La Quittance de minuit/03/02

Méline, Cans et Compagnie (Tome troisièmep. 19-39).


II

Barbe-Bleue.


À cet étrange aveu, Francès regarda son amie comme si elle eût craint de découvrir sur son visage des symptômes de démence.

Lady Montrath avait l’œil fixe et grand ouvert ; ses larmes étaient séchées sous sa paupière qui brûlait.

Depuis bien longtemps, Francès était habituée aux bizarres comédies que sa tante jouait à tout propos. Fenella Daws inventait tous les jours des scènes nouvelles, afin de se rendre intéressante ; Francès avait le drame en défiance, et ne croyait pas volontiers à ces mystérieux désespoirs dont la cause se cache, et qui portent avec eux une forte odeur de roman. Toute différence gardée, lady Montrath était suspecte de théâtrales inventions, presque autant que l’ingénieuse Fenella. Le premier mouvement de Francès fut l’incrédulité.

Mais Georgiana souffrait cruellement ; il n’y avait point à s’y méprendre ; sa pâleur augmentait à chaque instant, et sa respiration affaiblie semblait prête à manquer tout à fait.

Francès avait passé son bras derrière sa taille, et la soutenait doucement.

— C’est bien vrai ! murmura lady Montrath, dont la voix s’étouffait ; il me tuera, Fanny… je sais qu’il me tuera !

Francès demeurait sans parole ; l’étonnement la faisait muette.

— Vous tuer, Georgy ! dit-elle enfin, en appuyant la tête vacillante de la jeune femme contre son épaule ; vous a-t-il donc menacée ?

Georgiana fit un signe négatif.

— Vous a-t-il parfois montré de l’aversion ? Avez-vous excité sa colère ?

Lady Montrath secoua la tête encore.

— Qui vous fait donc penser ?… commença Francès.

La jeune femme l’interrompit d’un geste, et parvint à se redresser sur la causeuse.

— Il faut que je vous dise tout, Fanny, murmura-t-elle ; vous ne pourriez jamais deviner… vous me croiriez folle… Laissez-moi respirer. Quand cette idée me vient, je me sens perdre courage… Mourir si jeune !…

Lady Montrath joignit les mains sur ses genoux, et sa tête se renversa sur le dossier de la causeuse.

Elle recueillait ses esprits troublés. Francès n’osait plus parler, et la contemplait, inquiète.

Au bout de quelques secondes, lady Montrath rouvrit ses yeux à demi clos et rompit le silence.

— C’est une étrange histoire, reprit-elle, et dont j’ai pu seulement saisir çà et là quelques pages détachées… Mais cela me suffit pour comprendre, et je sais le sort qui m’attend… Écoutez-moi, Fanny, et n’allez pas me taxer de folie, car ce que je vais vous dire sera la cause de ma mort…

« Lord George était veuf depuis quelques mois à peine, lorsque je l’épousai… Personne à Londres ne connaissait sa première femme. Il ne l’avait présentée nulle part, et tant qu’avait duré son mariage, on l’avait vu menant la vie de garçon.

« Lady Montrath, celle qui portait ce nom avant moi, était confinée en ce temps dans Montrath-house, la villa que milord possède au-dessous de Richmond.

« Le mystère qui entourait cette femme est resté entier pour le monde. Elle n’avait point d’amis, nul ne s’est préoccupé de sa disparition.

« J’ai su, moi, par les gens de la maison, que c’était une fille d’Irlande enlevée par milord, et qu’il l’avait épousée par force. Un homme de ce pays l’aimait d’un ardent amour. Il vint du Connaught avec ses frères et donna le choix à lord George entre une réparation immédiate ou la mort.

« Lord George choisit le mariage, et j’ai vu la tombe de la pauvre Irlandaise dans le cimetière de Richmond… »

Georgiana s’interrompit et mit son front dans ses deux mains.

— C’est une triste histoire, Georgy, dit Francès ; mais je n’y vois rien qui puisse faire soupçonner un crime.

— Son nom est sur le marbre, murmura Georgiana au lieu de répondre. Elle s’appelait Jessy O’Brien… Je prie Dieu bien souvent pour elle, car elle est ma sœur en souffrance, et son sort sera le mien…

— Mais qui vous fait croire ?…

— Attendez, Fanny ; vous ne savez rien encore… Entendîtes-vous parler quelquefois dans Londres d’une créature à qui son luxe audacieux a prêté récemment une sorte de célébrité ?

— Comment la nomme-t-on ? demanda Francès.

— Mistress Wood, répondit lady Montrath.

— Ce nom a pu être prononcé devant moi, dit la jeune fille ; mais le monde où je vis est bien en dehors de vos brillantes excentricités… Je ne me rappelle rien de ce qui concerne cette femme.

— Londres est bien grand, murmura Georgiana, mais il me semblait que ses deux millions d’habitants devaient connaître mistress Wood. Ce nom tinte sans cesse à mon oreille… Elle est partout, et je ne puis faire un pas sans que son visage redouté vienne me barrer le chemin… On parle d’elle en tous lieux ; ses grossières prodigalités occupent le West-End depuis quelques mois… mille bruits courent sur elle… mille suppositions se bâtissent chaque jour : les uns la disent princesse, les autres courtisane. Ce qui est sûr, c’est qu’elle possède des millions… Devinez qui est cette femme, Fanny.

— Je ne sais…

— Cette femme est l’ancienne camériste de la pauvre Irlandaise dont le tombeau est dans le cimetière de Richmond.

Francès fit un geste de surprise.

— Vous allez voir, reprit Georgiana qui s’animait, et dont la joue pâle se colorait d’un vermillon fiévreux ; vous allez voir, Fanny, si je suis folle et si j’ai raison de compter mes jours !… La première fois que je vis cette femme, ce fut le matin de mon mariage, à la chapelle, tout près de l’autel, si près, qu’elle se trouvait presque entre le ministre et moi !…

« Je me souviendrai longtemps de sa figure immobile et comme stupéfiée, de ses yeux ternes et lourds, qu’on eût dits chargés de sommeil, et de ce méchant sourire qui raillait autour de sa bouche.

« Son regard se fixait obstinément sur milord, et milord tournait les yeux d’un autre côté.

« Je ne savais point en ce temps qui était cette femme, couverte d’or et de soie, dont la parure extravagante semblait une insulte au lieu saint. Ma première pensée fut que c’était une pauvre folle qui avait trompé la garde de sa famille.

« Mais, à la longue, je dus remarquer le soin que mettait milord à fuir ses obstinés regards ; il évitait de tourner ses yeux vers moi, parce que tout auprès de moi cette femme se dressait comme une muette menace, son malaise, évident désormais, augmentait à mesure qu’avançait la cérémonie. Il était pâle et je voyais sa lèvre trembler.

« La femme se tenait debout devant l’assistance agenouillée. Elle avait les bras croisés sur sa poitrine, et son sourire devenait plus railleur.

« Involontairement et sans savoir pourquoi, je me sentais prendre d’épouvante.

« Au moment où, après la bénédiction nuptiale, nous sortions de la chapelle, cette femme, qui nous avait suivis pas à pas, vint se mettre entre milord et moi.

« — Elle est presque aussi jolie que l’autre, George Montrath, dit-elle en me toisant d’un œil hardi. Elle est bien riche… là-bas, il y a place pour deux !

« Je sentis lord George chanceler à mon bras.

« — Marie, murmura-t-il, laissez-nous, au nom du ciel !

« Elle se prit à sourire avec mépris, et tendit sa main que milord toucha, obéissant.

« — Voilà un beau mariage ! dit-elle. Montrath, je vous fais mon compliment.

« Puis elle se pencha jusqu’à son oreille et murmura quelques mots que je n’entendis point.

« — Vous les aurez demain, Marie, répondit lord George, je vous promets que vous les aurez demain !

« Elle tourna le dos sans saluer, et se dirigea vers un superbe équipage qui l’attendait à quelques pas.

« Sa marche était inégale et mal assurée : on eût dit une femme ivre.

« — C’est une pauvre folle, me dit milord qui semblait soulagé d’un grand poids ; je lui fais quelque bien, et…

« En ce moment, la femme, qui montait sur le marchepied de son équipage, se retourna et lança un dernier regard à milord, qui balbutia et ne put achever. Nous montâmes en voiture.

« À ma place, Fanny, qu’eussiez-vous pensé de cela ?… »

Francès fut quelque temps avant de répondre ; elle réfléchissait.

— C’est étrange, dit-elle enfin, étrange assurément… cependant je ne puis voir dans cette circonstance un motif suffisant à vos craintes.

Lady Montrath se rapprocha d’elle, comme si l’instinct de sa frayeur eût cherché machinalement protection et appui.

— Mes craintes ! murmura-t-elle ; oh ! Fanny, je ne crains pas, je suis sûre !… Écoutez, écoutez… Depuis lors, j’ai revu bien des fois cette mistress Wood, et toujours elle m’a lancé en passant de mystérieuses menaces… Plus d’une fois elle m’a abordée au parc et à l’église pour me parler, en des termes vagues et qui me font frémir, de la première femme de milord… cette pauvre fille d’Irlande, Fanny ! On l’avait vue la veille se promener dans les jardins de Montrath-house, et le lendemain on scellait le marbre de sa tombe !… Quand les gens de Montrath parlent d’elle, ils pâlissent, et de sourdes rumeurs ont couru jusque dans les salons du West-End !

Francès écoutait, attentive ; elle faisait effort pour ne point montrer ses craintes à son amie, mais ce récit commençait à l’impressionner vivement ; elle voyait vaguement, elle aussi, un crime dans le passé, un danger dans l’avenir.

Mais elle s’efforçait de sourire encore, et Georgiana se sentait presque rassurée à ses caressantes tendresses.

— Vous resterez avec moi, Fanny, n’est-ce pas ? dit-elle, vous ne m’abandonnerez pas ?… tant que vous serez là, je me croirai protégée !

— Je resterai, chère Georgy… vos craintes sont exagérées et je n’y vois guère de fondement, mais je resterai puisque tel est votre désir.

La jeune femme pressa la main de Francès contre son cœur.

— Merci, dit-elle, oh ! merci !… mais n’essayez plus de combattre mes craintes, puisque vous craignez comme moi… Je devine votre bon cœur, Fanny ; vous me comprenez et vous tremblez pour moi au fond de l’âme… et que vous trembleriez davantage si je pouvais vous dire un à un tous les détails de mes entrevues avec cette femme, les terreurs de milord quand il la voyait s’approcher de moi, son obéissance d’esclave aux moindres ordres de cette créature, et tous les vagues bruits qui de côté et d’autre sont parvenus jusqu’à mon oreille !…

« Je ne savais que croire, jusqu’au moment où ma servante m’eut appris que cette mistress Wood avait été autrefois la camériste de Jessy O’Brien. Je pensais comme le public, malgré le vice repoussant de cette femme qu’on voit ivre toujours, que c’était une ancienne maîtresse de milord, et que l’empire absolu qu’elle gardait sur lui prenait sa source dans un reste de passion.

« J’expliquais ainsi les incroyables prodigalités de lord George, car cette femme n’a rien, Fanny, et les millions qu’elle dépense, ce sont mes revenus et ceux de Montrath…

« Mais cette révélation fut pour moi le dernier trait de lumière. Je me rappelai tout ce que m’avait dit cette mistress Wood, et chacune de ses paroles prit une signification redoutable.

« Elle était la complice ou la confidente du crime ; elle savait tout ; elle pouvait menacer à coup sûr !…

« Si vous saviez comme lord George la redoute !… Pour la fuir, il m’a menée en France, tout de suite après notre mariage… nous devions passer trois mois à Paris. Le lendemain de notre arrivée, nous étions à l’Opéra. La porte de notre loge s’ouvrit, et mistress Wood vint s’asseoir entre milord et moi…

« Quelques heures après, nous étions sur la route de l’Italie. À Naples, où nous débarquâmes, la figure de cette femme arrêta nos premiers pas.

« Elle sème l’or partout : l’or ne lui coûte rien. Il n’y a pour elle ni obstacles ni distances.

« À Rome, à Milan, à Venise, toujours cette femme…

« Oh ! Fanny ! j’en étais à avoir pitié des angoisses de milord !

« En Suisse, en Allemagne, toujours cette femme, toujours, toujours !

« Nous revînmes à Londres, et nous l’y trouvâmes…

« Que de fois j’ai été sur le point de m’enfuir chez mon père et de lui tout révéler ! mais, au moment de porter une accusation si grave, je me suis arrêtée toujours… Que vous dirai-je, Fanny ? Depuis la première heure de notre mariage, lord George me traite avec tendresse et douceur… tout me dit que je ne me trompe point en le croyant coupable ; mais si je me trompais !… »

— Pauvre Georgy ! murmura Francès qui réfléchissait, et dont les traits exprimaient un doute douloureux.

— J’ai laissé passer les jours, reprit Georgiana, et le moment est venu où milord m’a ordonné de me préparer à ce voyage d’Irlande… mes terreurs ont redoublé, car en ce pays perdu nul bras ne viendrait me défendre… Mais mon père n’était pas à Londres ; à qui donc me confier ?… Ah ! Fanny ! Fanny ! vit-on jamais un sort à la fois plus bizarre et plus terrible ?…

Depuis quelques instants, l’accent de lady Montrath se modifiait sensiblement. On eût dit que son émotion, vraie d’abord, s’était usée peu à peu, et qu’elle avait besoin d’efforts pour soutenir jusqu’au bout son rôle de victime. Femmes de théâtre et femmes de plume ont ce commun défaut de poser presque malgré elles.

Elles arrangent tout ; elles travaillent ce qui se fait tout seul chez le reste du genre humain, et leur effort malheureux réussit d’ordinaire à mettre une glaciale défiance à la place de l’émotion qui naissait.

Francès avait été saisie tout d’abord énergiquement. Son amitié pour lady Montrath lui avait fait voir le danger pressant. Elle restait sous cette impression, et, malgré l’expérience qu’elle avait gagnée auprès de Fenella Daws, cette autre actrice d’un ordre inférieur, la réaction ne se faisait point en elle.

Elle s’efforçait de bonne foi et tâchait de sonder jusqu’au fond le mystère qui entourait son amie.

— Voici bien des aventures romanesques, dit-elle au moment où lady Montrath reprenait haleine, en levant ses yeux bleus vers le ciel. Je conçois vos inquiétudes, chère Georgy, et je les partage presque, tant la conduite de cette femme me semble inexplicable… Mais, au demeurant, tous ces mystères qui nous effrayent peuvent avoir pour base les faits les plus ordinaires de la vie… Ma tendresse pour vous m’avait portée à recueillir des informations sur votre mari, et tous mes renseignements s’accordaient pour désigner lord George comme un homme d’honneur et un digne nobleman.

— Je le croyais, je le croyais ! murmura Georgiana.

— Cette femme, reprit Francès, dont la droite raison se révoltait vite contre tout ce qui ressemblait au roman ; cette femme qui vous poursuit à ses heures d’ivresse est peut-être un de ces malheureuses que le gin affole, et dont la démence est cruelle.

Georgiana fit un geste d’impatience.

— Il faut si peu de chose souvent, reprit encore Francès, pour expliquer ce qui effraye de loin !

Georgiana retira sa main que Francès avait tenue jusqu’alors entre les siennes.

— Vous ne voulez pas me comprendre, miss Fanny ! dit-elle en rougissant de dépit. Vous traitez mes craintes comme on fait des frayeurs insensées d’un enfant… Mon Dieu ! n’ai-je donc plus d’amie ?…

Les yeux de lady Montrath se mouillèrent, et Francès se tut, repentante.

— On explique tout, reprit la jeune femme avec amertume, on se rit des terreurs d’une pauvre femme, tant que la catastrophe n’est pas arrivée. Je ne vous demande plus votre pitié, Fanny… Parlons, s’il vous plaît, de choses qui vous intéressent davantage : j’ai eu tort de vous occuper de moi si longtemps.

— Oh ! Georgy ! répondit Francès avec reproche, pouvez-vous me parler ainsi ?… Je désire ardemment que vos craintes soient mal fondées, et je ne puis m’empêcher de l’espérer encore… Mais parlons de vous, chère Georgy, et dites-moi tout, je vous en conjure.

Lady Montrath garda durant quelques secondes un silence chagrin, puis elle reprit la parole, parce qu’au fond ses terreurs étaient bien réelles, et qu’elle avait besoin de s’épancher.

— Je fis mes préparatifs de départ, dit-elle ; j’étais triste, et j’avais comme un pressentiment de malheur… Il y a de cela quelques jours seulement… Nous montâmes en voiture, milord et moi, pour nous rendre au paquebot de Cork, qui nous attendait sous London-Bridge… Une autre voiture croisa la nôtre au moment où nous entrions dans le Strand ; j’y reconnus la figure enflammée de mistress Wood, qui se renversait sur les coussins de son équipage.

« — Où allez-vous, Montrath ? cria-t-elle passant.

« Milord ne répondit point, et le cocher ! fouetta les chevaux.

« Quand nous arrivâmes devant la douane, la voiture de mistress Wood, lancée au galop de deux magnifiques chevaux, dépassa brusquement l’équipage de milord. Elle nous avait suivis depuis le Strand.

« Elle mit pied à terre et vint au-devant de nous.

« — Eh bien ! Montrath, dit-elle, je suis bien aise d’être venue ici… Vous vouliez encore me cacher votre piste, et j’aurais été plus de huit jours en quête !… L’Irlande est loin. Votre servante, milady ! ajouta-t-elle en s’adressant à moi ; j’ai connu des gens qu’on a menés là-bas et qui n’en sont point revenus…

« Elle me fit un signe de tête, secoua brusquement la main de lord George, et regagna sa voiture en nous disant : « Au revoir ! »

« Nous montâmes sur le paquebot. J’étais brisée de terreur et mon cœur défaillait. Pour la première fois j’interrogeai mon mari.

« J’avais vu cette femme à Londres et j’avais pu constater son étrange pouvoir sur lord George ; je l’avais retrouvée en France, en Allemagne, en Italie. Partout elle nous avait suivis, et toujours lord George, obéissant, s’était courbé à ses moindres caprices.

« Si bien que mes revenus et les siens, formant ensemble une des maisons les plus opulentes des trois royaumes, n’ont pu suffire aux caprices insensés de cette créature, et que lord George a dû faire des emprunts considérables…

« Jamais je n’avais osé l’interroger. Ce jour enfin, mon épouvante fut plus forte que ma timidité ; je rassemblai mon courage et j’exigeai une explication. »

— Eh bien ?… dit Francès.

— Lord George fut longtemps avant de me répondre. Sa physionomie froide, mais bienveillante d’ordinaire, s’assombrissait à mesure qu’il réfléchissait.

« — Milady, répliqua-t-il enfin, je vous ai dit déjà que cette femme est une pauvre folle… c’est tout ce que je puis vous apprendre et je vous prie de ne plus m’interroger à l’avenir.

« Ces derniers mots furent prononcés d’un ton impérieux et dur que milord n’avait jamais pris avec moi…

« La traversée se fit. En arrivant à Galway, nous passâmes du paquebot sur un sloop côtier, afin d’entrer sans danger dans le port.

« Les matelots du sloop firent grande fête à un homme à longs cheveux qui avait été notre compagnon de traversée. Ils lui serraient la main tour à tour, et leurs yeux devenaient menaçants lorsqu’ils se tournaient vers lord George.

« J’entendis deux matelots qui se disaient :

« — Voici Mickey revenu, Jessy est morte.

« — Il l’a tuée ?

« — Il l’a tuée pour épouser la fille d’un homme riche. »

Georgiana se tut, accablée. Francès ne trouvait point de paroles pour combattre des soupçons qui étaient presque une certitude.

Tout s’accordait pour confirmer les craintes de la jeune femme, et Francès elle-même essayait en vain de conserver des doutes.

Il y avait là un crime, et la vie de Georgiana était peut-être menacée.

— Je resterai, Georgy, dit Francès ; je ne vous quitterai plus… Je ne suis qu’une pauvre fille ; mais s’il y a du danger, nous le partagerons ensemble.

— Oh ! merci, chère ! murmura lady Montrath ranimée ; je serai forte auprès de vous… Si vous saviez quelle nuit j’ai passée et comme on souffre quand on est seule ! Jusqu’au jour il y a eu de la lumière chez milord… Ces bois, qui sont déserts et silencieux maintenant, animaient leur solitude. Aux rayons de la lune j’y ai vu des formes indécises qui se glissaient, rapides, entre les troncs d’arbres…

— Lady Montrath se leva et se pencha en dehors de la fenêtre.

— Cette masse sombre, reprit-elle à voix basse en montrant du doigt le château de Diarmid, ce n’est point une illusion, Francès !… à l’heure de minuit, j’ai vu des lueurs rougeâtres serpenter le long des tours noires et monter jusqu’au faîte des ruines… C’était comme le reflet d’un mystérieux incendie… Oh ! j’ai pensé devenir folle ! et, si je restais seule ici, Francès, milord n’aurait pas la peine de me tuer !…

La jeune femme appuyait sa tête pâlie sur l’épaule de sa compagne, qui, plus forte, n’écoutait pas pourtant sans effroi ce récit extraordinaire.

Elles demeurèrent toutes les deux, durant quelques minutes, silencieuses et perdues dans leurs réflexions.

Les branches du massif voisin s’agitèrent. Georgiana serra le bras de Francès. Un homme parut entre les branches, et souleva sa casquette de chasse pour adresser aux dames un gracieux salut.

— C’est lui ! murmura Georgiana ; c’est milord !

Francès ouvrit de grands yeux, et considéra cet homme sous l’impression du récit qu’elle venait d’entendre. Elle cherchait dans ses traits immobiles quelque chose de sanguinaire et de cruel.

Mais c’était en vain : la physionomie de lord. George lui apparaissait épaisse, lourde et débonnaire. Ses doutes lui revinrent, lady Montrath avait pris ses frayeurs tout au fond de son imagination malade.

Il n’y avait rien, rien absolument en cet homme qui pût cadrer avec le portrait de Barbe-Bleue que Georgiana venait de tracer.

Celle-ci pourtant se repliait sur elle-même, comme un oiseau effrayé.

Lord George s’avança jusqu’au-dessous de la fenêtre. Il présenta son hommage à miss Roberts et poursuivit :

— Je présume que la fatigue du voyage vous aura procuré une bonne nuit, milady… Quant à moi, je n’ai fait qu’un somme, je vous jure.

— Il a veillé jusqu’au jour ! murmura Georgiana, de manière à n’être entendue que de Francès.

— Voici une belle matinée, reprit lord George. Ne vous plairait-il point, milady, de venir visiter vos domaines ?…

— Je suis à vos ordres, milord, répondit Georgiana qui se mit à trembler.

Puis elle ajouta en s’adressant à Francès :

— Fanny, ne me quittez pas, au nom de Dieu !…