Méline, Cans et Compagnie (Tome troisièmep. 63-78).


IV

Le pain d’avoine.


Montrath, Georgiana et Francès se trouvaient sur l’extrémité la plus haute et en même temps la plus avancée de Ranach-Head.

Ils étaient séparés du vide par les restes d’un parapet, de construction plus moderne que le château lui-même, mais qui cependant semblait être vieux de plusieurs siècles.

Lord Montrath se tenait à trois ou quatre pas des deux jeunes femmes. Il était debout, derrière le parapet, immobile et droit comme un bloc de pierre. À sa gauche et si près de lui qu’il pouvait la toucher en étendant la main, la tour occidentale de Diarmid faisait saillie hors du parapet, et laissait pendre au-dessus du précipice une part de sa masse énorme.

Francès soutenait Georgiana et l’appuyait tremblante au parapet.

La jeune femme ne parlait plus. Ses yeux demeuraient fixés avec une sorte d’horreur sur l’endroit de la plage où le canot du sloop avait pris terre.

Le paysan irlandais qui cheminait naguère au delà des roches défendant l’entrée du galet, à droite de la galerie du Géant, avait vu, lui aussi, le danger de la chaloupe. Il s’était élancé en avant, et dans l′espace de quelques secondes il avait franchi la barrière des écueils en déployant une singulière agilité.

Mais, malgré la vitesse de sa course, lorsqu’il arriva sur le galet, le flot apportait au rivage la chaloupe sauvée.

Le paysan s’arrêta aussitôt et regarda le débarquement, appuyé sur son long shillelah.

Il était à peu près au centre du galet, sous la tour occidentale de Diarmid.

Le regard de Francès, qui le cherchait en vain sur la grève à l’endroit où il marchait naguère, le retrouva en ce lieu. Il y avait longtemps que la jeune fille avait reconnu en lui, malgré la distance, Morris Mac-Diarmid.

Mais en ce moment son attention tout entière était réclamée par lady Montrath, dont la détresse faisait pitié. Francès avait remarqué le trouble de lord George et comprenait à demi la scène muette qui se passait autour d’elle.

Cependant elle voulait douter encore. Elle voulait chercher à ces apparences une signification qui ne se rapportât point au récit de lady Montrath.

Elle interrogeait tour à tour la figure pétrifiée du lord et les traits bouleversés de la pauvre Georgiana ; puis ses yeux se reportaient vers le rivage.

Sur le rivage, la femme du sloop était au milieu de ses quatre laquais en grande livrée. Chacun d’eux, faisant office de femme de chambre, remettait en place quelque partie de sa splendide toilette, dérangée par la bourrasque.

Les traits de cette femme étaient beaux, mais alourdis et comme hébétés. Elle pouvait avoir trente ans. Sa taille était grande et hardie en ses proportions. Son costume se composait d’une profusion de soie, de velours, de dentelles et de bijoux, ajustés sans goût et avec une prétention théâtrale.

Elle ressemblait, avec ses diamants et ses plumes, à une reine de mélodrame échappée des planches d’Adelphi.

Pour quiconque n’eût point vu la détresse du lord et de Georgiana, au pied des tours de Diarmid, cette scène n’aurait eu rien vraiment que de comique. Il y avait du rire dans ce tableau : quatre grands laquais sur la grève, entourant une femme parée comme pour un bal travesti, et s’occupant gravement à réparer les désordres de sa toilette ; et derrière, sur la chaloupe, les bons matelots du Claddagh de Galway, qui regardaient cela d’un air sérieux et surpris.

La farce anglaise n’est pas faite autrement. À voir cela représenté sur le théâtre de Surrey, John Bull se fût tenu les côtes.

Mais, pour les spectateurs qui regardaient du haut du cap, la farce avait un terrible revers, parce que cette femme empanachée, couverte d’or, de diamants et de soie, avait nom Mary Wood…

Quand sa toilette fut finie, elle écarta ses domestiques d’un geste souverain, et se tourna vers les matelots qui l’avaient amenée.

Du sommet de Ranach on la vit gesticuler durant une ou deux minutes, sans ouïr le bruit de ses paroles.

Les matelots ôtèrent leurs chapeaux qu’ils agitèrent au-dessus de leurs têtes. Une acclamation arriva jusqu’au pied des tours de Diarmid.

Puis tout fut confusion dans la chaloupe. Il y eut grande mêlée entre les matelots, parce que Mary Wood, usant de sa magnificence ordinaire, avait jeté deux ou trois poignées de souverains au milieu de l’équipage.

Mistress Wood n’en agissait jamais autrement. Lord George Montrath en savait quelque chose.

Une nouvelle acclamation se fit à bord de la chaloupe, et les matelots agitèrent encore leurs chapeaux de cuir.

Mistress Wood les salua de la main, comme une reine affable remercie ses sujets soumis ; puis elle se mit en marche sur le galet.

Deux de ses grands laquais, qui portaient l’épée au côté, formèrent l’avant-garde. L’arrière-garde se composa des deux autres valets, armés également.

Au milieu, Mary Wood marchait, tête haute et le poing sur la hanche. Son pas chancelait bien un peu, mais moins qu’à l’ordinaire ; ses plumes avaient, au-dessus de son chapeau, des balancements belliqueux. On eût dit qu’elle allait à quelque expédition guerrière.

Morris Mac-Diarmid se recula jusqu’à la base du cap pour lui livrer passage. Mary Wood l’aperçut et lui jeta deux souverains, que Morris laissa parmi les pierres.

— Un beau garçon ! dit mistress Wood ; il faudra que j’épouse un de ces pauvres diables d’Irlandais… un fier gaillard comme celui-là, par exemple… et je forcerai Montrath à l’adopter pour lui transmettre sa pairie…

Elle se prit à rire tout bas et fit des signes de tête à Morris qui la regardait étonné.

Elle approchait de la base du cap. Lord George, qui ne l’avait pas perdue de vue un seul instant, et dont le regard semblait fixé sur elle invinciblement, fut obligé, pour la suivre encore, de courber sa taille roidie.

Il mit ses deux coudes sur le parapet.

Francès et Georgiana l’imitèrent. Ils étaient là tous les trois comme sur un balcon et voyaient parfaitement tout ce qui se passait au-dessous d’eux.

Ils regardaient et ne se parlaient point.

En ce moment où ils se penchaient au-dessus du parapet pour mieux voir, la scène se compliqua d’une façon étrange et qui demeura pour eux inexplicable.

Mary Wood, ennuyée du silence et de l’immobilité de Morris, tournait ses yeux de côté et d’autre pour chercher le sentier qui conduisait hors de cette plage étroite. Dans cette cervelle usée par l’ivresse, les idées, hormis une seule, ne demeuraient point. Elle était folle aux trois quarts sur toutes choses, et ne gardait de sa raison que ce qu’il fallait pour torturer lord George.

À cet égard, sa cervelle était parfaitement saine. Elle n’oubliait jamais qu’il lui était permis de tout oser.

Le sentier qui conduisait aux grottes de Muyr venait de frapper son regard. Elle ne songeait plus ni à Morris ni à la barque ; elle tourna sa marche de ce côté…

Un léger bruit se fit tout auprès de Montrath. Quelque chose frôlait la muraille de la tour occidentale de Diarmid.

Lord George regarda vivement de ce côté ; les deux jeunes femmes firent comme lui.

Ils voyaient tous les trois la tour de profil. Rien ne se montra d’abord sur la surface cylindrique de ces gros murs, mais le bruit continuait.

Au bout de quelques secondes, un objet de forme ronde sortit de la tour par une ouverture que le lord et ses compagnes ne pouvaient point apercevoir.

L’objet tomba, glissant d’abord le long de la muraille ; puis il rebondit sur le faîte des colonnes basaltiques de l’escalier de Ranach, et roula de pierre en pierre jusqu’au galet.

Il vint tomber aux pieds de Mary Wood.

Celle-ci le ramassa. C’était tout simplement un de ces pains d’avoine épais et ronds qui servent à la nourriture des moins pauvres fermiers de l’Irlande.

— Holà ! holà ! dit Mary Wood ; l’Irlande n’a pas si grand’faim qu’on le dit, puisqu’elle jette son pain aux passants… Ces mendiants voudraient-ils me faire l’aumône ?

Elle leva les yeux vers le sommet du cap, mais elle n’aperçut point le lord et les deux dames dont les silhouettes lointaines se perdaient parmi les aspérités du roc.

Elle vit seulement les grandes colonnes de Ranach, qui semblaient soutenir la tour noire du vieux château.

Mary Wood eut un sourire. On eût dit qu’elle savait d’où venait ce pain.

— Il paraît qu’on lui en donne de trop ! murmura-t-elle.

Elle porta le gâteau d’avoine à ses narines et le flaira.

— C’est de bon pain, ma foi ! reprit-elle.

Elle fit le geste de le jeter ; mais, se ravisant tout à coup, elle se tourna vers Morris arrêté à quelques pas d’elle seulement.

Morris ne la regardait plus. Ses yeux se baissaient, pensifs, vers la terre. Il semblait perdu dans une laborieuse méditation.

— Oui, Dieu me damne ! dit Mary Wood, celui-là est un beau garçon ! En attendant que je l’épouse, je vais lui donner ce pain… Holà ! Paddy !

Morris ne bougea point.

— Ho ! Patrick ! reprit mistress Wood ; holà ! Owen !… Ils s’appellent tous Owen, Patrick ou Paddy… Holà ! mon garçon !… Tu n’as pas ramassé mon or parce que tu ne sais pas ce que c’est… mais tu connais bien le pain, que diable ! mangeur de pommes de terre !… Tiens… Avale cela, mon beau Paddy.

Elle lança le pain qui roula aux pieds de Morris.

Milord et ses compagnes se penchaient sur le parapet tant qu’ils pouvaient, et regardaient avidement cette scène qu’ils ne comprenaient point.

Aux dernières paroles de mistress Wood, Morris s’était tourné lentement vers elle, mais il n’avait point jugé à propos de répondre.

En tombant auprès de lui, le pain s’était ouvert en deux, laissant à découvert un paquet de linge où il y avait des caractères tracés.

Morris Mac-Diarmid ne voyait point cela. Mais Mary Wood poussa un cri d’étonnement et s’élança pour ressaisir sa proie.

Ce fut seulement alors que Mac-Diarmid put reconnaître le contenu du prétendu pain d’avoine.

Mary Wood tenait déjà le paquet de linge entre ses mains, et lisait les premières lignes avec un évident contentement.

Elle riait, puis elle lisait une ligne encore, et riait de nouveau de tout son cœur.

— « Morris ! oh ! Morris, à mon secours !… » dit-elle enfin en se pâmant d’aise ; voilà du temps bien employé, ma foi !

Morris avait tressailli en entendant prononcer son nom, et, à la direction des regards de mistress Wood, il devina que ce nom était écrit sur le linge contenu naguère dans le pain d’avoine.

Sa pensée n’alla pas au delà dans ce premier moment ; mais c’en était assez. Il se glissa sans bruit derrière Mary Wood, en affectant assez d’indifférence pour ne point attirer l’attention des valets, qui étaient maintenant à une cinquantaine de pas.

— Comme nous avons la vie dure, nous autres femmes ! disait cependant Mary Wood, qui était en veine de réflexions philosophiques ; et comme nous avons de l’esprit !… En voici une qui n’avait ni plume, ni encre, ni papier, ni cassette, et qui s’est fait une cassette, des plumes, de l’encre et du papier… avec rien !… Ah ! les femmes ! les femmes !… Je ne sais pas s’il y a au monde une seule chose que les hommes sachent faire mieux que nous !… Boire peut-être… mais moi je bois autant que deux hommes !

Morris passait en ce moment son regard par-dessus l’épaule de Mary Wood. D’un seul coup d’œil il lut la première ligne tracée sur le linge, et s’élançant en avant avec un cri de stupéfaction, il arracha le paquet des mains de l’ancienne servante.

Les quatre valets accoururent aussitôt.

Mary Wood était restée un instant ébahie.

— Ah bah ! dit-elle enfin sans se fâcher. Pourquoi veux-tu me voler cela, Paddy… ou Patrick ?… Tu vois bien que les morceaux de toile sont trop petits pour qu’on en puisse faire une chemise… Rends-moi cela, mon beau garçon.

— Ce paquet est à moi, répondit Morris, où l’avez-vous pris ?

Mary Wood leva son bras pour montrer le sommet du cap ; mais elle le baissa aussitôt. Elle s’était ravisée. Son lourd visage prit une expression soudaine d’astuce.

— Ah ! Paddy, répliqua-t-elle, où je l’ai pris ?… Cela vient de bien loin, mon beau gaillard !… bien loin, au delà de la mer… Allons ! rends-le-moi, mon fils, j’y tiens beaucoup.

— Ce paquet est à moi, répéta Morris.

Mary Wood éclata de rire.

— Ces sauvages ont leurs idées ! murmura-t-elle. Voyons, Owen, je vais te donner assez de sous pour emplir ton vieux chapeau sans bords, mon fils… Sois bon enfant, et ne me force pas à te faire piquer par les épées de mes valets !…

Ceux-ci dégainèrent à cet ordre implicite, et coupèrent la retraite à Morris.

L’énigme se compliquait pour Montrath et les deux jeunes femmes.

C’était plus qu’une énigme pour la pauvre Francès, dont le cœur défaillait à voir ces quatre épées nues menacer la poitrine de Morris. Elle mettait sa jolie tête pâlie en dehors du parapet ; elle regardait et faisait effort pour ne point crier au secours…

Les matelots du canot avaient donné déjà quelques coups d’avirons pour regagner leur sloop ; mais en voyant briller les épées de loin, ils virèrent de bord et firent force de rames vers le rivage.

Morris compta de l’œil ses adversaires et se mit en garde avec son shillelah. En même temps, il glissa dans son sein le paquet de linge contesté.

Mary Wood fronça le sourcil, et son visage bronzé devint rouge.

— Vous jouez gros jeu, Paddy ! murmura-t-elle. Voulez-vous me rendre ce paquet ?

— Non, dit Morris.

— Du diable si je ne suis pas fâchée de faire du mal à un si beau garçon ! grommela l’ancienne servante en toisant Morris de la tête aux pieds d’un œil amateur ; mais il me faut ces chiffons : John et Mick, attaquez-moi ce gaillard-là par devant… William et Richard, prenez-le par derrière, et tâchez de le désarmer sans le tuer.

Cet ordre était aisé à donner seulement.

Les quatre valets s’élancèrent, mais un bond de Morris évita leur attaque, et ils se trouvèrent vis-à-vis les uns des autres, tandis que Mac-Diarmid s’acculait à la base du cap, à quelques pas de là.

— Chargez-le ! s’écria Mary Wood, dont la tête échauffée déjà se montait.

— Prenez garde ! dit Morris tranquillement.

Les quatre valets n’avaient point un énorme désir de tenter l’aventure. Ils s’ébranlèrent néanmoins à la voix de leur maîtresse et s’avancèrent au-devant de Morris, serrés les uns contre les autres.

Mac-Diarmid leva de nouveau son long bâton. On entendit le bois sonner contre l’acier une demi-douzaine de fois. Deux des valets tombèrent avec une tache sanglante à la tempe. Morris était à vingt-cinq pas déjà, courant vers le rivage.

Francès joignait les mains ; elle souriait, et remerciait Dieu tout bas.

Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait Morris sortir vainqueur d’une lutte inégale.

Le combat n’avait pas duré plus d’une seconde.

Les deux valets qui restaient saufs n’auraient point su dire comment Morris avait passé au milieu d’eux. Ils le regardaient s’éloigner, ébahis et penauds.

Les deux autres s’agitaient sur le galet en gémissant sourdement.

— Poursuivez-le ! poursuivez-le ! criait Mary Wood, qui joignait intrépidement l’exemple au précepte.

Mais les pauvres diables n’avaient garde de recommencer la partie.

De loin, les matelots du canot applaudissaient et riaient.

Mary Wood courait tant qu’elle pouvait sur les traces de Morris. Elle atteignit le rivage au moment que celui-ci, qui ne se pressait point, montait dans la chaloupe.

— Vingt livres, si vous me le rendez garrotté comme il faut ! s’écria-t-elle.

Les matelots lui ôtèrent leur chapeau avec un respect ironique.

— Quarante livres ! s’écria-t-elle encore ; cent livres !…

— Poussez ! dit Morris.

Les matelots nagèrent vers le gentil sloop du roi Lew, qui les attendait à deux encablures du rivage.

Mary Wood resta les pieds dans l’eau, écumant de colère, blasphémant, gesticulant et criant.

Elle revint enfin vers ses laquais et leva son poing fermé du côté des ruines de Diarmid avec un geste de menace…

Montrath, Georgiana et Francès avaient tout vu ; mais le sens de cette scène, qui, pour eux, avait été muette, leur était de plus en plus inexplicable.

Francès seule ne cherchait point à deviner. Morris était sauvé ; elle ne demandait rien de plus…