La Quittance de minuit/03/03

Méline, Cans et Compagnie (Tome troisièmep. 41-62).


III

Le sloop.


Peu d’instants après, Georgiana, Francès et lord George étaient réunis à l’entrée du parc.

Pendant les quelques minutes employées par lady Montrath à échanger sa robe de chambre contre un costume de promenade, Francès avait pu parler et combattre de son mieux les terreurs de la jeune femme. En ces circonstances, toute diversion est heureuse. Les fantômes qu’on se fait deviennent plus effrayants dans le tête-à-tête.

On veut justifier ses craintes et s’excuser d’avoir peur ; on colore, on poétise, on exagère. Si bien que la crainte grandit, et qu’on se meurt d’épouvante, pour avoir cherché à se rassurer.

Francès elle-même avait été sérieusement émue par le récit de Georgiana. Quelques circonstances de cette étrange histoire lui avaient donné à penser ; elle avait accepté un instant le crime pour vraisemblable ; elle avait frémi aux menaces de cette femme mystérieuse, dont l’obsession poursuivait son amie.

Mais cette émotion, Francès l’avait subie, en dépit de sa raison pour ainsi dire. Elle s’était révoltée plus d’une fois contre la persuasion qui se glissait en elle.

Elle se souvenait. Toute petite, Georgiana faisait des romans. Elle arrangeait les choses de la vie en drames mignons, et savait saupoudrer de mystères les plus vulgaires incidents.

C’était sa vocation que d’embellir ainsi le réel. Il y avait en elle, au plus haut degré, cet élément romanesque qui est une maladie chez les Anglaises. Elle s’entourait à plaisir d’une atmosphère convenue ; elle arrangeait le monde en théâtre, disposant avec une adresse infinie ses décorations, ses trappes et ses doubles fonds. Francès savait cela.

Et sa défiance, mise en éveil sans cesse par la folie de mistress Daws, se ranima au premier choc. Son amitié pour Georgiana, et la vraisemblance que cette dernière avait su mettre dans les événements racontés, avaient jeté Francès hors de sa voie ordinaire. Ç’avait été pour elle comme un rêve.

La présence de lord George suffit à lui rouvrir les yeux. Elle conserva bien une vague impression d’inquiétude, mais elle ne voulut plus croire et mit tout ce qu’elle venait d’entendre sur le compte de l’imagination malade de sa compagne.

Pourtant elle ne voulut point heurter de front ce qu’elle croyait être la fantaisie de Georgiana ; elle lui dit de bonnes paroles ; elle lui promit son aide fidèle, et la rassura doucement.

Lady Montrath avait subi elle-même l’effet de la venue de son mari. Cette diversion avait rompu brusquement sa lugubre histoire, et l’avait forcée de congédier ses terreurs, si complaisamment évoquées. En elle, ce qui était vrai faisait une confusion si étroite avec ce qui était joué qu’elle n’eût point su dire elle-même où finissait la réalité, où commençait la comédie. Elle souffrait. Elle avait sujet de souffrir, et ses craintes, qui avaient un fondement, s’alliaient à de fantastiques effrois que milady s’était faits à elle-même laborieusement, ingénieusement, qu’elle ne savait plus reconnaître de ses inquiétudes véritables.

Il lui restait seulement un sentiment vague qui la consolait beaucoup et la soutenait.

Quand elle avait grand besoin d’être calmée, une voix bienfaisante s’élevait au dedans d’elle et lui disait : « Le mal n’est pas si grand que nous le faisons ; nous avons un peu chargé tout cela… Nous ne savons point le compte de nos exagérations ; mais il y en a, nous pourrions bien le jurer… »

C’était la conscience de lady Montrath qui parlait ainsi, confessant sa faiblesse. Cela lui tait du baume dans l’âme et la rendait brave pour quelques instants outre mesure. Après avoir été au delà du vrai, elle revenait en deçà ; elle niait ce qu’il y avait de réel au fond de ses frayeurs, et se moquait d’elle-même.

Pour quelques heures, elle devenait esprit fort. Elle refusait de voir l’évidence, elle qui, l’instant d’auparavant, ajoutait à l’évidence acceptée tout un supplément de fantasmagorie.

Et, comme il arrive toujours, ces revirements avaient lieu après de fortes crises. Aujourd’hui, l’accès avait été violent, la réaction s’opéra presque toute seule, et Francès eut en vérité peu de peine. Avant d’avoir fini sa toilette, lady Montrath était notablement égayée.

— Chère Fanny, dit-elle, comme si elle eût voulu expliquer cette sérénité soudaine, il faut bien que je cache mes craintes… Le moyen le plus sûr de rendre le danger inévitable, ce serait de montrer de la frayeur…

Francès n’eut garde de contredire un raisonnement si sage. La vue de lord George avait en elle une pensée qui ne se rapportait point à son amie. Elle était venue à Montrath dans un but, et ce but, un instant oublié, lui revenait en mémoire.

Lord George était puissant, et Francès voulait sauver ce noble vieillard que les juges de Galway menaçaient de mort, et qui était le père de Morrris Mac-Diarmid.

Lord George accueillit les deux dames avec autant de grâce qu’un Anglais de la vieille souche peut en mettre à ces sortes de choses. Il baisa la main de Francès, il baisa la main de Georgiana, et offrit ses deux bras avec une franche bonhomie.

Il avait vraiment une bonne figure avec son costume de chasse sortant des ateliers de Holmes, sa casquette de sportman et son beau teint britannique, allumé encore par l’air frais du matin.

Francès avait sa simple toilette de chaque jour ; Georgiana portait une robe blanche, et toutes deux étaient coiffées du chapeau de paille, inévitable parure des fronts anglais.

Soit effort de volonté, soit disposition naturelle, Georgiana n’avait rien conservé de sa tristesse récente. Ses joues avaient maintenant de délicates couleurs, et sa jolie bouche retrouvait son sourire.

Francès gardait sa beauté douce, intelligente, sereine. On n’aurait point su dire laquelle des deux était la plus charmante.

On s’enfonça sous les grands ombrages du parc. Milord était prévenant, affectueux, cordial. Georgiana recevait comme il faut ses avances, et la promenade se poursuivait, égayée par un excellent accord.

Francès se convainquait de plus en plus en plus elle-même de s’être attendrie en pure perte. Elle regrettait presque ses frayeurs, et se promettait de n’être plus reprise à pareille comédie.

Et en vérité il eût fallu y mettre de la prévention pour voir en lord George autre chose qu’un honnête nobleman, amoureux de sa femme et content de son sort.

Georgiana elle-même avait l’air tout heureuse. Francès, confondant dans une même pensée sa tante et son amie, s’émerveillait et se demandait quel bonheur elles pouvaient trouver à travestir péniblement toutes les choses de la vie et à gâter jusqu’au bonheur.

Au récit de Georgiana, elle s’était fait de lord Montrath une idée si fausse que l’immobile figure du nobleman lui sembla toute pleine de franchise et de bons sentiments. Elle se sentait attirée vers lui ; elle prenait rapidement confiance, à tel point qu’au bout d’une demi-heure de promenade, elle avait gagné le courage de présenter sa requête en faveur du vieux Mill’s Mac-Diarmid.

À ce nom, lord George perdit le sourire qui ne l’avait point quitté depuis le château. Il jeta sur Francès un furif regard, puis ses yeux se baissèrent.

— On le dit bien coupable ! murmura-t-il.

— Il est innocent ! s’écria Francès chaleureusement.

Georgiana, qui n’était point prévenue, regardait son amie avec surprise.

Lord George avait eu le temps de se remettre ; son sourire était revenu.

— Assurément, dit-il, miss Roberts est un excellent juge, mais je ne me serais point attendu à recevoir une demande pareille de la part d’une nièce de M. Joshua Daws.

Francès avait les joues couvertes de rougeur, mais son œil ne se baissait point.

— Mon oncle a les devoirs de sa charge, répondit-elle, et je crois que sa charge donne de malheureuses préventions contre tout accusé… Mais j’ai assisté à l’interrogatoire de ce vieillard, milord… J’ai entendu ses nobles réponses… J’ai vu qu’il n’y avait point de preuves, et je viens vous supplier…

— S’il n’y a point de preuves, interrompit Montrath, on ne pourra le condamner.

Francès secoua sa blonde tête d’un air triste :

— Vous savez mieux que moi, milord, murmura-t-elle, que la justice humaine est sujette à se tromper… Mon oncle affirme que ce malheureux vieillard sera mis à mort.

Montrath garda le silence. Ils étaient assis tous les trois sur un banc de gazon, et les deux amies se trouvaient l’une auprès de l’autre.

Georgiana, qui s’occupait volontiers d’elle-même, suivait avec distraction cet entretien qui ne l’intéressait pas personnellement, et n’y prenait aucune part.

Montrath avait les yeux à terre depuis que le nom de Mac-Diarmid avait été prononcé ; il y avait de l’embarras dans son maintien ; il semblait réfléchir, et son visage exprimait de l’indécision.

— Je vous en prie, Georgy, murmura Francès à l’oreille de son amie, venez à mon aide et intercédez comme moi !

— Quel intérêt ?… commença lady Montrath également à voix basse.

— Je vous en prie ! interrompit Francès.

Lady Montrath ne put pas hésiter davantage.

— Milord, dit-elle, si je croyais que mon intervention pût avoir quelque influence, je joindrais ma prière à celle de miss Roberts.

Montrath releva sur elle un regard souriant et libre désormais de tout embarras.

— Êtes-vous donc aussi convaincue de l’innocece de l’accusé, milady ? demanda-t-il avec gaieté.

— Miss Francès est ma meilleure amie, répondit Georgiana, et ses désirs sont les miens.

Montrath porta la main de sa femme à ses lèvres et se leva.

— Je suis trop heureux, dit-il galamment en se tournant vers Francès, de faire quelque chose qui soit agréable à miss Roberts… J’agirai de mon mieux en faveur de ce pauvre homme qui m’est recommandé par de si charmantes protectrices… Je prends à cet égard un engagement formel.

— Ah ! merci, milord ! s’écria Francès, incapable de contenir l’élan de sa reconnaissance ; que Dieu vous bénisse pour l’espoir que vous me donnez !

Montrath avait sur la lèvre une question, et Georgiana partageait sa curiosité ; mais à cet égard la réserve anglaise fait grande honte à notre indiscrétion. Ils se turent tous les deux ; Montrath s’inclina courtoisement, et Georgiana se contenta d’interroger à la dérobée la physionomie de miss Roberts.

Celle-ci se recueillait en sa joie ; elle avait promis à Morris de sauver son vieux père, et sa tâche se montrait à elle accomplie à demi ; et ce lui était une si grande jouissance de se représenter Morris heureux !…

Les deux jeunes dues s’étaient levées à leur tour, et Montrath les guida de nouveau à travers les bosquets du parc, poursuivant la promenade commencée.

Au bout d’une centaine de pas, derrière un massif de verdure impénétrable à l’œil, l’horizon s’élargit tout à coup devant eux, et leur montra la baie de Kilkerran avec ses innombrables îles.

Leurs regards embrassaient toute l’étendue comprise entre l’île Mason et le port de Galway. De toutes parts ils apercevaient les voiles blanches des embarcations qui sillonnaient la baie.

Parmi ces embarcations il y en avait une plus grande et plus voisine, qui semblait se diriger vers Ranach-Head, dont la pointe se cachait derrière les ombreux bouquets d’arbres. C’était un sloop sous toutes voiles, dont les mâts pavoisés portaient les couleurs du Repeal.

Lord George fronça le sourcil et mit le binocle à l’œil.

— Les insolents coquins ! murmura-t-il, je serais tenté de croire, Dieu me pardonne ! que c’est Daniel O’Connel faisant une promenade en mer…

Les deux jeunes femmes dirigèrent en même temps leurs regards curieux vers le sloop, qui poursuivait sa course rapide et se balançait doucement, poussé par la brise molle.

Mais la distance était trop grande et l’on n’apercevait encore sur le pont que des formes indistinctes.

— Si vous désirez voir cela de plus près, dit Montrath, nous nous dirigerons vers le cap et nous attendrons le sloop au passage… En même temps, milady, ajouta-t-il, vous pourrez admirer les ruines du vieux château de Diarmid, le plus noble joyau de vos domaines.

— Ces ruines qu’on aperçoit de ma fenêtre ? demanda Georgiana, dont la voix trembla légèrement au souvenir de ses frayeurs nocturnes.

— Précisément, répondit le lord ; c’est un antique débris de la puissance de nos prédécesseurs… Et tenez, miss Roberts, ce vieillard dont vous demandiez la grâce tout à l’heure est le descendant des premiers maîtres de Diarmids… C’était autrefois une famille bien puissante.

— Et n’a-t-elle rien conservé de sa richesse passée ? demanda Francès.

— Une ferme de sept acres sur le versant du Mamturck, répondit le lord.

Cela fut dit d’un ton simple et froid. Montrath faisait sans y penser le résumé de l’histoire des grandes familles irlandaises. Cette décadence si complète d’une race souveraine ne portait pour lui aucun enseignement ; les descendants des rois étaient de pauvres fermiers, et lui, l’élu de la conquête, il possédait leurs immenses domaines.

C’était justice sans doute…

Francès se tut ; sa jolie tête pensive s’inclina sur sa poitrine. Elle demeura un peu en arrière, suivant à quelques pas de distance Montrath et Georgiana qui gravissaient, à travers bois, la pente du Ranach.

Elle réfléchissait. Mais sa méditation n’était point hostile à lord George ; elle lui gardait au fond du cœur une reconnaissance vive et s’étonnait d’avoir pu penser un instant qu’un homme si secourable pût avoir un crime sur la conscience.

Elle en voulait à Georgiana qui lui avait donné ces extravagants soupçons. Elle s’indignait et plaignait presque lord George, dont la bonne âme était si mal appréciée !

Lord George ne lui avait-il pas promis de venir en aide au vieux Mill’s, le père de Morris Mac-Diarmid ?

Le sentier, étroit et montueux, avait fréquemment des coudes brusques. Francès perdait à chaque instant de vue lord George et sa femme, pour qui la promenade devenait un véritable tête-à-tête.

Ils causaient de bon accord. Francès se guidait au son de leurs voix amies, et c’était là pour elle une preuve de plus de la folie de Georgiana, qui certes ne pensait guère en ce moment à la scène tragique qu’elle avait déclamée.

À travers le feuillage, on apercevait déjà d’un côté les constructions modernes de Montrath ; de l’autre, la masse noire et dentelée de Diarmid.

— Comme c’est sombre et grand ! dit Georgiana en ralentissant le pas pour attendre son amie.

On dépassa les derniers arbres, et Francès rejoignit ses hôtes. Les deux jeunes femmes s’arrétèrent en extase devant les restes imposants du vieux château.

— Venez, mesdames, dit Montrath, nous admirerons tout à l’heure ces belles ruines qui me rendent aux yeux des antiquaires de Londres le plus heureux landlord de l’univers… Si nous tardons, le sloop aura doublé la pointe et nous ne verrons rien.

Il entraina ses compagnes le long des ruines, et fit le tour de la vaste enceinte pour gagner l’extrême pointe du cap.

En passant au pied de l’une des tours, il s’arrêta un instant pour regarder une sorte de clôture en planches qui semblait destinée à remplacer les battants de la porte détruite.

— On dirait que Diarmid a trouvé un locataire depuis mon dernier voyage ! murmura-t-il.

Il poussa du pied la clôture, qui résista au choc.

Puis il passa.

Il venait de heurter, sans le savoir, à la porte du pauvre Pat, qui travaillait en ce moment de son mieux à couper la chaussée de planches, dans le bog de Clare-Galway.

Milord ne savait point, paraîtrait-il, tout ce qui se passait sur son domaine, car il ignorait que le pauvre Pat eût élu domicile dans les ruines de Diarmid.

Il ignorait peut-être aussi l’existence de ce monstre redoutable dont Pat était le gardien, et que les bonnes gens de Connemara l’accusaient, lui Montrath, de nourrir pour la destruction des catholiques du Connaught…

Quelques pas plus loin, et au moment de tourner les dernières constructions qui lui masquaient encore la mer, Montrath rencontra les débris d’un bûcher où restaient éteints quelques tisons consumés à demi.

Cette fois il ne chercha point le mot de l’énigme, et se souvint tout naturellement de la lueur rougeâtre qu’il avait aperçue la nuit précédente par la fenêtre de sa chambre, durant son entrevue avec Crackenwell…

— Assurément, assurément, pensa-t-il, c’est une excellente idée !… Je m’emploierai pour le bonhomme qui est là-bas dans les prisons de Galway… Si je le sauve, ses fils, qui ont des idées de gentilshommes (car ces mendiants sont prodigieux), me respecteront comme si j’étais un de leurs évêques !

Il tourna le dernier angle des constructions ruinées, et l’immense Océan se déploya sous ses pieds.

Francès et Georgiana laissèrent échapper un cri d’admiration. Elles dominaient la mer de toute la hauteur du cap Ranach. À droite et à gauche leurs regards couraient le long des rivages déchirés du Connaught. À quelques pieds au-dessous d’elles, l’escalier de Ranach élevait les sommets prismatiques de ses gigantesques colonnes. Tout en bas, entre deux grèves qui arrondissaient leurs minces rubans d’or, s’étendait le galet noir sur lequel s’ouvrait la galerie du Géant. Au-devant d’elles, la mer sans borne élevait jusqu’à l’horizon son dos bleuâtre.

Au premier abord, on ne voyait que la mer ; les objets plus prochains, aperçus d’une hauteur énorme, disparaissaient presque et ne frappaient point l’œil.

Les grèves, les deux masses de récifs qu’Ellen avait traversées la nuit précédente pour gagner le rendez-vous des Molly-Maguires, le galet noir, tout cela était si petit en comparaison de la grande mer !

Cependant les deux jeunes femmes distinguèrent au-dessous d’elles, à l’endroit où le sable touchait les récifs, un homme qui cheminait lentement ; c’était un fermier du pays, vêtu du carrick sombre, et appuyé sur le shillelah.

Lady Montrath, qui avait pris le bras de Francès, sentit le cœur de la jeune fille battre vivement. Elle la regarda, surprise, et vit son œil se diriger plus brillant vers le fermier, qui continuait sa route vers la base du cap.

— Le voilà, le voilà ! dit en ce moment lord George, en montrant du doigt le sloop.

C’était un joli bâtiment, aux formes élégantes et sveltes. Le vent pesait, inégal et faible, sur sa brigantine inclinée ; il se penchait, fendant la vague avec grâce, et gouvernait pour doubler le cap.

Il était à peine à un tiers de mille du rivage.

On apercevait assez distinctement maintenant des matelots qui s’agitaient sur le pont ; et, parmi les matelots, on voyait une femme de grande taille gesticulant et se donnant l’air de commander le navire.

Lord George ne songea point cette fois à maudire les couleurs du Repeal, qui flottaient au mât unique du sloop. Il ne prononça point le nom du Libérateur.

Il avait braqué son binocle sur le pont du sloop, et son regard ne s’en détachait point. Sa gaieté de tout à l’heure avait disparu. Il y avait un nuage sur son front.

— Comme il avance ! dit Georgiana ; dans deux minutes, nous allons pouvoir distinguer les traits de ses passagers.

Lord George ne répondit point ; il avait les dents serrées, et le rouge uniforme de son visage arrivait à une sorte de pâleur.

Francès, elle, ne faisait point attention au sloop ; ses yeux suivaient obstinément le fermier irlandais qui allait la tête penchée tristement et les bras croisés sur sa poitrine…

Le sloop avançait. À mesure qu’il s’approchait du rivage, les vagues, plus hautes, soulevaient sa coque légère. On devait croire encore qu’il voulait ranger le cap, car il n’y avait point de havre en ce lieu, et les nombreux écueils rendaient l’atterrissage presque impossible. Cependant sa marche rapide formait angle avec la ligne du rivage. Il tenait obstinément son beaupré sur la pointe même de Ranach. Quelques secondes encore, et tout changement de direction allait devenir impossible.

La femme qui était debout sur le pont avait auprès d’elle quatre laquais en livrée ; elle étendait sa main vers la plage dans une attitude d’impérieux commandement.

— Ils vont toucher ! murmura lord George.

Ces mots, prononcés à voix basse, avaient comme un accent d’espoir.

En ce moment le sloop bondissait entre les premiers écueils qui défendaient l’approche de la plage.

De cette première ligne de récifs à ceux qui bordaient la grève, il y avait un large espace où les vagues arrivaient brisées et affaiblies. Les voiles du sloop tombèrent à la fois, il jeta l’ancre et mit sa chaloupe à la mer.

La femme y descendit avec ses quatre laquais et des rameurs.

Les sourcils de lord George s’étaient froncés violemment ; le sang avait envahi de nouveau sa joue ; son visage exprimait une émotion extraordinaire. Il essuyait son binocle, le plaçait devant son œil et l’essuyait encore. Ses regards étaient comme aveuglés.

— Vous connaissez cet homme ? dit Georgiana à Francès, qui suivait toujours de l’œil la marche lente du fermier irlandais.

— Oui, répondit Francès.

Georgiana allait faire une autre question, mais son attention fut détournée par un blasphème qui s’échappa, retentissant, de la bouche de lord Montrath.

— Ils n’ont pas touché ! s’écria-t-il en serrant les poings avec rage. Damnation sur eux !

La chaloupe était en ce moment au beau milieu des brisants, et disparaissait presque parmi des tourbillons d’écume.

Les deux jeunes femmes, qui ne l’avaient point remarquée jusque-là, poussèrent à la fois un cri de terreur.

Le sloop se balançait à l’ancre, gracieux et bercé doucement.

De temps à autre, on voyait la chaloupe reparaître et l’on distinguait au milieu des rameurs, qui faisaient force d’avirons, la femme toujours debout.

À un certain moment une vague énorme déferla sur les brisants avec un bruit terrible on ne vit plus la chaloupe.

Un soupir souleva la poitrine oppressée de lord George, qui joignit les mains comme pour remercier Dieu, tandis que les deux jeunes femmes, les bras tendus en avant, demeuraient muettes d’horreur.

Si c’était de la joie qu’éprouvait lord George Montrath, elle fut de courte durée, car l’instant d’après la chaloupe avait franchi la dernière ligne des écueils et touchait le galet.

— Je les croyais perdus ! dit Georgiana, qui respira longuement.

Francès restait sous le coup d’une sorte de stupeur ; elle n’avait point vu le commencement de la scène, et le choc l’avait frappée d’autant plus rudement qu’il était imprévu.

Lord George était immobile. Ceux qui le connaissaient depuis des années n’avaient jamais vu pâlir complétement cette face où le sang affluait toujours ; mais en ce moment Montrath était pâle comme un homme mort.

Le regard de Georgiana tomba sur lui par hasard.

— Qu’avez vous ? murmura-t-elle épouvantée.

Montrath ne put pas répondre…

La femme sautait en ce moment sur le galet, escortée de ses quatre laquais. L’œil du lord était fixé sur elle, stupéfait et comme fascine.

Georgiana suivit ce regard et devint pâle à son tour.

Le souffle lui manqua.

Elle murmura par deux fois :

— C’est elle, c’est elle !…

Elle chancela. Francès la soutint.

Et tandis que la jeune fille, effrayée à son tour, s’informait du motif de ce trouble subit, lady Montrath étendait ses bras roidis vers le rivage en répétant :

— C’est elle, c’est elle !… Mon Dieu, ayez pitié de moi !…