La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 139-147).


CHAPITRE XVIII.


En quittant le salon, mistress Barnes se retira dans son appartement pour causer un instant avec sa nièce Nancy.

« J’ai fait bien des choses et j’en ai aussi beaucoup entendu depuis ce matin, Nancy ; mais, quoique j’aie obtenu certaine promesse bien heureuse pour vous, je ne suis guère satisfaite de mademoiselle, et je doute que je reste longtemps ici. Il est décidé que, pendant l’année de minorité de notre maîtresse, je vous mettrai au courant du service, et qu’à mon départ vous me succéderez dans l’emploi de femme de charge.

— Oh ! quel bonheur ! Mais alors je ne puis comprendre d’où vient votre mécontentement.

— Cela ne m’étonne pas ! Vous pourrez rester ici, vous, Nancy ; car vous n’avez pas, comme moi, servi des gentlemen : mais pour moi, quelle différence de servir un noble vieillard, vrai gentleman, comme M. Thorpe, ou d’obéir à cette sale petite orgueilleuse, aussi hautaine que laide et méchante ! Oh ! Nancy, que Dieu me pardonne, mais je sens que je la haïrai toujours. Je cherche en vain ce qui a pu la faire préférer par notre bon et digne maître à ces deux êtres charmants, les Heathcote, jeunes, doux et tendres tous les deux ! C’est incompréhensible !

— Cela me paraît très-naturel, au contraire ; miss Sophie ressemble tant à M. Cornélius !

— En aucune façon, et pas plus qu’à vous ; mais c’est la manière dont elle avait arrangé ses cheveux qui faisait cette ressemblance ; il fallait qu’elle eût vu le portrait de son cousin.

— Probablement, répondit Nancy, qui ne jugea pas nécessaire de dire que c’était elle qui avait conduit la jeune fille chez son oncle ; mais ce qui est sûr, c’est qu’elle ressemblait au portrait.

— Au portrait peut-être ; à lui jamais : car, malgré ses défauts, il était bon et généreux, et, quand vous connaîtrez cette vieille jeune fille, vous verrez si elle a du rapport avec l’affectueux et dévoué M. Cornélius. Ce n’est pas lui qui aurait demandé des friandises pour lui seul, et qui aurait relégué ses parents et bienfaiteurs dans des greniers, sous prétexte que la vue de la richesse les rendrait envieux et malheureux. Moi, Nancy, indépendante comme je suis, je lui aurais jeté les clefs à la figure en l’écoutant tout à l’heure, et j’aurais renoncé à servir cette fille avare, rancunière, méchante et cruelle, s’il ne m’était venu tout à coup une idée lumineuse par rapport aux Heathcote. J’ai compris que je pourrais leur être utile, qu’ils seraient plus heureux ici tant que j’y resterai, et qu’après tout, si cette péronnelle découvrait un jour ce que j’aurai fait contre ses ordres, il serait temps de l’envoyer promener et de m’en aller vivre de mes rentes.

— Au moins, ma tante, attendez pour cela que je sois en état de vous succéder : car, si j’étais femme de charge de Thorpe-Combe à vingt-six ans, que de gens cela ferait enrager !

— C’est bien, Nancy, je resterai, j’en prendrai mon parti. Quant à présent, je vais visiter les greniers, chercher des pots et des cuvettes pour les enfants, du pain d’épices, des provisions… Cela ira bien si elle ne me brusque pas trop. »

Quels que fussent les défauts de miss Martin Thorpe, elle n’était pas paresseuse ; aussi envoya-t-elle chercher immédiatement les ouvriers pour faire réparer son appartement. Elle surveilla les travaux avec tant de zèle, qu’au bout de six semaines, les deux chambres de M. Thorpe, transformées l’une en salon, l’autre en chambre à coucher, se trouvèrent prêtés à être habitées même par une élégante.

Cependant, quelque promptes qu’eussent été les réparations, le major n’en trouva pas moins le temps fort long ; aussi écrivit-il à sa pupille, pour savoir d’elle si elle avait changé d’avis à leur égard. Le courrier suivant lui rapporta cette réponse :

« Cher monsieur, je serais désolée que vous fussiez fâché par mon silence. Je n’ai pas perdu de temps depuis mon arrivée, pour faire réparer ma maison et la mettre en état de recevoir ceux qui doivent l’habiter. Les distances sont si grandes pour recevoir du monde, que j’ai dû faire préparer des chambres pour les visites ; cependant quelques semaines encore suffiront pour finir les travaux, et je ne manquerai pas de vous faire savoir le moment où je pourrai vous recevoir. Je vous préviens qu’il me serait particulièrement agréable que vous missiez tout de suite vos trois filles en pension ; leur séjour chez moi me déplairait beaucoup, et, puisque vous êtes décidé à vous en séparer, je ne doute pas que vous ne consentiez à le faire avant de vous fixer à Combe. Je vous prie de me rappeler à votre famille, et de me croire votre très-sincère,

« Sophie Martin Thorpe. »

Toute la famille, excepté le voyageur et les deux enfants en nourrice, entendit la lecture de cette lettre. Après un assez long silence, le major dit à sa femme : « Je crains, Poppsy, qu’elle ne se mette en frais pour nous recevoir : car il me semble que la maison était bien assez grande pour nous tous et douze autres avec nous. Je ne savais nullement qu’il y eût des réparations à faire.

— Si elle compte avoir tant de société ! répondit mistress Heathcote. Quelle folie est-ce là ? où prendra-t-elle les visiteurs ? Nous n’avons vu personne à Combe, pendant la quinzaine que nous y avons passée ! Mais je trouve très-méchant à elle d’empêcher les enfants de voir la propriété avant de s’enterrer en pension. Ils s’en faisaient une fête, les pauvres petits.

— Cela ne fait rien, maman, répondit l’aînée des petites filles en voyant sa mère prête à pleurer ; nous verrons Thorpe-Combe aux vacances, et nous partirons pour l’école le jour de votre départ pour Herefordshire.

— Merci, chère petite, je sais combien tu es gentille ! Mais, Florence, ne penses-tu pas qu’il est étrange de voir Sophie aussi extravagante ?

— Je doute qu’elle devienne jamais dépensière, répondit Florence en souriant, et sa lettre me paraît d’un style bien élégant pour elle ; mais elle veut peut-être devenir une grande dame.

— Elle a assez de fortune pour cela, reprit le major ; la seule chose qui me contrarie, c’est qu’elle fasse des dépenses pour nous, car nous étions fort bien logés à Noël, et nous n’avons besoin de rien de plus. Quant aux enfants, il vaut même mieux qu’elles aillent directement en pension ; cela économisera les frais de voyage pour aller et revenir de Combe. »

Ceci prouve une fois de plus que les Heathcote étaient bien faciles à vivre, ce dont miss Martin Thorpe s’était assurée avant d’agir aussi familièrement avec eux.

Pendant ce temps, l’héritière cherchait à se faire connaître dans les environs, et répétait avec soin à M. Weslley le notaire, à M. Bentall l’apothicaire, appelé chez elle pour soigner une indigestion, au ministre et à sa bonne femme, que son tuteur et sa tante étaient très-pauvres, et que c’était pour cette raison qu’elle avait invité toute leur famille à venir chez elle ; que, loin de vouloir rien recevoir pour cela, elle insisterait au contraire pour qu’ils restassent longtemps dans sa maison, et que son bonheur serait de les soigner et de les aimer comme sa propre famille. Si bien que dans le voisinage chacun était persuadé qu’elle était douce, bonne et compatissante, et que ses parents allaient vivre chez elle entourés de respect et d’affection.

Ce moyen réussit à merveille : car, avant un mois, les familles qui habitaient les environs vinrent faire visite à miss Martin Thorpe, qui, quoique peu agréable à première vue, leur fit cependant une bonne impression, prévenues qu’elles étaient en sa faveur par les réclames qui leur étaient si adroitement parvenues.

Le notaire M. Weslley la trouvait fort capable ; M. Bentall l’apothicaire la croyait généreuse ; le ministre Ogleby la déclarait le soutien des pauvres ; les trois femmes de ces messieurs vantaient sa bonne tenue, son éducation, ses regrets profonds de la mort de son oncle, son grand deuil de si bon goût, et leurs filles souhaitaient qu’elle donnât des fêtes dont elle semblait née pour faire les honneurs.

Quant aux fils, ils trouvaient qu’elle serait un fort bon parti, et qu’avec un revenu de quatre mille livres sterling on n’a pas besoin d’être jolie. Sophie était charmante avec ses voisins, et ceux qu’elle préférait étaient une vieille dame, sa fille et son fils, vivant ensemble dans une vieille maison avec le revenu d’une petite propriété, qui avait l’avantage d’être depuis des temps infinis dans la famille, mais aussi le désavantage de pouvoir à peine les soutenir.

La mère, âgée de quatre-vingts ans, intéressait peu Sophie ; mais il n’en était pas de même du fils, âgé de quarante ans, et de la fille, qui comptait vingt-six ans, cette famille étant la première qui eût flatté l’héritière, en la comblant de compliments respectueux et de sourires de tout genre. Et je dois dire que Sophie était très-sensible à ces marques de déférence. Le matin du jour où, pour la première fois, miss Martin Thorpe reçut miss Brandenberry et son frère, dans son salon du premier, ils ne cessèrent d’admirer avec exaltation jusqu’aux moindres détails de l’ameublement qu’elle leur avait dit avoir commandé elle-même.

Sleyms Richard disait à miss Brandenberry : « Si on vous avait amenée ici sans que vous connussiez la maison, en vous trouvant dans cette charmante pièce, n’auriez vous pas deviné qu’elle avait été commandée par miss Martin Thorpe ?

— Oh ! je l’aurais vu tout de suite, répondit miss Brandenberry avec son regard de feu.

— Ce papier couleur souris avec ses bouquets roses délicatement posés dessus, et la perse élégante de ces meubles ! je ne puis dire à quel point cette gracieuse élégance est en rapport avec notre digne amie.

— Mon cœur la reconnaît dans ces petits riens, qui dénotent la femme distinguée, » reprit M. Brandenberry ; et il s’approcha vivement de l’héritière, s’assit tout près d’elle et lui dit en posant la main sur son cœur, comme pour en réprimer les battements : « Vous tenez-vous souvent dans ce paradis de votre création ?

— Je vis toujours ici, répondit Sophie en baissant les yeux sous les regards passionnés de son admirateur.

— Ah ! Marguerite, entendez-vous ? elle ne quitte pas cette délicieuse retraite, reprit M. Richard Brandenberry.

— Prenez garde, mon frère, vous devenez bien étrange, je ne vous reconnais plus. Imaginez-vous, miss Martin Thorpe, qu’il devient poète depuis quelques semaines.

— Si vous le permettez, je vous apporterai mes premiers vers. Êtes-vous un critique indulgent, ou bien un juge cruel et sévère ?

— Cela dépend du genre de la poésie, répondit Sophie, un peu émue de l’expression de M. Brandenberry.

— Vos terres me paraissent superbes, miss Martin Thorpe, reprit la sœur, et, quoique mon père et votre oncle fussent fort liés, nous ne les avons jamais visitées, excepté lorsque nous n’étions encore que des enfants ; je vais vous demander une véritable faveur, miss Martin Thorpe, j’espère que vous nous l’accorderez à mon frère et à moi. Tous deux nous adorons les bois, et ce que nous implorons de vous serait la permission de nous promener quelquefois dans les vôtres. Il y a une petite grille en face de Brood-Grange, et, si vous vouliez nous en donner la clef, nous nous déclarerions les plus heureux du voisinage.

— Je ne sais pas de quelle grille vous voulez parler, reprit Sophie avec hésitation.

— Est-ce possible ? s’écria M. Brandenberry. Quoi ! miss Martin Thorpe, vous n’avez jamais erré solitairement à travers vos magnifiques bois jusqu’à la grille qui ouvre sur Mill-Lane ?

— Non, vraiment, je ne me suis pas encore promenée, car j’ai été très-occupée depuis mon arrivée ici.

— Oh ! quel ravissement j’éprouve à l’idée seule de vous conduire jusqu’à cette grille ! Oh ! miss Martin Thorpe, accordez-moi la faveur de guider vos pas irrésolus jusqu’à la cataracte. »

Quoique Sophie eût de beaucoup préféré visiter seule son parc, elle ne voulut point refuser cette promesse à ses voisins, et répondit :

« Quand le printemps aura remplacé l’hiver, je consens à faire cette promenade à votre bras ; mais pour aujourd’hui je refuse formellement, je ne puis supporter la boue.

— Grand dieu ! qui voudrait conduire ces pieds de fée dans la boue ? reprit avec emphase M. Richard. Ah ! Margaret, quel joli tableau on pourrait faire en traçant cette frêle jeune fille marchant solitairement sous les beaux ombrages de Thorpe-Combe !

— J’y pensais justement. »

M. Brandenberry parla alors des bals de campagne, afin d’effacer un peu l’impression désavantageuse que semblait avoir produite sur l’héritière la demande de la clef du parc.

En effet, en entendant raconter des merveilles des bals d’Hereford, Sophie s’anima, et répondit que dès l’arrivée de ses tuteurs elle irait certainement aussi.

Le frère et la sœur décriaient les différentes familles qui donnaient de ces soirées. Les remarques désobligeantes se succédèrent avec promptitude, et, à la fin d’une visite démesurément longue, Sophie connaissait tous les voisins les plus éloignés, comme les plus rapprochés, et savait que, si toutes ces familles étaient très-riches, les Brandenberry étaient seuls d’une noblesse incontestable.

Sophie, quoique élevée loin du monde, sut cependant démêler le vrai du faux, dans tout ce que ses deux voisins lui racontèrent. Elle comprit aussi que tous ces compliments ne s’adressaient pas absolument à elle ; mais elle admettait parfaitement que Richard Brandenberry fût amoureux d’elle, que sa grande fortune faisait beaucoup valoir. Ce n’était pas Sophie Martin jeune fille qui le charmait, mais miss Sophie Martin Thorpe l’héritière.

Elle ne lui en voulait nullement du désir de s’approprier ainsi Thorpe-Combe, et savait fort bien que rien ne l’obligeait d’épouser celui-là plutôt qu’un autre.

Il ne lui appartenait pas d’ailleurs de veiller au bonheur de son prochain, le sien seul devant l’occuper, et elle ne se sentait pas plus disposée à quereller ses amants que son pain ou son beurre, pensait-elle en souriant à cette saillie.

Puis, prenant place à table, elle commença son excellent dîner par une soupe aux carottes, qu’elle affectionnait particulièrement.