La Quittance de minuit/04/07

Méline, Cans et Compagnie (Tome quatrièmep. 149-174).


VII

Quatre tricks.


Mickey, Sam, Larry et Owen avaient quitté la ferme dès le matin, pour se rendre à Galway, auprès de leur père. Avant de laisser partir son mari, Kate Neale lui avait fait jurer encore que ni lui ni ses frères n’étaient affiliés aux ribbonmen.

Chez une autre, cette préoccupation constante aurait paru peut-être suspecte ; mais il était si naturel que la pauvre Kate fût heureuse de savoir les Mac-Diarmid innocents du meurtre de son père ! Elle aimait tant Owen !… Son cœur eût saigné si cruellement à le soupçonner du crime qui l’avait faite orpheline !

Owen Ja rassura par de nouveaux serments. Lorsqu’il lui mit au front le baiser d’adieu, il ne s’aperçut point qu’il y avait sur son doux visage comme un reflet de résolution sombre et forte.

Il suivit ses frères. Kate resta dans la chambre où le corps de Dan avait été exposé la nuit précédente.

Jermyn aussi demeura dans la salle commune ; il refusa de se joindre à ses frères pour le pieux devoir qu’ils allaient remplir, comme il avait refusé quelques heures auparavant de suivre le cortége qui conduisait Dan au cimetière.

Il était assis sur la paille, et ne bougeait point. Sa figure, naguère encore intelligente et vive, n’exprimait plus qu’une morne apathie ; ses traits si délicats et si beaux avaient pris un aspect de rudesse sauvage mélée de lourde inertie.

Il semblait ne point penser, et végétait, idiot, sur son tas de paille.

Kate s’était assise au pied du lit conjugal. Elle attendit quelques minutes, immobile et plongée dans une absorbante méditation. Un quart d’heure après le départ d’Owen elle se leva, et mit sa mante pour sortir.

— Il le faut ! murmura-t-elle ; si Luke Neale, mon père, revient encore me visiter la nuit, ce ne sera plus pour me reprocher d’avoir laissé sa mort sans vengeance !

Elle traversa la salle commune sans rien dire à Jermyn, qui ne la vit même pas, et prit à son tour le chemin de Galway.

Elle suivit les quatre Mac-Diarmid à un mille de distance environ.

À un mille derrière elle, Ellen se dirigeait aussi vers la capitale du comté.

L’heiress n’avait eu garde de passer par la salle commune. La fenêtre de sa chambre s’ouvrait sur la campagne et ne présentait qu’un faible obstacle à franchir. Ellen sortit par cette voie, après avoir donné au major un breuvage calmant qui le tint assoupi sur sa couche.

La petite Peggy lui avait promis de veiller sur le blessé, de ne point quitter la chambre et de n’ouvrir la porte sous aucun prétexte.

Les Mac-Diarmid, comme nous l’avons vu, entrèrent au tribunal. Kate s’introduisit dans la demeure du colonel Brazer. Ellen parcourut la ville et s’informa, auprès des protestants surtout, de ce qui regardait le major.

Kate trouva Brazer au milieu des officiers qui obéissaient la veille encore à Percy Mortimer.

— Je suis la fille de Luke Neale, assassiné par les Molly-Maguires, lui dit-elle, et je sais où les Molly-Maguires se rassemblent.

Brazer, à cette ouverture, adoucit l’expression de son rude visage et fit entrer la jeune femme dans son appartement. C’était un vieux soldat comme on en voit beaucoup, jaloux à l’excès, étroit d’esprit et de cœur, mais prudent et brave. Il interrogea longuement la fille de Luke Neale ; il la retourna, comme on dit, dans tous les sens, et mit sa véracité à l’épreuve avec une certaine adresse.

— Qui vous a dit cela, belle enfant ? demanda-t-il enfin.

— Je l’ai vu, répondit Kate.

— Et comment saurons-nous que les ribbonmen sont rassemblés à leur rendez-vous ?

— Quand ils doivent se réunir, le feu brille sur Ranach-Head depuis neuf heures du soir jusqu’à minuit… Envoyez un navire avec des soldats jeter l’ancre en vue du cap… Quand le feu s’allumera, les soldats débarqueront… et les meurtriers seront punis.

Brazer réfléchit un instant.

— Et qui me répond de vous ? demanda-t-il encore.

— Ma vie, répliqua la jeune femme. Je consens à rester ici jusqu’à ce que mon père soit vengé.

Il n’y avait point à s’y méprendre, le visage de Kate, tranquille et résolu, peignait énergiquement la sincérité ; le vieux soldat l’examina un instant à la dérobée, puis il se frotta les mains en souriant.

— Vous êtes une sujette fidèle de sa très-gracieuse Majesté, ma jolie enfant, dit-il. Bien que je ne mette point en doute la véracité de vos paroles, vous resterez avec nous, parce qu’il nous faut un gage pour la sureté des soldats de la reine… Si ce misérable Percy, ajouta-t-il entre ses dents, avait pris cette précaution, nous n’aurions pas à regretter aujourd’hui la mort de tant de braves !

Il agita une sonnette ; un valet se présenta qui conduisit Kate Neale dans une chambre, où elle fut enfermée.

Dès qu’on l’eut laissée seule, la pauvre jeune femme sentit sa résolution fléchir tout à coup. Un doute poignant lui traversa le cœur. Elle se prit à pleurer et à trembler.

Le coup était porté ! En ce moment elle eût voulu le retenir, car la pensée lui vint qu’Owen l’avait peut-être trompée…

Owen ! oh ! si cette révélation allait lui être fatale !…

La solitude où elle se trouvait pesait sur son âme comme un poids de plomb ; une vague terreur l’oppressait ; elle voulut prier, mais quelque chose était entre elle et Dieu qu’elle sentait sourd à sa voix suppliante…

Vers cette même heure où Kate se désolait dans sa prison, Ellen remontait le Claddagh pour regagner la ferme de Mac-Diarmid. Elle n’avait pu obtenir tous les renseignements qu’elle était venue chercher, mais elle savait que la haine victorieuse des ennemis de Mortimer s’apprêtait à saisir cette occasion de vengeance. Se présenter en ce moment à Galway, c’eût été, de la part du major, braver un danger certain et redoutable.

Tout en revenant vers les Mamturcks, Ellen creusait son esprit et lui demandait un moyen de salut. Elle avait encore deux ou trois heures de la trêve jurée par Jermyn ; mais une fois ce délai expiré, il était impossible de laisser le major à la ferme. Elle avait épuisé contre le dernier des Mac-Diarmid tous les moyens de résistance ; cette trêve elle-même, surprise en un moment de passion délirante, Jermyn la regrettait sans doute, et sa rage s’augmentait de sa passagère impuissance.

Il fallait éloigner Mortimer, il le fallait à tout prix. Mais où le conduire ?

À cette question Ellen ne pouvait point répondre.

Elle hâtait sa marche cependant, inquiète et redoutant les dangers qu’avait pu faire naître son absence.

Jusqu’à un demi-mille de la ferme, elle suivit la route ordinaire ; à cet endroit, quittant le chemin battu, elle fit un long circuit à travers champs pour tromper l’espionnage possible de Jermyn.

Mais c’était là chose bien difficile ! L’anéantissement où nous avons vu Jermyn avait pris fin, remplacé par un nouvel et ardent accès de fièvre.

Tourmenté par une agitation sans but et à laquelle il ne pouvait point résister, Jermyn était sorti de la maison et s’était couché sur l’herbe au milieu du petit bosquet voisin de la ferme.

De cet endroit il pouvait voir la fenêtre de l’heiress.

Cette fenêtre, fermée à demi, ne laissait point pénétrer le regard à l’intérieur. Mais quel besoin Jermyn avait-il de voir ? que pouvait-il apprendre encore ?

Ses yeux restaient cependant obstinément fixés sur la croisée. Et, tout en la contemplant, il se disait avec ce subtil instinct de la haine jalouse :

— Tandis que je veillais à la porte, on aurait pu fuir par cette fenêtre…

Cette pensée avait à peine eu le temps de se formuler au dedans de lui-même, lorsqu’il aperçut l’heiress qui se glissait entre les bas arbres du bosquet, et s’approchait de la maison avec précaution.

Il tressaillit. C’était comme la réalisation immédiate de sa crainte tardivement venue. Ellen avait dû sortir par la fenêtre : le major était-il encore dans la maison ?…

Ellen parvint, en étouffant de son mieux le bruit de ses pas, jusqu’à la croisée. Elle en poussa l’unique battant, et rentra dans sa chambre.

Le regard de Jermyn se fit aigu et perçant comme la pointe d’un stylet, pour y entrer après elle.

Mais le jour, brillant au dehors, s’assombrissait à l’intérieur de la maison ; Jermyn ne put rien voir. La fenêtre se referma.

Jermyn eût donné la moitié de son sang pour savoir si son ennemi était là encore sous sa main et pris comme en un piége. L’idée que le major avait pu s’évader le transportait de rage.

Il demeurait à son poste pourtant, et interrogeait le soleil, dont la marche lui semblait bien longue, attendant l’heure où la trêve accordée allait expirer…

Un assez long espace de temps s’écoula. Il était deux heures après minuit environ lorsque Jermyn avait vendu sa vengeance pour un baiser, pour un baiser qui brůlait sa bouche encore et dont le souvenir mettait en son cœur de douloureuses délices.

Maintenant le soleil achevait la première moitié de sa course.

Il fallait attendre encore. Deux heures, deux longues heures !

Jermyn attendait, l’œil fixé toujours sur la chambre de l’heiress.

La fenètre refermée se rouvrit lentement, et le noble visage d’Ellen s’y montra, penché en dehors.

Elle regardait tout autour d’elle avec inquiétude et fouillait chaque recoin du bosquet. Jermyn s’était coulé derrière un arbre.

Examen fait, l’heiress rentra dans la chambre et reparut quelques secondes après, soutenant les pas chancelants du major.

Percy était bien changé. Il ne se ressemblait plus à lui-même, et vous n’eussiez point reconnu ce fier soldat qui faisait si mâle figure à la tête de ses robustes cavaliers. Ses joues, que le repos du lit et la fièvre avaient un instant colorées, se creusaient plus livides. Son front s’inclinait ; ses yeux agrandis avaient éteint les rayons de leurs prunelles. Il avait l’air d’un vivant fantôme.

Mais Jermyn n’eut point pitié. Ce souffle de vie qui restait à Mortimer, Jermyn l’enviait ; il lui fallait les quelques gouttes de sang qui n’avaient pas coulé par les nombreuses blessures du Saxon.

Il le dévorait d’un regard avide ; il étreignait convulsivement l’arbre qui le cachait, pour se retenir à quelque chose et ne point bondir sur sa proie.

Ellen pensait avoir parcouru de l’œil tous les recoins du bois et croyait le dernier des Mac-Diarmid dans la salle commune. Elle avait l’espoir peint sur le visage ; son beau sourire encourageait la faiblesse du major. Elle le soutenait comme une fille tendre appuie la fatigue de son père ; elle lui disait de ces douces paroles qui, tombant d’une bouche aimée, sont comme un souverain baume et sauraient galvaniser jusqu’à l’agonie.

Ellen, légère et forte, avait franchi par deux fois, en se jouant, l’appui de la fenêtre ; mais il fallut bien des tentatives vaines avant que le major pût mettre son pied sur le sol libre de la campagne. Ellen le souleva presque entre ses bras, et ce fut seulement grâce à son secours que ce premier obstacle fut enfin surmonté.

Ils s’arrêtèrent un instant pour que le major pût reprendre haleine, puis ils commencèrent à descendre la montagne, en se dirigeant vers le pays de Connemara et la mer.

Jermyn, toujours collé à son arbre, les couvait d’un œil ardent.

Le bras d’Ellen entourait la taille du major, qui se penchait bien souvent vers sa belle compagne. Ils tournaient tous deux le dos à Jermyn. Mais Jermyn devinait de tendres regards échangés, de caressantes paroles, de l’amour, de l’amour !…

Et son visage se contractait violemment. Il devenait fou.

Quand Ellen et le major furent arrivés à moitié chemin du bas de la montagne, Jermyn quitta son poste et s’élança vers la maison, où il entra. Il en ressortit l’instant d’après avec ce même fusil qui la veille avait blessé le major.

— Cette fois, dit-il en apostrophant l’arme qu’il brandissait au-dessus de sa tête, c’est en plein cœur que tu frapperas !…

. . . . . . . . . . . . . . . .

Les cinq Mac-Diarmid, qui venaient d’assister à la condamnation du vieux Mill’s, étaient réunis dans la maison de Mahony le Brûleur, à l’angle du Claddagh de Galway.

Ils étaient assis tous les cinq autour de la table boiteuse qui occupait le milieu de la chambre. Le géant se tenait à l’écart, auprès de sa femme et de ses enfants, qui, sur son ordre exprès, gardaient le silence et ne bougeaient pas.

La femme, pauvre créature à la mine souffreteuse, vaquait aux soins de son ménage indigent ; les enfants, couverts de haillons, regardaient craintivement ces cinq étrangers qui venaient s’emparer de leur demeure et mettre fin à leurs jeux. Mahony, assis sur une escabelle, avait les bras croisés, et son visage gardait sa lourde insouciance.

Il était deux heures après midi.

Les Mac-Diarmid causaient à voix basse. De longs silences venaient couper leur entretien.

— Il faut que le sort décide entre nous, dit Morris, dont le visage redevenu calme voilait comme un masque épais le trouble désespéré de son cœur. Chacun de nous a un droit égal.

— Tirons au sort, répondirent les autres.

— Mahony, reprit Morris en élevant la voix, as-tu des cartes ?

Le géant crut avoir mal entendu.

— Des cartes ? répéta-t-il ; avez-vous le temps de jouer, mes garçons ?… On dit par la ville que les juges veulent brusquer l’exécution, dans la crainte d’un soulèvement… Avant que le soleil de demain ne se lève, on dit que le vieux Mill’s aura autour du cou la corde du gibet… Que Dieu le protège, le digne chrétien !… À votre place, je ne songerais guère à jouer en ce moment, mes fils !

― Envoie acheter des cartes, dit Morris.

Le géant se leva et sortit en grommelant.

Quand il fut parti, Mickey prit la parole.

— Morris, dit-il, vous êtes resté absent toute la journée d’hier et toute la nuit. Vous ne savez pas ce qui s’est passé dans notre maison… Notre frère Dan est mort.

Morris se signa. Il y avait au fond de son âme trop de douleurs amassées pour que cette douleur nouvelle pût trouver le défaut de sa fermeté reconquise.

Que Dieu ait l’âme de notre frère, répliqua-t-il ; le tronc, Mac-Diarmid, perd ses branches une à une… Heureux ceux qui s’en vont les premiers, ils n’assisteront point à la ruine de notre famille !…

Il se tut. Tandis qu’il récitait mentalement la prière due aux morts, ses frères gardaient autour de lui un morne silence.

— Et Jermyn ? reprit Morris après quelques instants ; pourquoi n’est-il pas ici ?

— Jermyn est à la ferme, étendu sur notre couche commune, répliqua Mickey.

Est-il donc blessé ?

Blessé au ceur… Dieu l’a puni d’avoir osé regarder la noble Ellen… Jermyn a oublié son père et ses frères… Nous ne sommes plus que cinq Mac-Diarmid.

Mahony rentrait en ce moment. Il jeta sur la table un paquet de cartes, et reprit place sur son escabelle.

Mickey déchira le papier qui entourait les cartes et les mêla.

— Le dernier gagnant restera là-bas, dit Morris. Mon frère Mickey, donnez les cartes, je vous prie, et dépêchons-nous, car les portes de la prison se ferment après le coucher du soleil.

Mickey distribua cinq jeux, de cinq cartes chacun, puis il retourna l’atout.

— À vous d’abattre, Sam, dit-il.

La curiosité du géant commençait à être excitée. Malgré la lenteur pesante de son intelligence, il commençait à voir dans cette partie engagée si bizarrement autre chose qu’un passe-temps frivole.

Il se leva, et de la place où il était sa grande taille domina la table et les joueurs.

Les enfants, à bout de patience, et ennuyés de la sagesse qu’on leur imposait, brûlaient d’envie de voir. Ils se glissèrent doucement et entourèrent la table, tâchant de fourrer leurs têtes blondes entre les joueurs et de regarder.

Il n’y avait que la pauvre femme qui ne prit aucun intérêt à cette scène. Elle ne comptait pas encore trente ans ; son visage, qui avait dû être beau, gardait les traces presque effacées de la vivacité irlandaise ; mais il n’y avait plus en elle ni jeunesse ni ressort. Tant de privations avaient pesé sur elle ! elle avait tant souffert ! Les cris de ses enfants, qui demandaient du pain, lui avaient tiré tant de larmes !…

Sam abattit la carte. Le jeu était une sorte de mouche, fort usitée dans les comtés de l’ouest, et pour laquelle le nombre des joueurs est indifférent.

Sam fit la première levée, puis la seconde, puis la troisième. Il avait gagné le trick.

— Je sais bien que, parmi mes frères, il y en a qui valent mieux que moi, dit-il avec tristesse ; mais j’aurais voulu être choisi par le sort, et je promets que ma tâche eût été accomplie comme il faut !

Larry mêla les cartes et donna quatre jeux. Sam était désormais en dehors.

Les cinq Mac-Diarmid avaient au cœur la même intrépidité. Si l’un d’eux était plus brave encore que les autres, c’était assurément Morris, et cependant lui seul ne désirait point gagner cette partie, dont l’enjeu était un périlleux et sacré devoir. Il enviait Sam au fond de son cœur et souhaitait ardemment que le second trick le mit hors de combat. Il songeait à Jessy.

Le second trick marchait ; ce fut Owen qui le gagna.

Morris prit les cartes à son tour. Le géant s’avança d’un pas pour regarder mieux, et, dans ce même but, les enfants se dressèrent sur la pointe de leurs pieds.

Larry gagna le troisième trick. Mickey et Morris restèrent seuls en présence.

Morris pâlit.

Mickey le regarda fixement, et mit le jeu de cartes sur la table.

— Mon frère, dit-il, Dieu m’avait fait l’aîné de notre famille. Vous valiez mieux que moi : je vous ai reconnu pour mon chef… Je ne vous ai jamais rien demandé en échange. Payez-moi aujourd’hui, mon frère Morris, et faites comme si j’avais gagné la partie.

Morris hésita un instant.

— Non, répondit-il enfin d’une voix grave ; il s’agit de mort peut-être, et le sort doit décider entre nous, mon frère Mickey.

La tête du géant s’élevait à présent, avidement curieuse, au-dessus de la table. Les enfants regardaient bouche béante. Les trois Mac-Diarmid qui ne jouaient plus avaient les yeux fixés sur le paquet de cartes.

Cette scène, que chacun aurait pu prendre, au début, pour indifférente et frivole, devenait solennelle et terrible.

Un silence profond régnait dans la pauvre demeure.

Mickey reprit les cartes et les brouilla lentement. Quand il eut donné, il releva son jeu et fit un geste de joie.

— J’ai gagné ! dit-il.

— Peut-être, répliqua Morris qui jeta sur ses cartes un regard de résignation triste.

On joua le coup. Mickey fit deux levées et Morris trois.

— Le bon Morris a gagné ! dit la grosse voix du géant qui frappa ses mains l’une contre l’autre.

La tête de Morris se pencha sur sa poitrine. Les quatre frères le regardaient, étonnés.

— Morris, dit Mickey avec rancune, votre victoire vous pèse, on le voit… laissez l’un de nous se mettre à votre place.

Morris releva la tête, et Mickey n’osa point poursuivre.

— Éloignez-vous, Mahony, dit le jeune maître, et faites éloigner vos enfants.

Le géant obéit.

Morris tira de son sein le paquet de linge sur lequel la pauvre Jessy avait tracé sa plainte.

― Chacun de vous, dit-il, eût accepté avec joie la mission que je vais accomplir, je le sais… mais puisqu’elle m’est échue, je la garde ; et si je n’en remercie pas le sort comme vous l’eussiez fait à ma place, mon frère Mickey, c’est que j’avais une autre tâche où il s’agissait de vie encore… d’une vie bien chère.

Morris s’arrêta et approcha de sa lèvre le paquet de linge. Ses frères l’interrogeaient d’un regard curieux.

— Jessy n’est point morte, reprit Morris.

Mickey secoua la tête d’un air incrédule.

— J’ai vu sa tombe là-bas, dit-il.

― Sa tombe est un mensonge, répliqua Morris ; elle vit… elle nous appelle à son secours.

Il étendit sur la table les linges couverts d’écriture.

— Lisez ! dit-il.

Les Mac-Diarmid se penchèrent et purent reconnaître d’un coup d’œil la main de leur jeune parente.

― Le temps nous presse, reprit Morris, et la lettre de Jessy est longue… Je vais vous dire en quelques mots ce qu’elle souffre, et vous comprendrez pourquoi je n’ai point applaudi quand Dieu m’a désigné pour le travail de cette nuit.

Il avait lu bien des fois depuis la veille les lignes tracées sur les lambeaux de linge. Chacun des détails du supplice lent et cruel que subissait sa fiancée était gravé au fond de sa mémoire. Il prit la parole d’une voix basse et brève, avec la résolution d’abréger son récit. Mais l’émotion l’emporta ; il peignit la souffrance de la pauvre fille avec son cœur d’amant, et quand il se tut, il y avait des larmes dans les yeux de ses frères.

Mickey lui tendit la main au travers de la table.

— Vous êtes son fiancé, Mac-Diarmid, dit-il. En quelque lieu que soit la prison inconnue, c’est à vous de la sauver !… Encore une fois, laissez l’un de nous prendre votre place pour cette nuit.

Les autres frères se joignirent à Mickey. Morris fut quelques secondes avant de répondre ; un incarnat vif avait remplacé la pâleur de son front.

— La tâche m’est échue, répéta-t-il enfin d’un ton ferme, je l’accomplirai !… Vous voici quatre hommes jeunes et forts qui l’aimez comme moi et qui ferez tout pour la sauver… J’ai oublié notre bon père durant un jour et une nuit, pour ne songer qu’à elle. Dieu m’envoie l’occasion d’expier cet oubli : je connais mon devoir… Mais vous, frères, vous qui, dans quelques heures, allez être libres, promettez-moi de faire ce que j’avais résolu pour la sauver !

— Nous le jurons d’avance, s’écrièrent les Mac-Diarmid ; parlez, Morris, et ordonnez… vous serez obéi…

Le jeune maître se recueillit un instant, puis il reprit la parole à voix basse, comme s’il eût craint d’être entendu par d’autres que par ses frères. C’était un soin superflu ; la femme de Mahony partageait entre ses enfants muets le maigre repas du milieu du jour ; quant au Brûleur, il se tenait à l’écart, silencieux et immobile. Il eût cru pécher grandement en cherchant à pénétrer un secret que Mac-Diarmid semblait vouloir cacher.

— M’avez-vous compris ? demanda Morris en achevant son explication.

— Oui, frère, répondit Mickey. Le feu brûlera ce soir sur Ranach-Head, et si quelqu’un sait au château de Montrath où est la prison de notre pauvre parente, celui-là nous dira son secret, je vous le jure, ou bien malheur à lui !

Merci, dit Morris ; je compte sur vous et je suis tranquille… S’il est possible de la sauver, vous la sauverez… À présent, il est l’heure d’agir, préparons-nous.

Les cinq Mac-Diarmid resserrèrent leur cercle, afin d’échanger encore quelques paroles à voix basse, puis Morris se leva.

Il appela Mahony ; le géant se mit aussitôt sur ses pieds et s’avança, obéissant, vers la table.

Morris mesura de l’œil la carrure herculéenne de ses larges épaules.

— Mahony, lui dit-il, serais-tu bien capable de porter un homme sur tes épaules d’ici à la ferme de Diarmid ?

— C’est selon quel homme, répondit le Brûleur.

Mickey était le plus grand des cinq frères ; Morris le désigna du doigt.

— Un homme comme cela, dit-il.

Le brûleur examina un instant Mickey, dont la haute taille et la corpulence accusaient un poids considérable.

— Il y a loin d’ici à la ferme, grommela-t-il.

Tout en parlant, et pour rendre son appréciation plus positive, il prit Mickey à revers et le jeta sur son dos comme un sac de pommes de terre.

— Il y a loin, répéta-t-il, et le garçon est lourd… Mais si ça vous oblige, Mac-Diarmid, je le ferai.

— Tu es sûr de le pouvoir ?

— J’en suis sûr.

Morris lui prit la main et la serra.

— Viens avec nous, dit-il.

Mahony se dirigea vers la porte sans répliquer, et les cinq frères le suivirent.

Dès qu’ils furent partis, les enfants à demi nus poussèrent un long cri de joie et s’élancèrent sur les cartes abandonnées. Leur bruyant babil, contenu pendant plus d’une heure, emplit la chambre naguère silencieuse. La femme poursuivait sa besogne, toujours muette et morne ; ce bruit soudain semblait ne point affecter son oreille.

Les cinq Mac-Diarmid et le Brûleur traversèrent la ville d’un pas pressé, en se dirigeant vers la prison. Sur leur passage bien des voix s’élevèrent pour les saluer ou pour les plaindre ; mais ils ne s’arrêtèrent pas une seule fois en chemin.

Lorsqu’ils furent arrivés dans la rue droite et boueuse sur laquelle s’ouvre la porte de la prison, Morris mit quelques pièces d’argent dans la main de Mahony.

— Achète des gâteaux d’avoine, dit-il, des pommes de terre, une poitrine de porc et quatre cruches de wiskey.

— Ah ! ah ! murmura Mahony, vous allez fêter le dernier jour !

— Va vite, continua Morris sans répondre ; nous t’attendrons à la porte…

Mahony fit jouer ses longues jambes et disparut à l’angle de la rue.

Morris entra dans une petite boutique de pharmacien sombre, basse, misérable, et dont l’aspect prouvait que les pauvres gens de Galway savaient fort bien vivre et mourir sans le secours de la médecine…

— Bonjour, bonjour, Mac-Diarmid, dit l’apothicaire, qui était un homme très-plaisant ; votre père a eu du malheur ce matin, mon pauvre garçon… Venez-vous chercher un remède contre la corde ?

Morris jeta deux schellings sur le comptoir, et prononça quelques paroles d’une voix qui coupa court aux plaisanteries du joyeux pharmacien.

— Sur ma foi ! Mac-Diarmid, grommela-t-il, je n’ai pas voulu vous offenser, mon fils !… Le vieux Mill’s était un brave homme après tout, bien qu’il ne soit jamais entré dans ma boutique… Mais pourquoi diable a-t-il brûlé cette ferme là-bas ?… Vous autres montagnards, vous êtes des démons… Morris, donnez-moi encore six pence, voilà votre affaire.

Morris prit le petit paquet qu’on lui présentait et paya le surplus.

Ses frères l’attendaient debout devant la prison.

Mahony revint bientôt, portant dans un grand panier les provisions achetées. Il toucha l’épaule de Morris, et lui dit tout bas :

— Ils sont déjà pris !…

— De qui parles-tu ?

— Des coquins, begorra !… de Gib Roe, le traître, et des deux petites couleuvres !… Dites cela au vieux Mill′s, Morris… Je vous promets qu’ils mourront avant lui, dussé-je les étrangler tous les trois de ma main.

Morris lui montra un des bancs de pierre placés aux deux côtés de la porte :

— Assieds-toi là, dit-il au lieu de répondre, et attends… Quand mes frères sortiront, tu feras ce que Mickey t’ordonnera.

Le Brûleur s’assit, étonné de l’accueil froid que l’on faisait à sa bonne nouvelle.

Mickey avait soulevé le marteau de la prison. Le chien de maître Allan aboya bruyamment de l’autre côté de la porte, et la grosse clef grinça dans la serrure rouillée.

La bonne figure de maître Nicholas se montra sur le seuil.

— Jésus ! s’écria-t-il ; qu’est-ce que c’est que tout cela ? Bonjour, Mickey ; bonjour, Morris ! Sam, Larry, Owen ; salut, mes enfants chéris !… Je ne sais pas trop si je dois vous laisser entrer tous ensemble.

— Nous venons faire avec notre père, dit Morris, le repas du dernier jour.

— C’est juste, c’est bien juste, répliqua le porte-clefs. Ah ! les dignes enfants que vous êtes, et le bon père que vous avez ! Entrez, Morris ! entrez, Mickey ! entrez tous, mes chéris !… John, ajouta-t-il en s’adressant à un gardien, allez demander respectueusement à maître Allan, de ma part, si je puis introduire ces jolis garçons auprès de leur excellent père.

Les Mac-Diarmid avaient déposé en dedans de la porte les pains d’avoine, les pommes de terre, la chair de porc, mets seigneurial, et qui n’était de mise que dans une circonstance aussi solennelle, et les quatre cruches de wiskey.

Le lourd battant de chêne s’était refermé sur Mahony, qui attendait à son poste.