, les bons garçons !

— Que t’ont-ils dit ?

— Ils m’ont dit de boire… Cela ne leur coûte rien, c’est milord qui paye !

Morris saisit de nouveau son épaule et le secoua rudement.

— Que t’ont-ils dit ? répéta-t-il.

Musha ! lâchez-moi, Mac-Diarmid, mon bijou !… Ils’ont dit que la nouvelle femme de milord est encore plus jolie que Jessy O’Brien, le pauvre cher ange !…

Morris réprima un mouvement d’angoisse.

— Et cette femme ? poursuivit-il, cette étrangère ?

— La reine ! s’écria Pat en riant. Ah ! c’est là une bonne histoire, mon fils !… Figurez-vous que les gens de Galway l’ont prise pour Sa Majesté en personne… Jésus ! que nous avons ri, Mac-Diarmid !…

— Son nom ? sais-tu son nom ? demanda Morris qui retenait sa patience, prête à lui échapper.

— Ah ! son nom, répliqua Pat, on ne l’appelait que la reine, ou bien encore mistress O’Connell… C’est une femme de Londres ! elle boit du rhum comme vous boiriez de l’eau…

L’œil de Morris devint plus attentif.

— Attendez done ! s’écria l’ancien valet de ferme, voilà son nom qui me revient : elle s’appelle Mary.

Pat s’interrompit ; Morris l’écoutait bouche béante.

— Mary Good…, poursuivit le paysan ; Mary Hood…

— Mary Wood ! prononça Morris d’une voix creuse.

Pat frappa dans ses mains.

— C’est cela ! c’est cela ! s’écria-t-il.

Il se reprit à parler du bon souper qu’il avait fait, et de cette fameuse eau-de-vie de France dont le souvenir devait lui rester toute sa vie, vécût-il cent cinquante ans, naboclish !

Morris ne l’écoutait plus ; il était immobile et droit, une main appuyée contre son front.

Au bout de quelques minutes, il sortit sans prononcer une parole.

Pat le suivit un instant du regard à travers une des fentes de la porte ; puis il revint à l’intérieur de sa retraite et but un bon coup de potteen.

— Ça ne vaut pas l’eau-de-vie de France, grommela-t-il ; mais ça se laisse avaler… Quant à Morris, le bon cœur, je crois bien qu’il a un grain de folie dans la tête… Tous les Mac-Diarmid en sont là… Musha ! c’est aujourd’hui qu’on juge le vieux Mill’s ! il faut que j’aille à Galway pour voir ça !…

Avant de partir, il prit un pain sous chaque bras, et se dirigea vers le premier étage de la tour occidentale pour servir le déjeuner du monstre.

Par la fenêtre de cette chambre, où se trouvait le coffre mobile, il aperçut un homme qui escaladait la clôture du parc et prenait sa course à travers les arbres, en se dirigeant du côté de la baie. Il reconnut le carrick sombre et le long shillelah de Morris.

Il secoua gravement sa tête pointue qui disparaissait presque sous les masses ébouriffées de sa chevelure.

— C’est pourtant vrai ! grommela-t-il. Le pauvre jeune maître est fou, que Dieu le bénisse !

Morris s’était engagé sous le couvert ; il disparut bientôt derrière les arbres.

Aujourd’hui comme la veille, il s’était mis en mouvement poussé par un invincible besoin d’agir, mais sans se rendre un compte exact de ce qu’il allait faire.

Le nom de Mary Wood, prononcé tout à l’heure, éveillait bien en lui des espoirs nouveaux. C’était vers cette femme, complice du crime de Montrath, que devaient désormais se diriger tous ses efforts ; il n’y avait vis-à-vis de cette créature ni pitié ni ménagements possibles ; tous moyens étaient bons pour la contraindre. Mais comment parvenir jusqu’à elle ?

Déjà Morris avait essayé, avant de connaître son nom. Les obstacles qu’il n’avait pu vaincre hier se dressaient ce matin devant lui.

Mary Wood restait protégée par les fortes murailles de Montrath et par une armée de valets.

En sortant des ruines de Diarmid, Morris prit sa course vers le château neuf. Il n’avait aucun dessein formé, seulement il voulait tenter une dernière bataille.

L’entrée principale du manoir, qui regardait le pays de Connemara et les Mamturcks, était close, Morris se prit à rôder autour de la grille, longea la muraille occidentale et arriva en vue du parc.

Ses yeux parcoururent d’abord la seconde façade donnant sur le bois ; il aperçut une porte entr’ouverte, nul valet ne se montrait aux alentours.

Morris suivit la grille jusqu’à l’endroit où elle joignait le mur d’enceinte ; il s’accrocha des pieds et des mains aux saillies de la muraille et en gagna le faite.

Au moment où il allait se glisser de l’autre côté pour essayer de s’introduire par la porte ouverte, il distingua au loin, entre les troncs des arbres du parc, deux femmes qui se hâtaient vers le bas de la montagne.

Il demeura un instant indécis. L’occasion perdue d’entrer au château pouvait ne point se représenter. Mais si l’une de ces femmes était Mary Wood !…

Elles étaient trop loin déjà pour que l’on pût reconnaître leur tournure. Elles se montraient par derrière, et chaque seconde les éloignait davantage.

Morris, à cheval sur le mur d’enceinte, les regardait de tous ses yeux. Il éprouva bientôt ce qui arrive toujours lorsque l’esprit avide s’élance vers un objet en même temps que le regard. Il ne vit plus la réalité, mais bien une sorte de fantôme, évoqué par son imagination en fièvre. Ces femmes, qui fuyaient comme deux imperceptibles points dans le vaste paysage, prirent tout à coup pour lui des proportions distinctes. L’une d’elles lui sembla être Mary Wood, et dès que cette pensée eut trouvé accès dans son cerveau, elle le domina complètement.

C’était bien la femme qu’il avait rencontrée la veille sur le galet ; il reconnaissait sa démarche virile et jusqu’à l’éclat choquant de son excentrique toilette.

Il sauta en bas de la muraille et se mit à courir de toute sa force. Il n’y avait plus en lui l’ombre d’un doute. Il eût juré sur son salut que l’ancienne servante était là au bas de la montagne.

Morris était un des plus agiles garçons du Connaught. En toute autre circonstance, il eût rejoint bien vite les deux fugitives ; mais ce matin ses jambes avaient perdu leur force et leur souplesse. La position qu’il avait gardée durant son long sommeil laissait à ses muscles une roideur obstinée. Chacun de ses pas était un effort, et lui, l’infatigable, sentait déjà, au bout de quelques minutes, la lassitude peser sur ses jarrets alourdis.

Il allait toujours néanmoins. Les deux femmes disparurent à ses yeux derrière les arbres, à un détour de la route. Quand il ne les vit plus, sa certitude devint plus entêtée ; quelques efforts, et il allait rejoindre cette femme qui tenait entre ses mains la vie de Jessy !

Lorsqu’il atteignit l’angle du chemin où avaient disparu les deux femmes, il les chercha sur la route qui se développait maintenant devant lui à perte de vue.

Il n’aperçut rien, si ce n’est une voiture du pays, traînée par quatre chevaux, et cahotant au grand trot sur la route de Galway.

Il n’était pas temps d’hésiter. Morris, sans ralentir un seul instant sa course, se jeta sur les traces de la voiture. Son agilité lui revenait. Le mouvement assouplissait ses jointures roidies, et, à mesure qu’il s’échauffait, il ne sentait plus sa fatigue.

La voiture avait sur lui une large avance, mais c’est un rude chemin qui mène du bourg de Kilkerran à Galway. La voiture sautait à chaque instant sur de rugueux quartiers de rocs ; de grandes racines, appartenant à des arbres coupés depuis longtemps, se jetaient effrontément en travers de la voie ; les roues tombaient dans de profondes ornières, et, n’eût été la vaillance proverbiale des chevaux irlandais, la malheureuse carriole fût restée, à coup sûr, dans un des mille trous de la route.

Morris gagnait du terrain. Le versant abrupt de quelqu’une des montées qui dentellent la côte lui cachait bien souvent voiture et chevaux ; mais quand il arrivait au sommet, il revoyait l’équipage plus proche, et il prenait du cœur.

À moitié chemin de Galway, entre Russavil et Turbach, une côte plus rapide mit au pas les quatre chevaux irlandais. C’était le moment pour Morris, qui gravit la montée à la course. Quand la voiture, parvenue au sommet de la colline, se dessina sur le ciel gris, Morris n’en était plus qu’à deux cents pas environ.

Encore les quatre chevaux s’arrêtèrent-ils pour souffler d’un commun accord.

Morris brandit son shillelah, et prit un dernier élan. Mais à cet instant même une tête sortit de la portière et jeta un regard inquiet sur la route parcourue.

C’était une femme jolie et frêle, au visage souffrant. Morris ne l’avait jamais vue.

En apercevant un homme courant à toute vitesse et sur le point d’atteindre la voiture, la jeune femme poussa un grand cri. Elle se pencha en dehors de la portière, et dit quelques mots à un Irlandais chevelu qui faisait office de postillon. Le fouet claqua, sillonnant les côtes ruisselantes des chevaux.

La voiture s’ébranla au galop, et glissa comme un trait sur la descente. La jeune femme avait quitté la portière.

Quand Morris toucha le sommet de la côte à son tour, la voiture était tout en bas, tout en bas, à une distance plus grande que jamais…

Le jeune maître s’arrèta, abasourdi. La sueur inondait sa joue, où se collaient les mèches humides de ses grands cheveux.

Il s’appuya sur son bâton et resta immobile, durant une seconde, à regarder la voiture qui s’éloignait toujours.

Il n’avait plus guère d’espoir de l’atteindre, et d’ailleurs Mary Wood y était-elle ? Ses doutes revenaient, à cause de cette figure inconnue qu’il venait d’apercevoir.

Mais Mac-Diarmid ne savait pas hésiter longtemps.

— Il y a deux femmes, se dit-il, et je n’en ai vu qu’une… Mary Wood est l’autre !

Il reprit sa course avec une ardeur nouvelle. Le postillon irlandais fouettait maintenant ses chevaux à tour de bras et les poussait tant qu’il pouvait.

Aux montées, Morris regagnait un peu de terrain qu’il reperdait aux descentes ; la distance entre lui et la voiture ne variait pas sensiblement désormais.

Néanmoins il gardait sa volonté obstinée ; il espérait en la longueur même de la route. Si francs du collier que soient les petits chevaux du Connaught, deux ou trois heures de grand trot sur un chemin rocheux, défoncé, presque impraticable, devaient bien avoir raison enfin de leur ardeur. Morris mesurait sa course et ménageait ses forces.

Son calcul était juste. Lorsque les chevaux s’engagèrent dans les terrains bas et marécageux qui entourent Galway au nord et à l’ouest, ils ralentirent le trot, et Morris avait repris tout son avantage au moment où la voiture dépassait les premières maisons de la ville.

Mais ici les circonstances changeaient. En pleine campagne, Morris, à supposer qu’il eût été le plus fort, aurait arrêté la voiture et parlé en maître. Dans les rues de Galway, ce moyen n’était plus de mise. Morris n’essaya plus de gagner les chevaux de vitesse, il les suivit seulement à distance, afin de connaitre la demeure de la prétendue Mary Wood.

Les faubourgs et les rues éloignées du centre étaient presque complétement déserts ; on voyait seulement çà et là quelque bonhomme attardé par l’àge, quelque commère effarée, se hâtant vers le milieu de la cité, en coupant au plus court par les rues de traverse. Jusqu’à la moitié du Claddagh, Morris ne rencontra qu’une seule femme, allant en sens contraire ; cette femme portait la mante rouge des campagnardes ; elle courait, ramenant de la main sur son visage les bords de son capuce.

À la vue de Morris, elle sembla hésiter. Sans ce mouvement, le jeune maître ne l’eût sans doute point aperçue. Il la remarqua justement à cause du soin qu’elle prit à se cacher.

Au lieu de continuer sa route vers les portes de la ville, elle se jeta précipitamment, dans une des ruelles environnantes.

Morris s’arrêta un instant étonné.

— Ellen ! cria-t-il.

L’inconnue tressaillit faiblement, mais elle ne se retourna point.

Morris ne prit pas le temps de l’appeler une seconde fois. La voiture allait tourner l’angle du Claddagh. Il continua sa poursuite.

Sa préoccupation était trop grande pour qu’il pût songer longtemps à la rencontre qu’il venait de faire. Peut-être d’ailleurs s’était-il trompé…

Il venait de chasser cette idée, lorsqu’une seconde mante rouge apparut à une centaine de pas devant lui. Ce vêtement lourd et ample donne à toutes les femmes qui le portent une tournure semblable. Morris pensa de nouveau à Ellen, et, sans ralentir sa course, il jeta son regard perçant sur cette autre inconnue.

Elle venait de s’arrêter devant une maison de grande apparence, au-devant de laquelle veillaient deux factionnaires. Elle monta le perron et franchit la haute porte ouverte.

À travers cette porte, on apercevait plusieurs officiers de dragons en tenue, et au milieu d’eux le lieutenant-colonel Brazer.

Le nom de Kate vint aux lèvres de Morris stupéfait…

Kate Neale, si c’était elle, s’élança tout droit vers Brazer et lui adressa la parole.

Morris aurait voulu en voir davantage ; mais la voiture ! la voiture qu’il allait perdre !…

Il s’élança de nouveau. Les faubourgs étaient franchis. On apercevait au bout de la rue les murailles hautes et carrées du Lynch’s-castle. Des groupes nombreux se montraient maintenant cà et là, toujours plus épais, à mesure qu’on approchait de la maison de ville.

La voiture déboucha enfin sur une petite place de forme irrégulière qu’encombrait une foule murmurante et agitée. Le nom de Mac-Diarmid vint frapper à plusieurs reprises l’oreille de Morris, qui enfonça son chapeau sur ses yeux pour n’être point reconnu.

Il voulait se glisser inaperçu et suivre la voiture, dont la marche ralentie perçait péniblement les rangs de la foule.

Mais les bords étroits du chapeau irlandais ne pouvaient longtemps lui servir de voile.

— Morris ! Morris ! murmura-t-on bientôt de toutes parts.

Ce n’était point le joyeux cri de bienvenue qui accueillait d’ordinaire sa présence : il y avait dans les voix une sorte de compassion timide et triste.

Morris faisait la sourde oreille, emporté par sa poursuite obstinée.

Mais tout à coup il s’arrêta court.

Il venait d’entendre dans un groupe de montagnards une voix qui disait :

— Voici le bon Morris, que Dieu le bénisse !…

Il vient assister son vieux père, qui a grand besoin de consolations !

Morris jeta autour de lui son regard, comme un homme qui s’éveille. Il était devant le tribunal de Galway. Cette foule assemblée lui parlait de son père, assis en ce moment sans doute sur le banc des accusés.

De son père qui l’attendait !

Son cerveau, empli de pensées navrantes, fut faible au premier instant contre cette atteinte nouvelle. Il avait presque oublié, tant l’idée de Jessy s’était emparée exclusivement de son cœur !

C’était l’heure. Mill’s, le saint vieillard, accusait peut-être son absence à ce moment suprême. Mais Jessy, mon Dieu ! Jessy ! fallait-il abandonner volontairement cette chance de la sauver, poursuivie avec tant d’ardeur ?…

Ses deux mains pressèrent son front, baigné d’une sueur froide.

— Oh ! le digne fils ! disaient les bonnes gens ; que la Vierge vous protége, Morris Mac-Diarmid ! Le mains de Morris retombèrent le long de ses flancs ; ses yeux égarés parcoururent la place.

Pendant qu’il hésitait, la voiture avait disparu.

Sa poitrine rendit un gémissement sourd. Instinctivement et malgré sa volonté, il fit un mouvement pour s’élancer encore, mais la main de fer de sa conscience l’arrêta. À travers le flot de la foule respectueuse et recueillie, il se dirigea vers la porte du tribunal,

Ses frères étaient à leur poste depuis longtemps. Ils ne pouvaient point s’expliquer son absence de la ferme durant la nuit précédente, et murmuraient déjà de son retard. Le vieux Mill’s lui donna sa main.

Soyez le bienvenu, mon fils Morris, lui dit-il.

Mac-Foote, Daws, Gib et les deux enfants entraient à ce moment. Les débats commencèrent.

La déposition du coupeur de tourbe fut accueillie dans l’auditoire par de menaçants murmures ; mais il suffit toujours de la baguette d’un constable pour réduire au silence les pauvres gens du Connaught. La foule se tut bientôt, et les deux enfants, répétant naïvement la leçon apprise, purent consommer la perte du vieux Mill’s.

Celui-ci écoutait, calme, grave, résigné. Il imposait silence à ses fils, dont l’indignation voulait éclater.

— Que Dieu vous pardonne, Gib, mon ami ! dit-il au coupeur de tourbe, qui se rasseyait, pâle et tremblant, sur le banc des témoins. Votre mensonge va me tuer… mais je suis bien vieux et j’ai eu le temps d’apprendre à mourir… Gib Roe, mon pauvre homme, puissiez-vous être le dernier Irlandais que la misère pousse au parjure !

Gib avait la tête baissée, et son souffle râlait. Su et Paddy se cachaient derrière lui.

L’attorney de la couronne se leva et secoua gravement les crins de sa perruque blanchâtre.

La voix trainante et emphatique de l’huissier ordonna le silence.

L’attorney, qui était un homme éloquent, s’attacha d’abord à démontrer que la population irlandaise dérivait d’une colonie milésienne, débarquée en Hibernie à une époque qu’il précisa et que nous ne savons point. De ce triomphant argument, et à l’aide d’une transition subtilement ménagée, il passa aux crimes de Rome, la monstrueuse courtisane, assise sur sept collines. Il effleura la loi des céréales, donna une chiquenaude au bill des collèges, et parvint à placer entre deux une description épique et passablement réussie de la bataille de la Boyne.

En conséquence de ces choses, il requit la peine de mort contre Mill’s Mac-Diarmid.

Le médecin Fitz-Roy, le banquier Bullion, le professeur Hull, hulliste, et les autres membres du jury convinrent volontiers entre eux qu’ils n’avaient jamais entendu de réquisitoire plus remarquable.

Mac-Foote applaudit malgré la consigne, le bailli Payne se frotta les mains, et l’alderman de service ronfla d’une façon tout admirative.

Joshua Daws lui-même donna un signe non équivoque d’approbation. Quant à Fenella, elle écrivit sur son album :

« Perruque comme à Londres. — Race milésienne. — Crimes des papes, etc. — Glorieuse bataille de la Boyne, gagnée par les protestants en l’an 1690. »

Devant ce succès universel, la tâche du bon avocat Picklock devenait fort malaisée. Il se leva néanmoins et débita tout d’une haleine, avec des gestes impossibles, un exorde où il prouva clairement que les géants avaient existé, puisqu’ils avaient creusé les grottes de Kilkée. Quant à la bataille de la Boyne, il déclara nettement que son intention n’était point de nier ce beau fait d’armes. Il ajouta que l’occasion lui semblait opportune pour réparer un oubli de son honorable adversaire, et il blâma de toute son énergie le bill incendiaire de Maynooth. Cela le conduisit naturellement à cette cruelle épidémie qui ravageait les plantations des pommes de terre sur toute la surface de l’Irlande. Suivant son opinion, il était difficile d’attribuer ce malheur à une autre cause qu’à la faiblesse déplorable de sir Robert Peel. Après avoir injurié suffisamment O’Connell, les Français, le président Polk et Napoléon, il termina en recommandant l’accusé à la haute clémence du jury.

Le président fit lever le vieux Mill’s, et lui demanda s’il n’avait rien à ajouter pour sa défense.

— Je suis innocent, répondit Mill’s dont le regard, ferme et serein, tomba sur le coupeur de tourbe.

Celui-ci, depuis la fin de sa déposition, avait l’angoisse peinte sur la figure. Il restait immobile, affaissé sur lui-même et comme anéanti sous le poids de son remords.

Bien qu’il n’osât point se tourner vers le banc des accusés, il sentit le regard du vieux Mill’s et tressaillit comme si un couteau fût entré dans son cœur. Sa bouche s’ouvrit ; les paroles s’y pressaient en foule ; il n’avait plus la force de persister dans son parjure. Mais, au moment où il allait parler peut-être, la voix sèche et pédante de Joshua Daws se fit entendre à son oreille :

— Les faux témoins sont pendus ici comme à Londres, disait-elle ; et ce serait pitié pour ces pauvres petits !…

Gib se voila la face derrière ses longs cheveux, et se tut...........................

Le jury avait été unanime pour prononcer un verdict de mort.

La foule s’écoulait dans un sombre silence. Mill’s Mac-Diarmid, escorté du farouche Allan et du doux porte-clefs Nicholas, qui souriait benoîtement, traversait les couloirs intérieurs du tribunal, encombrés par la cohue bavarde des bas officiers de justice.

Ses cinq fils le suivaient.

Au moment où Morris, qui marchait le dernier, allait s’engager dans l’escalier de sortie, un doigt se posa légèrement sur son épaule. Il se retourna et se trouva en présence de cette belle jeune fille qui s’était mise une fois entre sa poitrine et le couteau de maître Allan, dans la prison de Galway.

— J’étais là, dit-elle de sa voix douce que l’émotion faisait trembler ; ils ont condamné votre père innocent… mais je n’ai point oublié ma promesse.

— Soyez bénie ! répliqua Morris, et Dieu veuille que votre pouvoir égale votre bonté angélique !

Les yeux de Francès étaient fixés sur les siens, pensifs et tristes.

— Morris Mac-Diarmid, reprit-elle, vous avez aimé d’amour une jeune fille qui s’appelait Jessy O’Brien ?

Morris joignit ses mains sans répondre. Ce nom de Jessy réveillait toutes les tortures de son âme.

— Vous l’aimez encore ? reprit Francès. Répondez-moi ! répondez-moi !

Morris mit sa main sur son cœur. Sa poitrine oppressée ne donnait point passage à ses paroles.

— Oh ! oui, je l’aime ! dit-il enfin. Morte ou vivante, je l’aimerai toujours.

Les grands yeux bleus de Francès se levèrent, humides, vers le ciel.

Elle mit sa main blanche sur le bras de Morris.

— Elle sera heureuse, murmura-t-elle si bas que Mac-Diarmid ne l’entendit point.

Un groupe d’officiers de justice arrivait vers l’escalier, causant et riant.

Sauvons d’abord votre père, reprit Francès ; ensuite…

— Ensuite ? répéta Morris qui se sentait venir un vague espoir.

Francès eut un beau sourire et fit un signe d’adieu.

— Nous nous reverrons bientôt, dit-elle. Morris voulait interroger encore, mais la jeune fille se perdait déjà sous la sombre voûte de la galerie, et il n’y avait plus auprès de Morris qu’une demi-douzaine de suppôts de justice qui s’entretenaient bien joyeusement de la pendaison prochaine…